Pourquoi sommes-nous si obéissants? - partie 3 : l’éducation

J’ai observé que ceux qui critiquent ouvertement – à visage découvert – les mesures sanitaires décrétées par nos autorités, ne sont généralement pas les personnes les plus scolarisées de notre société. On peut le remarquer à leur manière de s’exprimer, par exemple. Quant à celles qui sont allées à l’université, assez souvent on voit qu’elles ne sont certainement pas des fils et des filles de bonne famille, et qu’elles viennent plutôt d’un milieu populaire (je dis cela sans mépris, puisque je ne peux certainement pas dire que j’ai grandi dans un milieu favorisé et que j’ai des parents cultivés). Ce qui leur vaut d’être ridiculisées et méprisées par tous ceux qui peuvent brandir fièrement leurs diplômes, qui manient le discours mieux qu’eux, ou qui savent exprimer correctement les signes apparents d’une intelligence supérieure.

Sans doute les causes de cette tendance sont-elles multiples.

Les personnes moins scolarisées et ayant souvent moins d’argent :

  • sont davantage menacées par la crise économique dont les effets se font déjà sentir et nous frapperons bientôt presque tous de plein fouet ;

  • sont confinés dans des logements généralement plus petits, qui rendent le confinement plus difficile à supporter ;

  • n’ont pas un chalet où aller passer les fins de semaine et l’été ;

  • peuvent plus difficilement envisager un déménagement en périphérie des villes et à la campagne, d’autant plus que le télétravail est assez rarement une possibilité viable pour eux ;

  • accordent moins souvent une attention méticuleuse à leur santé, faute de pouvoir se payer les soins qui ne sont pas gratuits et d’avoir une assurance collective qui en couvrent les frais.

À l’inverse, les personnes plus scolarisées et ayant souvent plus d’argent :

  • bénéficient plus souvent d’une certaine sécurité d’emploi, et peuvent plus facilement faire du télétravail, si bien qu’elles ont été moins touchées par les conséquences économiques des mesures sanitaires, et peuvent croire qu’elles continueront à bien s’en tirer ;

  • sont plus souvent confinées dans des appartements spacieux et de grandes maisons, avec une arrière-cour ;

  • ont parfois un chalet où elles peuvent aller quand ils en ont assez de l’atmosphère de la ville ;

  • peuvent plus facilement déménager en périphérie des villes ou dans les régions ;

  • prennent scrupuleusement soin de leur santé, parce qu’elles ont les moyens de se payer des soins qui sont dispendieux, ou ont une assurance collective qui leur en rembourse les frais ;

  • ont davantage à perdre si leur employeur – qui se soucie davantage de ce genre de chose, comme les écoles, les cégeps, les universités, les milieux hospitaliers et les organismes gouvernementaux – use de représailles contre elles parce qu’elles ont critiqué publiquement les directives des autorités, ou ne s’y sont pas conformées

Mais cela n’explique pas tout : les personnes plus scolarisées ne se montrent pas seulement moins irritées par des mesures sanitaires qui les touchent moins, et ne se taisent pas seulement pour cacher le mal qu’elles pourraient en penser. Plusieurs d’entre elles vont jusqu’à se faire les défenseurs zélés des mesures sanitaires, en font souvent plus que ce qui est requis ou recommandé, s’érigent en censeurs des critiques et en pourfendeurs des récalcitrants, et vont jusqu’à demander une radicalisation de ces mesures ou, si elles en ont le pouvoir, jusqu’à innover en la matière.

Certes le désir de se distinguer de la populace inculte et stupide, qui verse à leur avis dans le complotisme, joue un rôle non négligeable dans le comportement des personnes plus scolarisées. Si le petit peuple, qui n’entend rien à rien, se laisse tromper par des charlatans qui se font passer pour des scientifiques et des espèces de gourous, et en vient à croire que les autorités exagèrent la crise sanitaire, ou la crée de toutes pièces, pour détruire notre économie et nous imposer toutes sortes de contraintes que nous n’accepterions pas autrement, c’est que la vérité doit forcément se trouver de l’extrême opposé. C’est ainsi que ceux qui se considèrent comme une sorte d’élite intellectuelle se précipitent presque tous, en troupeau, dans la même direction : l’adhésion au discours véhiculé par nos autorités et nos journalistes, dont elles s’écartent seulement pour demander des ajustements mineurs dans le but d’atténuer quelques inconvénients, ou pour réclamer la prise de nouvelles mesures sanitaires et leur application musclée.

Mais cela déplace seulement la question : d’où leur viennent cette attitude grégaire et leur manque d’esprit critique ? Peut-être de leur scolarité.

