Opération de reconnaissance d’un centre de vaccination

J’ai finalement réussi à vaincre ma répugnance et à aller voir à quoi ressemblent ces fameux centres de vaccination, qui ont profité de la fermeture ou de l’ouverture partielle de beaucoup de lieux publics pour y pousser comme des champignons. J’ai même réussi à en faire une sorte de jeu. C’est qu’il y a des choses plus utiles, plus intéressantes et surtout plus amusantes à faire, à proximité d’un centre de vaccination, que d’aller se faire vacciner, notamment aller voir comment l’idéologie sanitaire s’approprie des lieux sociaux qui lui préexistaient, les détourne de leur fonction originale et se matérialise en organisant l’espace à son image. Car les centres de vaccination sont des lieux forts de cette idéologie, un peu comme les églises pour le christianisme.

Ce qui m’a finalement décidé à faire cette petite opération d’infiltration, dont j’avais l’idée depuis deux ou trois mois, c’est que nous ne courrons pas encore le risque d’être vaccinés à notre corps défendant en mettant les pieds dans un centre de vaccination. Mais il me fallait trouver un lieu de vaccination où l’on peut entrer et circuler assez librement. Autrement je risquais de me faire intercepter par des agents de sécurité, qui m’auraient empêché d’entrer ou qui m’auraient demandé d’évacuer les lieux si je n’avais pas l’intention de me faire vacciner.

Le centre de vaccination de l’Université Laval m’a semblé avoir un bon potentiel pour cette opération de reconnaissance des lignes ennemies, sans me faire repérer et identifier comme un éclaireur, ou même comme un espion ou un saboteur. En effet, il y a des guichets automatiques et une librairie dans le pavillon dans lequel se trouve ce centre de vaccination. Ma présence en ces lieux ne devrait pas paraître suspecte.

Le campus universitaire est normalement presque désert pendant la session d’été, surtout durant la journée, les cours ayant normalement lieu le soir. Cet été, tout comme l’été dernier, il y a encore moins d’étudiants et de professeurs sur le campus. Cependant, il y a un peu de circulation automobile et quelques voitures dans un des principaux stationnements du campus. Ce sont essentiellement des personnes qui viennent se faire vacciner. Je traverse le stationnement et me dirige vers le passage piétonnier qui mène à l’entrée principale du pavillon dans lequel se trouve le centre de vaccination. À une quinzaine de mètres devant moi, un jeune homme dans la vingtaine s’engage sur le passage. Aussitôt deux brigadiers vêtus d’un gilet jaune et masqués – comme ceux qui se trouvent à proximité des écoles primaires – arrêtent la circulation. N’ayant pas envie d’être traité comme un gamin de sept ans, je bifurque à droite, en prenant pour destination une entrée latérale du pavillon. D’ailleurs, c’est peut-être mieux ainsi : cela m’évitera d’avoir affaire immédiatement à un agent de sécurité ou à un commis à l’accueil et me donnera le temps d’observer les lieux à mon aise. Du coin de l’œil, je constate que le jeune homme n’entre pas dans le pavillon et attend l’autobus.

J’enfile mon masque chirurgical et je pénètre dans le camp de l’ennemi, tout tapissé d’affiches nous disant ce que nous devons faire et ce que nous ne devons pas faire. Après m’être conformé consciencieusement au rituel du lavage des mains sous le regard inquisiteur d’un type louche en sarrau blanc, je m’engage dans la section du corridor – divisé en deux par un cordon de sécurité – qui doit impérativement être utilisée pour accéder à l’intérieur de l’édifice, et dont le plancher est parsemé de flèches à intervalle régulier. Mon regard croise celui du type en sarrau, qui se trouve de l’autre côté du cordon de sécurité. Il me considère attentivement durant quelques secondes, puis tourne la tête sans m’adresser la parole. Malgré le masque chirurgical qui cache la quasi-totalité du visage, il doit s’être dit que je n’ai pas une tête à me faire vacciner. Ou ce n’est pas son travail d’accueillir les personnes qui vont se faire vacciner. Après tout il se trouve de l’autre côté du cordon. En toute logique il devrait plutôt souhaiter bonne chance aux nouveaux vaccinés qui sortent, ou quelque chose comme ça, car on ne sait pas à quoi s’attendre avec les effets secondaires qui résultent parfois de l’injection du « précieux sérum » approuvé en urgence.

