Réflexion éthique sur le passeport vaccinal ou simple vernissage moral ?

J’analyse ici un article de Jocelyn Maclure, professeur de philosophie à l’Université Laval, qu’on considère comme un spécialiste de l’éthique, de la philosophie politique et de la philosophie du droit. Il est actuellement président de la Commission de l’éthique en science et en technologie. Il a été l’un des rédacteurs de du rapport de la Commission Bouchard-Taylor sur la laïcité dite ouverte et les accommodements dits raisonnables. Il a obtenu à quelques reprises du financement de CRSH et FQRSC. La crème de la crème en matière éthique, pensera-t-on. On verra qu’il en est autrement. Ce billet n’a donc pas pour seul objectif de montrer que les raisons invoquées pour justifier l’utilisation de passeport vaccinal sont pour le moins dire superficielles et rudimentaires. Il s’agit aussi de mettre en évidence le piètre état de la pensée supposément rationnelle et éthique, lequel joue certainement un rôle important dans la crise actuelle.

L’article en question (« Le passeport vaccinal est-il juste ? Oui selon cet éthicien… mais temporairement ») a d’abord été publié sur The Conversation le 17 mai 2021 et ensuite dans le Le Soleil le 24 mai 2021. Il a donc été écrit presque deux mois avant que le ministre de la Santé et des Services sociaux annoncent officiellement l’entrée en vigueur possible du passeport sanitaire à compter du mois de septembre pour les services jugés non essentiels, si la situation sanitaire l’exige. L’objectif, selon le ministre Dubé, serait de ne pas reconfiner tout le Québec et d’imposer des mesures sanitaires plus strictes seulement aux personnes non « adéquatement » vaccinées, par exemple en leur interdisant l’accès aux restaurants, aux bars et aux salles de spectacle, en attendant qu’elles soient vaccinées, alors que M. Maclure envisage en mai l’utilisation du passeport vaccinal comme outil pour déconfiner plus rapidement.

À moins que sa position de président de la CEST le mette en relation étroite avec le gouvernement, M. Maclure ne pouvait pas connaître en mai quand et de quelle manière le passeport vaccinal serait implanté. Tout comme lui, je m’attendais à le voir entrer en vigueur plus rapidement, par exemple au début de l’été (comme dans quelques pays européens), peut-être sous une forme temporaire ne supposant pas d’infrastructures informatiques complexes comme celles qu’on semble mettre en place pendant l’été. Ceci dit, ce que cet éminent professeur de philosophie a dit en mai devrait encore s’appliquer dans une forte mesure à la situation. Ce qu’il dit des principes du passeport vaccinal devrait encore valoir. Et si ce n’est pas cas, il aurait dû penser davantage avant de prendre position publiquement, d’autant qu’il est une autorité à la fois académique et bureaucratique.

Après une courte présentation du passeport sanitaire dans lequel on apprend qu’il pourrait être utilisé pour assister à des spectacles, aller au restaurant ou encore voyager dans d’autres pays ou se déplacer dans d’autres régions du Québec, l’auteur nous dit pourquoi ce dispositif peut sembler choquant :

« La proposition d’un passeport vaccinal semble à sa face même choquante puisque ceux qui souhaitent être vaccinés n’ont pas le contrôle sur le moment où ils le seront. Au Canada, chaque province a établi un ordre de priorité, en fonction de différents critères, dont la vulnérabilité de certains groupes face au SARS-CoV-2 (les personnes âgées notamment) ou leur exposition soutenue, comme les travailleurs de la santé.

Comment pourrait-il être juste d’accorder des droits à ceux qui ont eu la chance d’avoir reçu leurs deux doses de vaccin, et de les nier aux autres ? »

Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Je croyais que M. Maclure allait au moins avoir le courage d’aborder la question en face : est-il juste et utile de faire dépendre nos droits de notre statut vaccinal et de rendre ainsi notre liberté conditionnelle ? Mais non : le problème, pour l’auteur, ce sont les personnes plus jeunes et moins vulnérables qui ne bénéficieraient pas des mêmes droits que les personnes plus âgées et plus vulnérables parce qu’elles seraient vaccinées après elles, d’après l’ordre de priorité fixé par le gouvernement provincial.

