Pour la liberté bureaucratique

Pour que l’enseignement et la recherche universitaires soient utiles à la société, les professeurs et les chercheurs doivent bénéficier d’une grande liberté. Ils doivent pouvoir enseigner ce qui leur semble vrai et utile, et faire des recherches sur ce qui leur semble vrai et utile, sans s’inquiéter des désirs de l’administration universitaire, des corporations qui financent les universités ou qui ont des partenariats avec elles, et des gouvernements qui octroient des subventions de recherche, sauf quand ces organisations cherchent à promouvoir l’enseignement et la recherche libres de ce qui est vrai et utile. Malheureusement, les universités, les corporations privées et les gouvernements voient souvent les choses d’un autre œil. Les professeurs et les chercheurs universitaires qui ne jouent pas le jeu, c’est-à-dire qui n’enseignent pas ce qu’on voudrait et qui ne font pas des recherches sur ce qu’on voudrait, ou qui enseignent ce qu’on voudrait qu’ils n’enseignent pas et qui font des recherches sur ce qu’on voudrait taire ou passer sous silence, voient leur carrière académique compromise et risquent de perdre leurs subventions de recherche ou de ne jamais obtenir de subventions. Ils s’exposent même à des sanctions disciplinaires (suspension sans solde et congédiement) si leur enseignement et leurs recherches s’opposent frontalement aux opinions morales et politiques défendues par les administrations universitaires, les gouvernements et les corporations qui ont des relations de copinage avec les administrateurs universitaires, les bureaucrates et les dirigeants politiques ; ou s’ils critiquent publiquement les manigances pour orienter ou contrôler l’enseignement et la recherche au sein de l’institution dans laquelle ils travaillent. Et si rien ne leur arrive immédiatement, ils se font des ennemis qui, tôt ou tard, auront peut-être l’occasion de leur nuire, par exemple lors de l’évaluation d’un article ou d’un dossier de candidature pour obtenir un poste ou une subvention de recherche. Là où les représailles sont bien réelles pour qui refuse d’entrer dans les rangs, là où il n’existe pas une atmosphère de liberté, la fonction critique des universités est neutralisée. La fonction des universités est alors plutôt d’estampiller les opinions ou les idéologies à la mode ou qu’on veut imposer avec le sceau d’une quelconque discipline universitaire, scientifique ou autre, conformément aux intérêts des administrations universitaires, des corporations et des gouvernements qui voient dans l’université un grand bassin de travailleurs intellectuels devant contribuer à leur propagande.

Il est vrai que les professeurs et les chercheurs universitaires – peut-être à cause de toutes les contraintes qu’on leur a imposées sous prétexte de lutter contre le virus – sont de plus en plus nombreux à comprendre qu’il est important de défendre la liberté universitaire. Il est dommage que cette liberté se soit érodée depuis plusieurs décennies et que les universitaires aient pris autant de temps à se réveiller. Mais au moins un certain désir de défendre ce qui reste de cette liberté existe.

On ne peut pas en dire autant des employés de la fonction publique. A-t-on même déjà entendu parler d’une liberté bureaucratique ? Pour beaucoup de fonctionnaires, une telle liberté serait une contradiction dans les termes, car la bureaucratie est justement caractérisée par des procédures, une discipline et une hiérarchie qui réduisent au minimum la marge de manœuvre des fonctionnaires. Quand ils ne sont pas de simples exécutants qui doivent faire ce qui a été décidé en haut lieu, quand ils occupent des postes où sont sollicitées des compétences professionnelles ou des aptitudes intellectuelles plus avancées, il s’agit essentiellement de déterminer la manière dont seront appliquées ces décisions, de concevoir ou de faire concevoir les outils nécessaires pour les appliquer, et de justifier ou de promouvoir ces décisions au sein de la bureaucratie publique et dans la société en général. S’il est difficile de savoir ce qui se passe vraiment dans la tête de ces drôles de bêtes que sont les fonctionnaires et à l’intérieur des bureaucraties opaques, il est vraisemblable que, pour la plupart, les fonctionnaires s’accommodent fort bien de la situation et qu’ils ne pensent même pas à désobéir à leurs supérieurs, à s’opposer résolument aux décisions prises en haut lieu ou aux grandes tendances qui sont dans l’air du temps, et à s’exprimer publiquement à ce sujet. Non seulement les fonctionnaires savent très bien à quelles sanctions administratives ou disciplinaires ils s’exposeraient, ils considèrent que c’est leur travail de faire ce qu’on leur demande et de se taire si ce qu’ils font nuit à leurs concitoyens et à eux-mêmes. Même les syndicats, qui prennent parfois la défense des rares lanceurs d’alerte, ne remettent pas en question les lois, les règlements et les coutumes qui font des fonctionnaires des servants des organismes bureaucratiques et de leurs dirigeants.