Les écoles dans lesquelles nous avons été éduqués, quand nous étions enfants et adolescents, sont certainement des lieux de discipline et même de dressage. Tant de choses le montrent, dont plusieurs entretiennent une certaine ressemblance avec les mesures sanitaires actuelles :

  • l’aménagement des salles de classe, où les pupitres ou les tables sont alignés méticuleusement ;

  • les horaires réglés au quart de tour ;

  • les rangs où il fallait prendre notre place à l’arrivée à l’école ou au retour de la récréation ;

  • les sonneries qui annonçaient le début et la fin des cours et des récréations ;

  • la file qu’il nous fallait faire à la cafétéria, ou pour acheter nos cahiers d’exercices, ou faire prendre notre photographie ;

  • les bonhommes qui sourient que nous obtenions quand nous étions bien sages, et les bonhommes qui pleurent, quand nous étions des élèves dissipés ;

  • les programmes de formation qui dictaient ce que nous devions tous savoir dans telle matière ;

  • les leçons que l’on nous faisait répéter par cœur, pour vérifier si nos connaissances étaient conformes à ces exigences ;

  • et les examens où il nous fallait recracher ce que nous avions entendu en classe.

Nous avons coutume de croire que ce sont les moins intelligents qui décident de ne pas aller au cégep après avoir obtenu leur diplôme d’études secondaires, et à l’université, après avoir obtenu leur diplôme d’études collégiales ; et que ce sont aussi eux qui « décrochent » avant même d’avoir obtenu ces diplômes.

Mais comment évalue-t-on l’intelligence des élèves ? Grâce aux examens, aux leçons, aux devoirs et aux travaux, qui évaluent aussi la soumission à la discipline scolaire, peut-être plus que l’intelligence. Nous avons probablement tous déjà eu affaire à des enseignants bornés qui, à l’école secondaire ou au cégep, nous ont rappelé à l’ordre parce que nous avons fait autre chose, dans le cadre d’une évaluation, que ce qui était strictement demandé. Peu leur importait que cela exigeait des capacités intellectuelles et une compréhension de la « matière » supérieures à ce qui était requis dans l’évaluation en question. À la rigueur, c’était encore pire, puisque cela demandait à ces enseignants d’avoir à sortir des ornières dans lesquelles ils s’étaient enfoncés après des années de carrière, et à prendre leurs distances vis-à-vis des programmes de formation.

Cependant, ne nous illusionnons pas : il ne s’agit pas de faire passer pour de petits génies tous ceux d’entre nous qui, quand ils étaient élèves ou collégiens, obtenaient de mauvaises notes, ou ne se pliaient pas de bon gré à la discipline scolaire. Il s’agit plutôt de mettre en évidence le fait que ces évaluations avaient davantage pour objectif de jauger la soumission à la discipline scolaire et ses effets sur notre esprit, que d’évaluer l’intelligence à strictement parler, laquelle était assimilée, dans les milieux scolaires, à cette soumission et à ses effets, et continue de l’être.

Faisons donc les hypothèses suivantes :

  1. que l’acceptation de la discipline scolaire est un facteur plus déterminant que l’intelligence en ce qui concerne la réussite scolaire au primaire et au secondaire, et la possibilité et la décision d’entreprendre des études supérieures ;

  2. que l’acceptation ou le refus de la discipline scolaire peut aussi bien être l’affaire d’une personne peu intelligente, moyennement intelligente ou plus intelligente que la moyenne ;

  3. qu’une intelligence moyenne ou même un peu inférieure à la moyenne est suffisante pour entreprendre des études supérieures, pour qui accepte de se plier à la discipline scolaire ;

  4. que les cégeps et les universités que nous avons fréquentés ne sont pas en rupture, quant à la discipline scolaire, avec les écoles primaires et secondaires, qui ont formé leurs étudiants ;

  5. que le développement de l’intelligence, et encore plus l’autonomie intellectuelle et l’esprit critique, entrent souvent en conflit avec la discipline scolaire.

Faut-il en conclure que l’intelligence, l’autonomie intellectuelle et l’esprit critique sont inversement proportionnels au temps où nous avons été exposés à la discipline scolaire ? Autrement dit, ceux d’entre nous qui ont fait des études supérieures seraient généralement plus dépourvus de ces qualités que ceux qui n’en ont pas fait.

Mais les choses ne sont pas si simples. Il y a d’autres facteurs défavorables au développement de ces qualités, par exemple la servitude qui règne dans le monde du travail, qu’ont connu plus tôt, et de manière plus continue, ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. Ce n’est certainement pas la même chose de commencer à travailler à temps complet à 18 ans ou 20 ans, ou à 25 ans ou 30 ans. Donc, il n’est pas possible de trancher de manière aussi catégorique.