Peut-être est-ce parce que je fais partie de ceux qui n’ont jamais eu et qui n’ont toujours pas l’intention de se faire vacciner, mais je n’ai jamais entendu ces réticences dans la bouche d’autres personnes que des éthiciens, des juristes et des journalistes, c’est-à-dire jamais dans la population. Peut-être est-ce aussi parce que je fréquente surtout des personnes qui refusent d’être vaccinées. Peut-être est-ce parce que presque toutes les autres personnes que je fréquente ne discutent presque jamais des décisions du gouvernement. Peut-être que de telles critiques ne sont pas fréquentes parce que le gouvernement a décidé de ne pas avoir recours au passeport vaccinal pour rouvrir les restaurants, les bars, les cafés et les salles de spectacle, par exemple. Peut-être qu’elles seraient devenues fréquentes si le gouvernement en avait décidé autrement. Je ne saurais dire.

Quoi qu’il en soit, ce n’est certainement pas la seule raison de trouver le passeport vaccinal choquant. On peut aussi objecter que c’est une manière indirecte de prolonger les mesures sanitaires ou de les réappliquer seulement pour les personnes vaccinées, et ainsi les inciter fortement à se faire vacciner, bien que ce soit une nouvelle technologie qui est pour la première fois utilisée à grande échelle sur des êtres humains et qu’on ignore pour l’instant les effets secondaires des vaccins à moyen et à long terme, alors que les risques de complications et de décès sont faibles pour la majorité de population. De cela, il n’est pas question.

Je ne nie pas qu’on puisse se poser les questions que posent M. Maclure. Mais je m’étonne que ce soient les premières questions qui lui viennent à l’esprit. Ou du moins je m’étonnerais si je ne savais pas que cet éthicien s’exposerait à perdre sa place de président de la CEST (c’est un organisme public) s’il exprimait publiquement des positions diamétralement opposées à celles des positions gouvernementales, sans compter que l’Université Laval fait preuve de zèle sanitaire depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire et lui imposerait probablement des sanctions disciplinaires. Et il aurait probablement de la difficulté à faire financer ses recherches par les organismes subventionnaires fédéraux et provinciaux. Bref, sa réussite en tant que professeur de philosophie et chercheur entre en conflit avec la recherche de la vérité, du juste et de l’utile. Ce qu’on appelle en éthique une situation de conflit d’intérêts, que les éthiciens tendent à ne pas remarquer quand ils sont impliqués.

M. Maclure aurait tout de même pu accorder plus d’importance aux réticences ou au refus de se faire vacciner d’une partie considérable de la population. Du point de vue de ceux qui défendent la solution vaccinale, le véritable problème, ce sont ces personnes. On le sait depuis longtemps et cela n’a pas changé avec l’arrivée de l’été et l’assouplissement des mesures sanitaires. C’est comme si l’auteur usait du problème que posent les personnes qui ne veulent être vaccinées et qui ne peuvent pas encore l’être pour faire diversion et ne pas réfléchir sérieusement au problème des réticents ou des récalcitrants vaccinaux.

Continuons. Après son entrée en matière, M. Maclure nous balance une citation de Tocqueville, en l’appliquant à la situation actuelle sans réflexion :

« L’ère de la modernité démocratique a été rendue possible, selon Tocqueville, par une « passion pour l’égalité ». Si l’individu démocratique tolère généralement les disparités sur le plan de la richesse, il a en aversion ce qui lui apparaît comme des privilèges réservés aux membres de certaines catégories de citoyens. L’égalité des droits est vue comme sacro-sainte. »

Je laisse de côté la question de savoir comment il faut comprendre la remarque de Tocqueville et l’appliquer à l’époque à laquelle il l’a écrit. Je m’en tiens à ce qu’en tire M. Maclure, pour en montrer le manque de justesse. Assurément nous tolérons aujourd’hui assez bien les différences de richesse, même quand il s’agit de fortunes démesurément grandes, et peut-être encore plus dans ces cas, par opposition aux avantages financiers plus modérés des personnes que nous côtoyons plus souvent. Mais on se trompe quand on dit que nous avons une aversion pour les autres formes d’inégalité. D’ailleurs ces autres formes d’inégalité sont souvent liées à la richesse. Nous tolérons très bien que les milliardaires et les grandes entreprises aient les moyens de rémunérer de petites armées d’avocats pour se défendre en cas de poursuite et pour poursuivre les moins bien nantis, alors que nous, simples particuliers, devons parfois renoncer à faire valoir nos droits devant les tribunaux par crainte des frais d’avocat ou devons avoir recours à des avocats de l’aide juridique, qui ne font pas le poids comparativement à leurs confrères qui travaillent pour de grandes firmes. Nous tolérons aussi très bien que les premiers ministres et les ministres proviennent presque toujours d’un milieu social aisé et bien bourgeois, alors que nous ne pouvons pas raisonnablement espérer devenir premier ministre ou ministre. Mais revenons à ce que M. Maclure dit du passeport vaccinal, car cette citation n’apporte à peu près rien à son propos et n’a peut-être pour seule fonction que de laisser croire qu’il a lu attentivement Tocqueville, ce qui n’est pas forcément le cas.