Me voici arrivé sans encombre à l’atrium, toujours aussi inesthétique : une surface circulaire pavée de tuiles grossières formant de grands carrés grisâtres et d’étroits couloirs blanchâtres aux bordures brunâtres ; des colonnes de béton armé sans revêtement et non peintes qui soutiennent trois balcons, eux aussi en béton armé laissé à l’état brut, avec des balustrades à barreaux métalliques ; un puits de lumière permettant tout juste à quelques rayons de soleil ternes d’atteindre le rez-de-chaussée, même si c’est une journée radieuse. On y entend une sorte de musique de centre commercial particulièrement fade et déformée par la réverbération.

Le point central de l’atrium, et du même coup du pavillon, c’est le centre de vaccination : un amas de cubicules séparés par des paravents comme on en retrouve dans les bureaux. Peu importe par quelle porte on entre, on a tôt fait d’arriver au centre de vaccination : tous les chemins mènent à la vaccination. C’est maintenant la vocation première de ce pavillon universitaire d’héberger ce centre de vaccination. La fin de semaine, il n’y a rien d’autre d’ouvert que le centre de vaccination.

Il n’y a pas foule même si la matinée est déjà avancée. Du côté de l’entrée principale, il y a un point de contrôle tenu par deux agents de sécurité. À quelques mètres d’eux, trois personnes en sarrau blanc papotent. Je ne saurais dire si ce sont des vaccinateurs, des préposés à l’accueil ou des bénévoles.

Personne n’attend pour être vacciné. Peut-être que les rendez-vous ont été pris de manière tellement efficace que personne ne se retrouve à attendre. Ou peut-être qu’on ne voit aucun enthousiasme pour la vaccination dans ce centre. Quoi qu’il en soit, les personnes qui travaillent au centre de vaccination semblent être, à ce moment, beaucoup plus nombreuses que les personnes qui viennent se faire vacciner. J’essaie de confirmer mon impression en me retournant vers les cubicules. D’après ce que je peux voir, ils sont presque tous vides. Je vois seulement un personne qui est dans la zone d’attente de 15 minutes, au cas où il y aurait des effets secondaires foudroyants. Mais il y a plusieurs cubicules à l’intérieur desquels je n’arrive pas à voir. Pour en avoir de cœur net et avoir une meilleure vue de la scène, je monte au premier balcon. J’aperçois une personne qui semble être sur le point d’être vaccinée ou l’avoir été il y a peu de temps. Les autres cubicules sont déserts.

Je redescends et je contourne le point de contrôle pour aller faire un retrait au guichet automatique – par esprit de contradiction et par scepticisme, j’utilise encore régulièrement de l’argent comptant – et, ce faisant, me procurer un bon poste d’observation pendant quelques minutes. Je fais durer la chose en payant quelques factures que j’aurais très bien pu payer en ligne. L’affluence n’augmente toujours pas.