De ce manque de liberté bureaucratique, il en résulte que la fonction publique constitue un État dans l’État. Son opacité pour les citoyens a pour effet qu’il est très difficile pour eux de déterminer dans quelle mesure ce qui s’y fait sert ou non leurs intérêts. Cette opacité existe sans doute aussi pour les fonctionnaires, qui ignorent souvent ce qui se passe dans les autres ministères ou organismes publics et dans d’autres directions des mêmes organismes, qui sont plus ou moins mal informés de ce qui les concerne directement, et qui ne sont souvent pas en mesure d’avoir une vision d’ensemble de la situation, sauf de manière assez fragmentaire, après avoir occupé plusieurs postes différents dans plusieurs organismes publics. Les engagements de confidentialité, la discrétion vis-à-vis des non-fonctionnaires et les sanctions disciplinaires empêchent les fonctionnaires qui le voudraient d’informer les citoyens ou les autres fonctionnaires de ce qui va à l’encontre des intérêts des citoyens et de ce qui sert d’autres intérêts, par exemple ceux des dirigeants politiques, ceux des organismes bureaucratiques toujours en quête de nouveaux fonds et de nouveaux pouvoirs pour s’étendre et se multiplier, et ceux des entreprises qui s’enrichissent grâce aux contrats publics ou aux partenariats privé-public, ou qui ont intérêt à ce qu’on prenne des orientations économiques, énergétiques, écologiques, sanitaires, militaires et technologiques qui créent de nouveaux besoins, qui ouvrent de nouveaux marchés ou qui leur permettent de contrôler davantage la société et nos manières de vivre.

Les dirigeants politiques et bureaucratiques peuvent bien réorganiser les organismes bureaucratiques en prétendant que cela servira davantage l’intérêt des citoyens. Aussi longtemps que la liberté bureaucratique sera à peu près inexistante, et que les fonctionnaires seront les servants de ces organismes et de leurs dirigeants, il est impossible pour nous, citoyens, de savoir ce qui se passe vraiment dans ces organismes abreuvés d’argent grâce aux impôts et aux taxes que nous payons. À défaut de le savoir, nous ne pouvons pas présumer qu’on y sert nos intérêts, ou que ce sont eux qui guident l’incessante et coûteuse activité bureaucratique. Les moyens pris pour empêcher les fonctionnaires de s’exprimer librement et publiquement sur ce qui se passe dans ces organismes nous autorisent à supposer le contraire. Car si on n’avait rien à nous cacher, car si on y servait vraiment nos intérêts, car si on ne profitait pas de ce manque de transparence pour s’adonner à des magouilles, il n’aurait pas lieu de prendre ces précautions et de traiter les citoyens comme une puissance étrangère à laquelle les fonctionnaires ne devraient pas révéler des informations confidentielles ou des documents secrets. C’est pourquoi il est important que les citoyens réclament cette liberté bureaucratique, sans laquelle les organismes publics ne peuvent être qu’opaques. Quant aux fonctionnaires et à leurs syndicats, ils devraient militer pour l’obtention de cette liberté et ainsi essayer de rallier une partie de l’opinion publique, souvent mal disposée à leur égard, en raison de l’opacité de la fonction publique et même du parasitisme et de la trahison dont se rendraient coupables les fonctionnaires en servant d’autres intérêts que ceux des citoyens et en existant aux dépens de ces derniers.