M. Maclure continue en se demandant si l’équité exige un traitement toujours identique. Ce à quoi à il répond :

« Les critiques du passeport vaccinal considèrent le plus souvent que son instauration serait inéquitable. Cet argument implique que l’équité requiert que tous les citoyens soient traités de façon identique. Si l’épidémiologie d’une région appelle des mesures de santé publique restrictives, ces dernières doivent s’appliquer à tous de la même façon.

Le talon d’Achille de cette position est qu’elle requiert le nivellement par le bas des libertés des citoyens et des possibilités qui leur sont offertes. La justice sociale est ici comprise comme exigeant que la situation de tous soit également mauvaise. Le refus du passeport vaccinal n’est donc clairement pas « Pareto optimal ». Ce concept nous invite, bien naturellement, à choisir les schèmes d’allocation des ressources qui améliorent les conditions de vie de certains individus sans que d’autres voient par le fait même leurs propres conditions se dégrader. »

M. Maclure ne semble même pas remarquer que la critique qu’il fait d’une certaine tendance au nivellement par le bas des droits s’applique bien plus aux conditions de vie imposées à toute la population par le gouvernement sous prétexte de protéger les plus vulnérables, qu’aux critiques du passeport vaccinal. En effet, les mesures sanitaires imposées par le gouvernement consistent précisément à traiter les personnes en santé et peu vulnérables comme des personnes malades ou très vulnérables. Ce qui revient à exiger, au nom de la justice sociale, ou plutôt au nom d’une étrange solidarité dans le malheur, à ce que la situation de tous soit également mauvaise, ou à peu près, compte tenu que ce n’est pas la même chose de devoir rester à la maison quand on habite dans un petit appartement d’une pièce et quand on habite une grande maison avec une cour arrière, par exemple.

En fait, si M. Maclure peut appliquer sa critique du nivellement par le bas des droits à la critique du passeport vaccinal, c’est justement parce qu’il n’applique pas le même principe aux mesures sanitaires auxquelles toute la population est assujettie depuis mars 2020 indépendamment du degré de vulnérabilité de chacun au virus. Cette situation est simplement donnée pour lui. C’est le point à partir duquel il faut penser et qu’il ne faut pas remettre en question. On ne pourrait pas envisager de redonner des droits seulement aux personnes vaccinées si on n’avait pas nivelé massivement par le bras les droits de toute la population. Par aveuglement, mauvaise foi ou même cynisme, M. Maclure a pourtant le culot de dire que le fait d’améliorer les conditions de vie de certains d’entre nous, grâce au passeport vaccinal, n’aurait pas pour effet la dégradation des conditions de vie de ces derniers. Comme si cette dégradation n’avait pas été bel et bien causée par les mesures sanitaires. Comme si le refus de redonner leurs droits aux personnes non vulnérables et non vaccinées ne consistat pas à continuer à dégrader leurs conditions de vie.

Mais M. Maclure ne voit rien de toute cela :

« L’utilisation d’une preuve d’immunisation pourrait permettre à certaines personnes lourdement affectées par la pandémie de relancer leur projet professionnel, qu’il s’agisse de la réouverture d’un restaurant ou de la possibilité de remonter sur scène pour un comédien ou un musicien. Les citoyens pleinement vaccinés qui pourraient fréquenter les restaurants et les salles de spectacle retrouveraient par la même occasion une vie sociale plus riche. Les personnes n’ayant pas encore été complètement vaccinées devraient patienter. Notons que ces dernières ne perdraient pas des droits qu’elles ont actuellement. Elles recouvreraient ces droits plus tard que les personnes complètement vaccinées.