Puisque quelqu’un attend juste derrière moi pour utiliser le guichet, puisque je ne peux quand pas y passer dix minutes sans éveiller la suspicion du personnel de l’institution financière ou des agents de sécurité, je décide de changer de poste d’observation. Je contourne par la gauche le point de contrôle pour les futurs vaccinés. Mais un malabar en uniforme sécuritaire, qui me surveillait du coin de l’œil, me bloque l’accès à la librairie, en m’intimant de me laver les mains. Je lui explique que je me les suis lavées une fois en entrant dans le pavillon et une autre fois avant d’utiliser le guichet automatique. Mais ça ne suffit pas : il faut aussi me laver les mains après avoir utilisé le guichet automatique. Je lui explique que si tout le monde se lave les mains avant d’utiliser le guichet automatique, le clavier et l’écran ne sont vraisemblablement pas contaminés, sauf si l’on croit que le lavage des mains s’avère inefficace, dans quel cas il serait inutile de se les laver une fois de plus. Pas moyen de raisonner avec ce représentant de l’ordre sanitaire : il me dit que deux précautions valent mieux qu’une, et qu’il ne peut pas me laisser entrer dans la librairie si je ne me lave pas les mains une autre fois. Ne voulant pas m’attirer des ennuis et désireux de conserver ma couverture pour mener à terme ma mission de reconnaissance, j’obtempère. L’appartenance apparente à la communauté des croyants qui se désinfectent les mains deux fois plutôt qu’une est, avec le port du masque chirurgical, le sésame qui m’ouvre les portes de la librairie, en attendant l’implantation du passeport sanitaire et son application progressive à toutes sortes de lieux et d’activités.

Je bouquine dans les rayons adjacents à l’entrée, lesquels ont l’inconvénient de m’intéresser. Je dois faire un effort pour regarder du coin de l’œil le poste de contrôle. Mais le hasard a voulu que je tombe par hasard sur les livres d’un auteur dont un ami m’a parlés il y a de cela une quinzaine d’années et qui pourraient bien me servir lors de la rédaction de quelques billets. Si bien que je passe au moins une demi-heure à en lire des passages et à me demander ce que je pourrais en faire pour ce blog, en oubliant pourquoi je suis venu ici. Je me retourne vers le point de contrôle en continuant à feuilleter un livre. L’affluence a augmenté. Les jeunes sont rares, soit qu’ils manifestent assez peu d’enthousiasme à l’idée d’être vaccinés (on peut les comprendre), soit qu’ils aillent se faire vacciner dans d’autres centres de vaccination. Il s’agit surtout de personnes âgées (je dirais des septuagénaires, mais avec les masques, je peux me tromper) qui viennent recevoir leur deuxième dose, parfois tout excités, parfois en traînant de la patte ou affalés dans une chaise roulante.

La vaccination semble aller rondement puisque personne n’attend longtemps au point de contrôle. Et personne non plus n’est assis dans un cubicule plus grand qui me semble servir de salle d’attente. J’ai malgré tout l’impression que la vaccination ne va pas à plein régime dans ce centre de vaccination, et qu’il est impossible de vacciner 60 000 personnes en une journée, voire 100 000, si les autres centres de vaccination de la province ne connaissent pas une affluence plus grande.

Mais je suis loin de déplorer cette situation, vous vous en doutez bien. Ce qui me dérange, c’est qu’on monopolise autant de ressources et d’espace pour maintenir un centre de vaccination qui pourrait être plus petit et plus discret, spécialement dans un pavillon universitaire qui devrait servir à autre chose. Ce qui me dérange encore plus, c’est que ce centre de vaccination ne me semble pas détonner avec l’atrium utilisé. Je me suis sans doute habitué à voir des manifestations de l’ordre sanito-sécuritaire presque partout. Mais ce n’est pas tout : il me semble que l’architecture du lieu peut convenir à la fois à la tenue de concerts de musique, d’expositions, de congrès ou de foires de l’emploi, et aussi servir de zone d’accueil pour les nouveaux étudiants. Une sorte d’architecture non spécifique et universelle, qui ne sert à rien en particulier et qui peut servir à tout, qu’il s’agisse d’activités qui existent de longue date (comme en témoignent le fait que les restaurants, les cinémas, les bureaux, les musées, les bibliothèques, les salles de spectacle, les hôpitaux et les établissements d’enseignement et de recherche, par exemple, comportent régulièrement des ressemblances architecturales), ou de ce qu’ont inventé récemment et inventeront bientôt nos autorités politiques et sanitaires. Une sorte d’architecture qui peut facilement intégrer, de manière épisodique ou (plus rarement) de manière permanente, des centres de vaccination. Si bien que la vaccination pourrait s’immiscer de manière saisonnière dans une foule de lieux actuellement fermés ou peu fréquentés, alors qu’ils seraient ouverts et plus fréquentés qu’actuellement. Cela aurait l’avantage, du point de vue des promoteurs de la vaccination à tout crin, de profiter de la présence des personnes à vacciner dans des lieux où elles ne pourraient pas être si elles ne maintenaient pas leur couverture vaccinale en se faisant injecter une dose de rappel ou un nouveau vaccin contre un nouveau variant supposément plus transmissible et plus dangereux.

