Pour empêcher les fraudes électorales et redonner confiance en nos institutions démocratiques

Peu de temps après les élections qui ont eu lieu au Québec le 3 octobre 2022, des citoyens ont commencé à signaler plusieurs bizarreries qui pourraient être des indices d’une fraude électorale (Le Tribunal de l’infaux) : électeurs retirés par erreur de la liste électorale en raison d’un « bug informatique », électeurs auxquels on dit qu’ils auraient déjà voté par anticipation quand ils se présentent au bureau de vote le jour des élections, cartes d’électeur envoyées à des adresses qui n’existent pas (grâce à l’ajout d’appartements fictifs dans des immeubles à logement ou dans des maisons, par exemple) ou dans des résidences de personnes âgées en perte d’autonomie et inaptes à voter, taux de vote par anticipation très élevé précisément dans des circonscriptions électorales où le Parti conservateur du Québec avait des chances de faire élire des députés, etc. Le tout dans un contexte où la loi électorale a été modifiée pour faciliter les votes à distance, sous prétexte de COVID-19, ce qui a aussi pour effet de faciliter les fraudes électorales.

Je ne veux pas évaluer ici le bien-fondé de ces soupçons et les effets que cela aurait eu sur les résultats des récentes élections. Je pense seulement qu’il faudrait enquêter pour voir si ces allégations sont fondées ou non et, dans l’affirmative, poursuivre les personnes coupables en justice, même si je doute que cela se produise, puisque s’il y a effectivement eu une fraude électorale, les mêmes personnes qui seraient capables de faire cette fraude seraient probablement aussi en mesure d’influencer les enquêteurs et les juges ou d’exercer des pressions sur eux. Ce qui implique que ceux qui ont des soupçons continueraient d’en avoir même après que des enquêteurs et des juges concluraient qu’il n’y a pas eu de fraude électorale. C’est donc la confiance en nos institutions démocratiques qui est minée. Pour cette raison, nous ne devons pas chercher des solutions qui empêcheraient seulement les fraudes électorales : il faudrait aussi en trouver qui rendraient plus rares ces soupçons et qui réussiraient à redonner confiance en nos institutions démocratiques, au lieu de déplorer simplement ce manque de confiance, comme le font certains politiciens et journalistes, en allant parfois jusqu’à exhorter ceux qui ont des soupçons à faire confiance à nos institutions, sans prendre véritablement en considération les raisons de ces soupçons, ce qui n’élimine pas ces derniers, mais ce qui contribue plutôt à les aggraver.

Si c’est certainement une bonne idée de rendre moins faciles le vote par anticipation et le vote à distance, et aussi de renforcer et de rendre plus indépendants les dispositifs de surveillance des élections, cela ne saurait à mon avis suffire. Il faut envisager des transformations du mode de scrutin et des institutions démocratiques qui rendraient plus difficiles de réaliser des fraudes électorales et qui auraient pour effet que les effets obtenus seraient moins importants et plus difficiles à prévoir pour les fraudeurs, afin de dissuader ces derniers d’organiser de telles fraudes. Du même coup, les plus soupçonneux d’entre nous (de manière générale ou seulement quand les élections ne tournent pas comme ils l’auraient aimé) auraient moins d’occasions d’avoir des soupçons et pourraient plus difficilement trouver une oreille attentive chez certains de leurs concitoyens. Ainsi de telles transformations institutionnelles seraient à la fois profitables pour ceux qui craignent d’être trompés et pour ceux qui s’inquiètent des effets de la perte de confiance en nos institutions démocratiques.

L’abolition des partis politiques, que j’ai déjà proposés dans deux billets portant sur la réforme du mode de scrutin (9 octobre et 16 octobre 2022), me semble réduire considérablement les risques de fraude électorale et, ce faisant, redonner une confiance justifiée en nos institutions démocratiques.

L’une des choses qui rend possible la fraude électorale, c’est que les partis politiques appauvrissent et uniformisent l’offre politique. Les votes ou les intentions de votes peuvent donc être classés dans quelques catégories politiques facilement identifiables. Lors d’élections présidentielles, il s’agit essentiellement, pour les fraudeurs, de savoir quelles sont à peu près les intentions de votes pour les candidats des principaux partis politiques, et ensuite de faire pencher la balance du côté voulu en trafiquant les votes. Lors d’élections législatives, il s’agit de savoir approximativement quelles sont les intentions de votes dans les différentes circonscriptions, et de falsifier les votes dans des circonscriptions clés pour faire obtenir au parti politique choisi des sièges supplémentaires à l’Assemblée législative et ainsi lui permettre d’obtenir un meilleur contrôle de cette assemblée. Pour les pays comme le Canada, où il y a seulement des élections législatives et où le chef de l’État n’est pas un président élu séparément, mais le premier ministre qui est de facto le chef du parti qui a remporté le plus de sièges lors de ces élections (d’après nos lois constitutionnelles qui ne rendent plus compte de la réalité politique, c’est le roi d’Angleterre qui est le chef suprême, mais il n’intervient presque pas dans la politique fédérale ou provinciale canadienne, sauf très rarement par l’intermédiaire du gouverneur général ou du lieutenant-gouverneur, qui occupent des fonctions honorifiques), ceux qui décideraient d’organiser une fraude électorale feraient d’une pierre deux coups : en plus de faire contrôler le Parlement au parti politique choisi, le chef de ce parti serait propulsé à la fonction politique la plus élevée, il contrôlerait le pouvoir législatif grâce à ligne de parti, et il contrôlerait le pouvoir exécutif en choisissant pour ministres des copains de son parti. Dans ce contexte, on comprendra que le jeu en vaut la chandelle pour les fraudeurs.