Le sentiment d’injustice serait grand chez plusieurs. Ils pourraient toutefois faire le constat qu’ils contribuent, en acceptant ce traitement inégal temporaire, au bien-être de certains de leurs concitoyens et à l’intérêt collectif. »

M. Maclure doit plaisanter quand il dit que les personnes non encore complètement vaccinées devraient simplement patienter, sous prétexte qu’elles ne perdraient pas des droits qu’elles ont actuellement et qu’elles recouvreraient ces droits plus tard. Le passage est drôlement écrit. L’auteur veut-il dire que ces personnes ne perdent pas vraiment des droits à cause du passeport vaccinal, parce que de toute façon elles n’avaient déjà pas le droit d’aller dans les restaurants à la mi-mai, quand cet article a été écrit ? Si oui, bien belle consolation que voilà ! C’est comme si on emprisonnait indistinctement et arbitrairement une foule de personnes, pour commencer à les libérer progressivement un an plus tard selon des critères établis par les autorités carcérales, et pour expliquer à celles qui continuent d’être emprisonnées que cette libération d’une partie des prisonniers n’a pas pour effet une réduction de leurs droits et de leur liberté, puisqu’étant emprisonnées, elles sont déjà grandement dépourvues de droits et de libertés, lesquels elles recouvreront plus tard, quand elles satisferont ces critères. Pour les personnes qui refusent d’être vaccinées, le passeport vaccinal, en tant qu’il conditionne leurs droits et leurs libertés, ne leur permet pas de récupérer ceux-ci, mais les en empêchent. Mais M. Maclure semble se soucier assez peu des droits et des libertés de ces personnes. Peut-être est-ce parce qu’il les tient responsable de la prolongation de ce traitement inégal, qui découlerait simplement des décisions prises par les personnes concernées. Il leur faudrait simplement assumer les conséquences de leurs actions, à savoir continuer à être privées d’une partie importante de leurs droits et de leurs libertés.

Tenons aussi compte du fait qu’en raison du plan de déconfinement qui est entré en vigueur un peu après la première publication de cet article, les personnes qui ne sont pas complètement vaccinées ou qui ne sont pas vaccinées du tout ont actuellement le droit d’aller dans les restaurants, les bars et les cafés et d’assister à des spectacles. L’auteur ne pouvait pas le deviner au début du mois de mai, même s’il n’aurait pas dû non plus exclure entièrement cette possibilité. Compte tenu de cette situation, les personnes non complètement vaccinées ou pas vaccinées du tout seraient privées à l’automne de droits et de libertés dont elles ont disposé pendant l’été si le passeport sanitaire entrait en vigueur. Le ministre de la Santé et des Services sociaux ne menace-t-il pas ouvertement les personnes non vaccinées, surtout les jeunes, de les priver de leur liberté nouvellement retrouvée pour les inciter à se faire vacciner ? Si les choses se passent effectivement ainsi, il serait faux de continuer à affirmer que les conditions de vie des personnes non vaccinées ou non complètement vaccinées ne se dégraderaient pas à cause du passeport vaccinal. Quant à l’amélioration des conditions de vie des personnes complètement vaccinées à l’automne, quand le passeport vaccinal entrerait en vigueur, tout dépend des libertés et des droits que le gouvernement leur accorderait à ce moment, en plus des libertés et des droits qui leur ont été redonnés à l’occasion de l’été et qu’elles conserveraient, contrairement aux personnes qui ne sont pas vaccinées ou complètement vaccinées.

Donc, si le recours au passeport vaccinal est seulement acceptable si on ne prive pas de leurs droits les personnes non vaccinées ou non complètement vaccinées – qui sont déjà privées de ces droits – et si on redonne aux personnes complètement vaccinées une partie de ces droits, comment l’utilisation du passeport vaccinal, sous sa forme actuellement la plus probable, pourrait-elle être acceptable selon les principes de M. Maclure ?