Ce n’est peut-être pas faire de la satire que d’imaginer, lors de la prochaine rentrée universitaire, une combinaison des files d’attente pour l’achat des livres et des notes de cours et pour l’injection de la deuxième dose de vaccin à ceux des étudiants qui ne l’auraient pas encore reçue. Et on peut imaginer quelque chose de semblable pour le retour dans les bureaux des grandes entreprises, ce qui exigera un accueil des nouveaux employés qui travaillent à distance depuis leur embauche, et aussi des employés plus anciens, qui font principalement du télétravail depuis mars 2020. Qui sait ce que l’automne 2021 nous réserve, surtout si nous continuons à nous faire vacciner et à nous réjouir béatement des assouplissements annoncés par le gouvernement, dont certains sont déjà en vigueur… Et qui sait ce que l’hiver 2022 nous réserve… Pourquoi pas un nouveau variant et une nouvelle campagne de vaccination massive ?

Mais pour l’instant il me faut sortir de ce pavillon à usage sanitaire. Voilà un certain temps que je flâne et le malabar me fait les gros yeux. Pour éviter les brigadiers, je décide de sortir par la porte latérale, la même par laquelle je suis entré. Je m’engage donc dans l’autre section du corridor, avec des flèches qui pointent vers la sortie. Soudain j’aperçois devant moi deux vaccinés : un vieillard qui pousse péniblement un fauteuil roulant dans lequel est assise une autre personne que je ne vois pas. Mais est-ce vraiment des personnes fraîchement vaccinées ? Et si c’étaient plutôt des personnes sur le point d’être vaccinées ? Car il se peut que je me sois trompé sur le lieu exact de la vaccination. Je me souviens d’avoir vu, quand je suis entré, une porte close et fort suspecte juste à côté du type louche en sarrau… J’aperçois justement ce sinistre personnage devant les deux vieillards. Je m’arrête net. Que faire ? Je me retourne avec l’intention de revenir sur mes pas. Je vois au loin le malabar qui fait encore les gros yeux. De toute évidence, il attend seulement que je parcoure à contresens cette section du corridor et que je sois indiscutablement en contravention avec l’ordre sanitaire pour me gourmander, voire pire. Et voilà qu’une vieille femme – peut-être fraîchement vaccinée, peut-être sur le point de l’être – s’engage dans la section du corridor qui mène à la sortie. Pas moyen de rebrousser chemin sans passer près d’elle et sans courir le risque de me faire accuser d’avoir exposé à un risque de contamination une personne toujours à risque, bien qu’ayant probablement déjà reçu une dose de vaccin, et peut-être même deux.

Aux grands maux les grands moyens ! Je passe sous le cordon de sécurité. Je traverse l’autre section du couloir qui va en sens inverse. Je gagne l’escalier qui mène aux souterrains et j’en dévale les marches. Au pas de gymnastique, je me dirige vers la prochaine sortie. J’arrive au grand air juste à côté de l’arrêt d’autobus. J’arrache mon masque chirurgical. Enfin je respire ! Je prends la poudre d’escampette, non sans avoir regardé à quelques reprises si le malabar est à mes trousses.