Imaginons maintenant ce qu’il se produirait si les partis politiques qui jouent un rôle si important dans nos institutions politiques étaient abolis. Les élections législatives consisteraient alors à voter pour des candidats qui seraient tous indépendants, qui le demeureraient après leur élection et qui ne seraient pas rattachés à des circonscriptions électorales, chaque électeur pouvant voter pour tous les candidats qui se présenteraient aux élections provinciales ou fédérales. Pour qui voudrait organiser une fraude électorale, il serait beaucoup plus difficile de sonder les intentions de vote et d’élaborer une stratégie capable de produire les résultats voulus. Privées des étendards des partis pour classer les intentions de vote et dégager des tendances d’ensemble et par circonscription électorale, comment les firmes de sondage pourraient-elles présenter un tableau quelque peu fidèle aux organisateurs de la fraude, d’autant plus que les possibilités de vote seraient beaucoup plus diversifiées, et qu’il faudrait attendre de savoir quels sont les citoyens qui présentent leur candidature et laisser les tendances se dessiner peu à peu après le début de la campagne électorale ? La situation se compliquerait encore plus pour ces firmes de sondage si chaque électeur disposait de quelques voix de valeur différente, qui lui permettraient d’exprimer un premier choix, un deuxième choix et un troisième choix sur son bulletin de vote.

Admettons que, malgré tout, les fraudeurs décident d’aller de l’avant. Le plus simple, pour eux, serait probablement de ne pas se soucier des intentions de vote, et de falsifier massivement les votes pour obtenir les résultats voulus. Le problème, c’est qu’il n’est pas si simple d’obtenir ces résultats quand il ne s’agit pas simplement de déposer dans les urnes des bulletins de vote frauduleux qui sont favorables aux candidats du parti politique qu’on veut voir gouverner. Il faudrait alors que les fraudeurs évaluent un à un les candidats qui sont les plus favorables ou les moins opposés à leurs intérêts, avec de bonnes chances de se tromper, à défaut d’une ligne de parti pour les guider. Ou bien il leur faudrait constituer un parti politique occulte, au sens où il n’aurait pas d’existence officielle, parrainer secrètement un assez grand nombre de candidats pour affecter la composition du Parlement, et trafiquer les votes pour faire élire ces candidats. À première vue, une fraude ayant pour objet les députés d’un parti politique secret serait plus difficile à repérer, pour les vérificateurs des élections et les enquêteurs, qu’une fraude favorable à plusieurs candidats d’un même parti politique reconnu. En fait, le grand nombre de candidats qu’il faudrait alors mettre dans le coup augmenterait plutôt de manière significative les chances que le complot soit éventé, alors que quand il existe des partis politiques, il suffit d’être de mèche avec les principales personnalités politiques du parti choisi, les candidats de deuxième ordre, de troisième ordre et de quatrième ordre leur devant obéissance, sous peine d’être exclus du parti politique.

Même dans l’hypothèse où des fraudeurs habiles réussiraient à faire élire un grand nombre de candidats de leur choix, le contrôle qu’aurait ce parti politique occulte sur le Parlement serait limité par le fait que, même s’il était majoritaire, ses membres ne pourraient pas toujours voter de la même manière en suivant une sorte de ligne de parti, sans courir le risque de se faire repérer et soupçonner de fraude et de représenter les intérêts d’un parti politique illicite et de ceux qui le contrôlent et le financent illégalement, au lieu des intérêts des citoyens qui les auraient élus, lesquels peuvent être compris de diverses manières et ne sauraient produire un accord unanime et constant entre quelques dizaines de députés indépendants, par exemple. Les membres élus de ce parti ne pourraient pas davantage faire des tractations avec des partis politiques officiellement reconnus pour que leurs députés les appuient lors de certains votes, comme cela se fait dans les régimes politiques actuels où les partis politiques jouent un rôle central. Il leur faudrait essayer de convaincre, de courtiser ou corrompre les députés indépendants un à un, ce qui pourrait encore une fois les faire repérer.

De ces difficultés, il résulte que ce parti politique occulte, même s’il était fortement représenté au Parlement, pourrait difficilement contrôler le Conseil exécutif et y faire élire les siens, puisque chaque membre du Conseil devrait être élu par le Parlement, aurait des comptes à lui rendre après son élection et pourrait être démis de ses fonctions par lui.

Étant donné la résistance des institutions démocratiques après l’abolition et même l’interdiction des partis politiques, les fraudes électorales exigeraient un grand investissement de temps et d’énergie, alors que les résultats obtenus seraient loin d’être assurés. Si on ajoute à cela la menace de poursuites judiciaires systématiques en cas de fraude électorale et de châtiments sévères pour les membres d’un parti occulte donné et leurs parrains, contre lesquels les élus qui échapperaient en grande partie à leur contrôle ne pourrait pas les protéger, les fraudeurs en viendraient souvent à se demander si le jeu en vaut la chandelle. Autrement dit, ces transformations institutionnelles auraient sur eux un effet dissuasif.

Pour en revenir à ceux d’entre nous qui se méfient des institutions démocratiques et qui croient voir, à tort ou à raison, des indices d’une fraude électorale au Québec, au Canada, aux États-Unis, en France et ailleurs en Europe, les transformations institutionnelles que je propose devraient les satisfaire en ce qu’elles rendraient moins probable que de telles fraudes se produisent, surtout en passant inaperçues. En ce qui concerne ceux d’entre nous qui croient que de telles fraudes n’ont pas lieu et sont impossibles dans nos démocraties occidentales, mais que ce manque de confiance en nos institutions politiques inquiètent, ils devraient eux aussi approuver l’abolition des partis politiques qui – en rendant les fraudes électorales moins avantageuses, plus difficiles et plus risquées – devrait accroître la confiance que nous avons en ces institutions. C’est donc une formule gagnant-gagnant.