L’auteur poursuit en nous parlant de justice distributive et de relance économique :

« Il ne faut pas faire l’erreur de penser qu’il y a, d’un côté, des considérations éthiques comme celles relatives à l’équité et, de l’autre, des considérations de nature économique. Les enjeux économiques ont toujours une dimension éthique. Une éthique de la solidarité exige présentement que les États soutiennent et compensent les citoyens qui sont les plus négativement affectés par la pandémie. Les États acceptent également de faire des déficits importants afin de stimuler la relance économique. »

D’accord pour dire que les considérations éthiques et économiques sont liées. Précisons néanmoins que quand on dit que les États prennent ces décisions, ce sont les gouvernements qui les ont prises. Les citoyens n’ont pas été consultés, ni mêmes les membres des parlements, sauf pour la forme. C’est le gouvernement québécois qui a décidé de déclarer et de prolonger l’état d’urgence sanitaire et les mesures contraignantes qui l’accompagnent. Quoi qu’on pense de l’utilité de cet ensemble de décisions, il est logique que le gouvernement soutienne les citoyens qui ont vu leurs revenus diminués dramatiquement, au lieu de les laisser crever de faim et se retrouver à la rue. Même chose pour les petits et les moyens entrepreneurs. Ce n’est donc pas à mes yeux une question de solidarité, mais plutôt le fait de prendre des mesures pour atténuer les effets des décisions gouvernementales, bonnes ou mauvaises, dont les citoyens et les petites et moyennes entreprises font les frais, malgré l’aide du gouvernement. Ceci dit, je ne suis pas certains que les grands plans de relance de l’économie adoptés par les gouvernements, qui impliquent qu’on « imprime » de l’argent comme s’il n’y avait pas de lendemain, ou que l’on s’endette allègrement, sont efficaces pour relancer l’économie, compte tenu de l’inflation qui en résulte et des mesures d’austérité qu’on pourrait nous imposer pour rétablir l’équilibre budgétaire et combler les déficits.

Notons que les citoyens – s’ils avaient détenu un véritable pouvoir politique – auraient aussi bien pu, par solidarité, essayer de passer à travers la première phase épidémique sans accorder des pouvoirs exceptionnels au gouvernement et sans prendre des mesures sanitaires applicables à la population générale, à l’efficacité douteuse et aux conséquences catastrophiques pour l’économie, le tout en prenant plutôt des mesures ciblées pour protéger et soigner efficacement les personnes plus vulnérables. Je ne vois pas pourquoi cela serait moins solidaire que les mesures qui nous ont été imposées par notre gouvernement. Et on n’en serait pas aujourd’hui à nous convaincre des bienfaits de la vaccination altruiste, sous prétexte de protéger nos concitoyens plus vulnérables et de relancer l’économie. Ce dont M. Maclure se fait le porte-parole :

« L’instauration d’un passeport vaccinal ou d’une autre preuve d’immunisation pourrait contribuer de façon significative à la relance des secteurs négativement affectés par la pandémie. Une relance économique rapide (et verte) est dans l’intérêt de tous les citoyens, y compris les plus défavorisés.

Si les gouvernements ont heureusement accepté de faire des déficits importants afin de soutenir les citoyens et les entreprises durement touchés par les mesures de confinement et de distanciation physique, ils devront également, lorsque le contexte le permettra, mettre en œuvre un plan d’élimination graduelle des déficits, ce qui pourrait inciter des décideurs à réduire ou à geler le financement de certains services publics universels ou de politiques de redistribution de la richesse. »

Voilà qu’on se met à entre-voir les politiques d’austérité, qu’il nous faudra supporter au nom de la solidarité, alors qu’il est à craindre que les fonds de relance de l’économie seront en partie dirigés vers les grandes entreprises (auxquelles la crise actuelle a profité), comme cela arrive souvent, d’autant plus que cela sera rendu plus facile en raison des pouvoirs exceptionnels que les gouvernements s’accordent à eux-mêmes pour conclure des contrats et dépenser les fonds publics sans avoir de comptes à rendre.

M. Maclure devrait comprendre qu’une telle relance ne peut pas se faire en une deux. Mais cela ne l’empêche pas de défendre le passeport sanitaire comme une mesure temporaire :

« À l’instar du Comité d’éthique de santé publique de l’INSPQ, je considère que l’utilisation d’un passeport vaccinal pourrait être souhaitable en tant que mesure temporaire visant l’atténuation des effets négatifs causés par la pandémie et les règles sanitaires. L’accès aux activités ciblées ne devrait plus être conditionnel à la possession d’un passeport vaccinal dès lors que le seuil de vaccination nécessaire à l’immunité collective sera atteint. Une fois ce seuil atteint, le virus n’arrivera plus à trouver suffisamment de courroies de transmission au sein de la population pour se reproduire massivement. »

Qu’entend-on par temporaire ? Parle-t-on de quelques semaines, de quelques mois, voire de quelques années ? Cela fait plus d’un an que dure l’état d’urgence sanitaire, censé être temporaire et en proie de devenir la nouvelle normalité, par sa prolongation indéfinie ou par la pérennisation de certains de ses aspects qui pourraient être inscrits dans des lois permanentes. Le gouvernement ne pourrait-il pas prolonger l’état d’urgence sanitaire indéfiniment, jusqu’à ce qu’il décide de faire autrement, selon des critères qui ne nous sont pas connus et qui ne sont peut-être même pas connus du gouvernement lui-même ? La même question se pose pour le passeport sanitaire, s’il entre en vigueur à l’automne.