Malgré tout, il semble bien que pour le cas qui nous intéresse maintenant, les personnes plus scolarisées ne brillent certainement pas par leur esprit critique. C’est tout le contraire qui se produit souvent : elles croient faire preuve d’esprit critique quand elles répriment les tentatives, parfois maladroites, d’en faire preuve chez les personnes moins scolarisées qu’elles, au lieu d’essayer de les aider à faire des mises au point, des corrections et des nuances. À l’inverse, ce sont parfois, dans d’autres situations, les personnes moins scolarisées qui font preuve d’étroitesse d’esprit. Par exemple quand il s’agit de prendre ses distances vis-à-vis de la morale du travail dans sa forme la plus brute, qui tend à condamner le fait de passer des années à étudier, à lire, à écrire et à réfléchir, aux frais des bons travailleurs qui triment dur, pense-t-on.

Il nous faut donc préciser la question que nous nous posons : pourquoi les personnes plus scolarisées, dans le contexte de la crise actuelle, sont souvent à un tel point dépourvues d’esprit critique, qu’elles en sont ravalées sous leurs concitoyens moins scolarisés, qu’elles regardent pourtant de haut ? Qu’est-ce qui, dans l’éducation dite supérieure qu’elles ont reçue, explique pourquoi elles se rangent du côté des autorités politiques et sanitaires ?

D’abord, une partie importante de l’éducation a pour but, dans plusieurs disciplines, d’inculquer le respect des autorités et des lieux communs. Certes, ces autorités et ces lieux communs peuvent varier considérablement selon les universités, les facultés, les départements et les tendances internes à chaque discipline ; mais il n’en reste pas moins vrai qu’on y pense souvent en s’appuyant sur ces autorités et ces lieux communs, et que souvent les désaccords observables dans les milieux universitaires ne sont pas une manifestation d’esprit critique, mais plutôt des heurts entre autorités et lieux communs incompatibles. Ceux qui, parmi nous, sont des administrateurs se sont fait inculquer des principes et des théories de management sans lesquels on ne saurait être un bon gestionnaire. Les enseignants se sont fait bourrer la tête de théories pédagogiques qu’on peut difficilement remettre en question, et qui dictent les savoirs et les compétentes qu’ils doivent enseigner, et les manières autorisées de le faire. Les spécialistes de la santé ont été adaptés à notre système de santé et à la manière dont on y pratique la médecine. Tout comme les avocats ont été adaptés à notre système juridique, qui constitue le cadre en dehors duquel il leur est difficile de penser. Les psychologues et les psychiatres font le tri des comportements et des sentiments normaux et anormaux à partir de critères qui proviennent de théories abstraites ou de systèmes de classification des anomalies psychiques. Les anthropologues, les sociologues et les philosophes comprennent le monde dans lequel ils vivent à partir de théories générales qui font autorité, et auxquelles la réalité doit et ou devrait se conformer. Etc.

Le problème avec cette éducation, c’est qu’elle détourne les personnes qui la reçoivent de l’observation de la réalité qui les entoure, et qu’elle les empêche de réfléchir à partir d’elle, et non pour y chercher une confirmation des théories qu’on leur a enseignées, ou une simple occasion de les appliquer. Cela est aggravé par le fait que les professeurs disent à leurs étudiants ce qu’il faut comprendre de ces théories, ce qu’il faut en tirer, comment il faut les appliquer, allant jusqu’à exiger de leurs étudiants de tous les cycles, quand ils rédigent leurs travaux, leurs mémoires et leurs thèses, qu’ils s’appuient sur des spécialistes qui font autorités quant à la manière de comprendre et d’appliquer ces théories qui font autorité. Les professeurs-chercheurs eux-mêmes doivent s’appuyer sur de telles autorités, et c’est justement en s’appuyant sur elles, ou en s’appuyant les uns sur les autres, qu’ils peuvent réussir à devenir eux-mêmes des autorités. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les conférences de la plupart des professeurs de sciences humaines et sociales, ou de lire leurs articles, et de porter une attention particulière à la fréquence des citations et des références, et au rôle important qu’elles jouent dans leur pensée, au point de les empêcher de penser, de leur tenir lieu de pensée, et de se substituer à une réflexion libre et autonome.

Et voilà que le Virus arrive ! Et les théories que les personnes scolarisées ont apprises à l’école, ou qu’elles continuent à manier si elles travaillent dans le milieu universitaire, ne leur permettent pas d’appréhender la situation, que les théoriciens et leurs commentateurs n’ont évidemment pas pu prévoir. Face à ce vide, que faire ? Pas possible de se tourner simplement vers les théories et les discours tout faits pour trouver des réponses ! Le bon sens demande de penser à partir de la situation elle-même, en faisant preuve de beaucoup de prudence, c’est-à-dire sans croire que ce que les autorités disent est la vérité ou toute la vérité. Mais ces personnes qui sont habituées de penser par autorité, et de soumettre la réalité concrète aux discours qu’on fait sur elle, ne se mettront pas de sitôt à penser autrement ! Alors que feront-elles ? Elles se rabattront sur les premières autorités qu’elles trouveront, à savoir le gouvernement, les médias et les experts auxquels on donne l’occasion de s’exprimer et qui, à quelques nuances près, s’entendent. Et s’il faut toujours que ces personnes plus scolarisées se distinguent de leurs concitoyens moins scolarisés, ce sera par leur zèle moralisateur. Faute de pouvoir montrer qu’elles sont plus intelligentes, elles montreront qu’elles sont plus morales. Ou qu’elles sont plus intelligentes parce qu’elles sont plus morales, faute de pouvoir le montrer autrement.

Quant aux professeurs et aux chercheurs qui voient bien que ça ne fait pas sens de se ranger du côté des pouvoirs politiques et des puissances médiatiques auxquels ils s’opposent sur d’autres points, au nom des théories auxquelles ils adhèrent, beaucoup gardent le silence, soit qu’ils ne sachent pas quoi faire de cette situation, soit qu’ils jugent sage d’attendre que la crise sanitaire passe. D’autres, plus rares, font quelques efforts pour tirer de leurs théories quelque chose qui pourrait s’appliquer à la situation actuelle, ce qui a généralement pour résultat des platitudes sans implications pratiques, ou des sermons moralisateurs étayés par des autorités intellectuelles.

Revenons-en aux personnes moins scolarisées, qui n’ont pas été soumises à la discipline universitaire. Pour cette raison, elles semblent y voir plus clair, et elles se disent plus souvent qu’il y a des choses qui clochent dans ce que le gouvernement, les journalistes et les experts patentés nous racontent, en se fiant davantage à ce qu’elles voient et à ce qu’on leur rapporte, ainsi qu’à leur bon sens. Car la discipline du travail à laquelle elles sont plus soumises que les universitaires, se soucie moins de menotter leur pensée que de leur faire accomplir les tâches voulues par leurs employeurs, par opposition à la discipline scolaire.

Est-ce à dire qu’il faudrait en finir avec l’éducation supérieure, qui coûte cher à notre société, et dont les principaux produits pensaient par autorité avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, et continuent de le faire maintenant ? Certainement pas. Ce que les personnes moins scolarisées peuvent comprendre a aussi ses limites, et elles sont aussi sujettes à des erreurs, surtout quand les personnes qui exercent une influence sur elles ont moins pour objectif de vraiment les aider à comprendre mieux la situation et à penser de manière plus rigoureuse, que de rallier et d’organiser les mécontents – ce qui, dans le contexte actuel, n’est pas une mauvaise chose, soit dit en passant. Mais c’est insuffisant.

Alors que faire pour que l’éducation supérieure, censée rendre autonome intellectuellement et avoir une fonction critique dans notre société, soit utile, au lieu d’être nuisible ? Libérer l’éducation supérieure de la discipline scolaire où règne la pensée par autorité, et qui est compatible avec la discipline sanitaire qu’on nous impose depuis neuf mois. Et comme cette discipline scolaire est le prolongement de celle qui existe dans les écoles primaires et secondaires et dans les cégeps, en faire autant pour ces établissements d’enseignement. Mais sans oublier que les enfants et les adolescents, qui fréquentent les écoles primaires et secondaires, ne peuvent pas non plus être traités comme des adultes autonomes, et qu’il n’est pas possible d’abolir simplement l’autorité. Sa fonction serait alors de leur permettre de devenir de plus en plus autonomes, et de leur apprendre à se passer progressivement d’elle. De manière semblable, il faudrait bien que les professeurs, dans les cégeps et les universités, disposent d’une certaine autorité pour donner leurs cours et faire leurs recherches comme ils l’entendent, pour former leurs étudiants et garder vivante leur discipline, et aussi pour empêcher que d’autres autorités profitent d’une absence d’autorité pour s’imposer, par exemple les administrateurs. Alors ces formes d’autorité, différentes de celles que nous connaissons, ne seraient plus des obstacles à la liberté, mais plutôt l’une de ses conditions de réalisation.

Je ne fais ici qu’esquisser une piste de réflexion, qu’il faudrait explorer grâce à un débat public, et aussi grâce à des expérimentations dans les établissements d’enseignement, car il y a certainement plusieurs voies possibles, dont on ne peut juger des avantages et des inconvénients qu’en en faisant l’essai. Du moins, c’est ce qu’il faudrait faire quand l’état d’urgence sanitaire prendra fin, si cela arrive un jour. Justement pour que l’état d’urgence sanitaire ait moins de chances d’être déclaré et accepté une autre fois, car notre obéissance actuelle n’est pas simplement le produit de la crise sanitaire, mais est aussi un effet de la discipline scolaire qui nous a façonnés, entre autres.