La réponse à ces questions est en apparence simple : jusqu’à ce qu’on atteigne l’immunité collective. On nous a dit, au tout début de la campagne de vaccination, que la cible à atteindre est de 70 %, sans préciser comment on faisait le calcul. Quelques mois plus tard, la cible à atteindre par groupe d’âge adulte est devenue de 75 % de personnes vaccinées. Puis il a fallu ajouter les jeunes de 12 à 17 ans, réputés peu affectés par le virus et peu contagieux. Maintenant on parle de 80 %, et on dit parfois qu’il faudrait davantage pour être protégé adéquatement contre le variant Delta, sans parler du variant Delta+. Le plus sera le mieux, sans qu’on sache exactement où le seuil se situe. Autrement dit, le seuil se situe où le gouvernement décide de le situer à un moment donné. Qu’est-ce qui nous dit que pour atteindre un taux de vaccination encore plus élevé, le gouvernement ne décidera pas d’élever ce seuil et de faire vacciner les enfants de moins de 12 ans à compter de l’automne ?

Il est d’autant plus douteux que cette immunité collective soit un jour atteinte parce que le principal indicateur de la situation épidémique semble demeurer le nombre de cas de contamination, sans nécessairement tenir compte des hospitalisations et des décès, sauf quand il y a en a assez pour renforcer le sentiment d’urgence. On ne sait pas ce qu’il faudrait pour que le gouvernement considère la pandémie terminée ou vraiment sous contrôle. C’est laissé à son arbitraire. Aucun engagement précis et contraignant n’a été pris par le gouvernement à ce sujet.

Puis le gouvernement reconnaît lui-même qu’il n’a pas encore été prouvé, en date du 24 juillet 2021, que la vaccination contribue à réduire la transmission du virus de manière significative, ce que suppose l’immunité collective et l’imposition du passeport vaccinal :

« Les études sont en cours pour savoir si les personnes vaccinées ne transmettent plus l’infection et si les mesures de protection habituelles (distanciation physique, port du masque et lavage des mains) peuvent être assouplies. »

(Site du gouvernement du Québec, « Vaccination contre la COVID-19 ».)

M. Maclure n’est visiblement pas au courant ou s’en tient aux déclarations péremptoires faites dans les conférences presse et dans les journaux :

« D’ici là, la possibilité de se réunir et se divertir grâce au passeport vaccinal pourrait agir comme une puissante source de motivation à se faire vacciner. Il va sans dire que les modalités de mise en œuvre d’un certificat d’immunisation devraient être au diapason de l’évolution des connaissances scientifiques sur l’efficacité des vaccins et sur le risque que des personnes vaccinées transmettent le virus. »

Ce qui revient à supposer comme prouvé scientifiquement ce qui ne l’a pas encore été pour justifier le passeport vaccinal.

Et M. Maclure de continuer ainsi :

« Précisons toutefois que les activités sociales pouvant être relancées plus rapidement grâce au passeport vaccinal ne devraient pas mettre en jeu des droits fondamentaux comme la possibilité de recevoir une éducation ou des soins de santé, ou encore l’égalité des chances dans l’accès à l’emploi. Un passeport vaccinal ne devrait pas être utilisé pour déterminer quels étudiants pourront avoir accès à un enseignement en classe à l’université à l’automne 2021, ou encore quels candidats sont convoqués à une entrevue d’embauche pour un emploi donné. »

Je voudrais aussi que le passeport sanitaire ne soit pas utilisé pour avoir accès aux campus universitaires ou à des soins de santé, ou encore dans des milieux de travail. Mais il ne suffit pas de le dire pour que ça se réalise. Tant que le gouvernement ne prendra des engagements contraignants sur ce point, tant que ce l’état d’urgence sanitaire lui permettra de n’en faire qu’à sa tête, nous pouvons nous attendre à tout. Il est déplorable que M. Maclure n’insiste pas sur le danger que représentent cette absence de garantie et les pouvoirs exceptionnels dont dispose le gouvernement. Je ne vois pas comment, dans la perspective de M. Maclure, on peut déclarer acceptable l’utilisation du passeport vaccinal si on exclut les droits dits fondamentaux, en l’absence de telles garanties et sans s’assurer que le gouvernement ne pourra pas s’y soustraire. Et il faudrait définir ce qu’on entend par droits fondamentaux auxquels on ne devrait par porter atteinte en leur appliquant le passeport vaccinal.

M. Maclure nous fait lui-même prendre conscience de ce risque de glissement, d’extension et de radicalisation dans l’utilisation du passeport vaccinal :

« Il est par ailleurs important de souligner que le passeport vaccinal, pour être acceptable d’un point de vue éthique, ne doit pas être envisagé, du moins à ce stade, comme une mesure indirectement punitive pour ceux qui refusent de se faire vacciner, comme le soutiennent certains chroniqueurs. »

La plupart des personnes non vaccinées et beaucoup de personnes vaccinées percevront forcément – les unes avec irritation ou colère, les autres avec un certainement contentement – le passeport vaccinal comme une mesure indirectement punitive, ou même directement punitive. Comment en serait-il autrement si on enlève aux non-vaccinés le droit de faire ce qu’ils ont actuellement le droit de faire parce qu’ils ne se sont pas fait vacciner et pour les inciter à se faire vacciner, alors qu’on les moralise depuis des mois en les accusant d’être des égoïstes et des irresponsables ne voulant pas se faire vacciner « altruistement », pour le bien des autres et de la société, et aussi le leur ? Comment ne pourrait-on pas y voir une forme de discrimination positive avantageant les personnes vaccinées ? Comment cette discrimination positive pourrait-elle ne pas impliquer l’existence d’une discrimination négative désavantageant les personnes non vaccinées ?

Quant au stade à partir duquel on pourrait admettre ouvertement que le passeport vaccinal est une mesure punitive, les paragraphes suivant nous en disent plus long :

« Une preuve d’immunisation ne sera plus nécessaire si l’immunité collective est atteinte. S’il s’avère que cette immunité n’est pas atteinte en raison des décisions de ceux qui hésitent ou qui s’opposent aux vaccins, une délibération éthique et démocratique devra être menée sur l’utilisation possiblement à plus long terme d’une preuve d’immunisation.

L’instauration pour une période indéfinie d’un régime de droits différenciés sur la base fragile du principe de responsabilité individuelle exigerait des justifications éthiques exceptionnellement fortes. »

Mais se peut-il que l’immunité collective ne soit pas atteinte pour d’autres raisons que les « décisions de ceux qui hésitent ou qui s’opposent aux vaccins » ? Par exemple pour les raisons suivantes :

  • parce que les autorités augmentent le seuil de l’immunité collective à un niveau difficilement atteignable, sous prétexte de variants plus contagieux ;

  • parce qu’on considère que la pandémie n’aura pris fin que quand la transmission du virus sera presque arrêtée, peu importe si les hospitalisations et les décès sont très rares ;

  • parce que les vaccins, élaborés à partir du virus original, sont moins efficaces contre les variants existants ou à venir ;

  • parce que l’immunité des personnes à risque vaccinées au début de la campagne de vaccination n’est pas durable et aura tôt fait de s’affaiblir ;

  • parce que la réponse immunitaire provoquée par les vaccins est moins forte chez les personnes plus vulnérables ;

  • parce qu’on ne reconnaît pas à sa juste valeur l’immunité naturelle ;

  • etc.

Il est à craindre que, dans tous ces cas, les non-vaccinés soient injustement tenus responsables d’une nouvelle vague épidémique causée par une stratégie de sortie de crise qu’on pourrait qualifier en anglais de « faulty by design ». Il serait alors beaucoup plus commode, pour nos autorités politiques et sanitaires, pour nos journalistes, nos médecins, nos scientifiques et nos intellectuels, de rejeter le blâme sur les non-vaccinés que de reconnaître publiquement qu’ils se trompent depuis le tout début, et de faire face à la colère du public. Les boucs émissaires sont déjà tout trouvés. Et les mesures punitives dont ils pourraient être la cible seront peut-être proportionnelles à la gravité de l’échec de la solution vaccinale. On pourrait profiter de l’occasion pour étendre l’utilisation du passeport vaccinal au-delà de ce qu’on considère comme des services essentiels, par exemple à l’éducation, aux soins de santé et au travail. Ou bien on pourrait faire passer les services d’une catégorie à l’autre, en redéfinissant ce qui est essentiel et inessentiel. On conviendra que ce contexte ne serait guère propice à une « délibération éthique et démocratique » sur l’utilisation à long terme du passeport sanitaire.

Il est à noter qu’un tel échec, s’il venait à se produire, pourrait avoir de très mauvais effets aussi pour les personnes vaccinées. La pérennisation et l’extension du passeport vaccinal qui en résulteraient impliqueraient pour les personnes vaccinées d’être soumises à des contrôles réguliers et incompatibles avec l’atmosphère de liberté nécessaire à la démocratie. Car c’est une chose de circuler librement. Car c’en est une autre de devoir fournir une preuve de vaccination plusieurs fois par jour, quand on va au restaurant ou au café, quand on entre dans les pavillons universitaires, quand on va chez le médecin ou à l’urgence, quand on entre dans une pharmacie, quand on va au travail, quand on utilise les transports en commun, quand on va au supermarché, etc.

À moins d’automatiser ces contrôles des preuves vaccinales grâce à des machines qui ne demandent aucune intervention humaine (des lecteurs de preuves vaccinales qui ouvriraient les portes, par exemple), de nombreuses personnes auraient la responsabilité d’effectuer ce contrôle sur leurs concitoyens : les policiers, les agents de sécurité, les commerçants et leurs employés, le personnel médical, les professeurs, les chauffeurs d’autobus, etc. Ce faisant, elles deviendraient peu à peu les instruments du nouvel ordre politico-sanitaire. Cette transformation serait d’autant plus corruptrice que les personnes qui en seraient l’objet ne la remarqueraient pas ou auraient l’impression d’être des personnes d’une grande moralité qui, par leur vigilance, protègent la santé de leurs concitoyens.

Il est donc vraisemblable, si on en vient à un « régime de droits différenciés », qu’on aura tôt fait de lui trouver des « justifications éthiques exceptionnellement fortes », comme on prétend en avoir trouvé pour l’état d’urgence sanitaire qui dure depuis mars 2020 et qui est en train d’anéantir nos institutions démocratiques et de détruire notre société et notre économie. Il est vraisemblable que ces « justifications éthiques » seront fournies par les éthiciens eux-mêmes, leur travail consistant trop souvent à donner un vernis moral aux décisions prises par les autorités. Cette docilité des intellectuels universitaires en général et des éthiciens en particulier implique aussi une grande indigence intellectuelle et une bureaucratisation de la pensée. Le fait que ceux qui ont reçu une formation en philosophie ou dans une autre discipline où la pensée critique devrait avoir son importance ont en fait une fonction idéologique montre que la crise actuelle n’est pas seulement sanitaire, mais qu’elle est aussi intellectuelle et culturelle. L’article de M. Maclure me semble symptomatique de cette crise qui a commencé bien avant mars 2020, mais qui culmine depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire.

Pour conclure, je vous renvoie à une émission radiophonique à laquelle a participé M. Maclure le 15 juillet 2021, quelques jours après l’annonce du ministre Dubé sur le passeport vaccinal. On voit que pour l’essentiel sa position n’a pas évolué même s’il s’agit maintenant d’avoir recours au passeport vaccinal non pas pour déconfiner plus rapidement, mais pour éviter de reconfiner tout le monde, en interdisant aux personnes non vaccinées l’accès à certains commerces non essentiels. Le fait qu’on ne sache pas très bien quel est le seuil de vaccination requis pour atteindre l’immunité collective ne semble pas le déranger. Il n’en dit pas moins que le passeport vaccinal devrait être à son avis temporaire et qu’alors sont utilisation est acceptable. Et si la propagation de nouveaux variants se poursuivaient malgré la vaccination de 75 % ou de 80 % de la population, il ne semble pas disposé à remettre en question la solution vaccinale. Selon lui il faudrait alors envisager la question de la vaccination obligatoire pour que 95 % de la population soit vaccinée, par exemple. Si la situation évolue de cette manière, on peut donc s’attendre à voir M. Maclure se mettre au service du gouvernement pour trouver des raisons éthiques capables de justifier la vaccination obligatoire.