Possibilités d’utilisation du travail des machines

Depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, des opinions s’affrontent sur les avantages et les inconvénients du travail des machines. S’il est vrai que nul ne doute des importants bénéfices qu’il en découle pour les industriels et les financiers, lesquels s’en mettent alors plein les poches en raison de la diminution des coûts de production et d’une dépendance réduite à l’égard de la main-d’œuvre humaine, la question est beaucoup moins claire pour les masses laborieuses. Des artisans du début du XIXe siècle, sous la menace de se retrouver sans travail à cause des machines plus productives qu’eux, se sont d’abord révoltés et ont détruit ou saboté lesdites machines. Par la suite, les ouvriers, dont des enfants, qui les ont ensuite peu à peu remplacés se sont retrouvés à travailler dans des conditions inhumaines et à être réduits à la servitude, par exemple en travaillant quinze ou seize heures par jour, six jours par semaine, le tout pour un salaire de misère, qui ne leur permettait pas de manger à leur faim, de vivre dans des logements assez grands et salubres et de se vêtir convenablement ou assez chaudement. La situation s’est ensuite graduellement améliorée pour diverses raisons (les luttes ouvrières, la crainte qu’avaient les élites économiques et politiques d’une révolution comme en Russie, le besoin d’une main-d’œuvre scolarisée et spécialisée, l’accès plus large aux marchandises et aux services grâce auxquels les élites économiques s’enrichissent, etc.). Mais depuis quelques décennies, les conditions de vie des masses laborieuses se détériorent à nouveau. Les travailleurs sont de plus en plus endettés, souvent même avant d’avoir intégré entièrement le marché de travail. Les salaires ne sont pas indexés à l’augmentation régulière du coût de la vie. La condition de salarié se généralise, les petits entrepreneurs deviennent de moins en moins nombreux, et les travailleurs deviennent de plus en plus dépendants de grandes entreprises privées pour satisfaire leurs besoins, y compris les plus fondamentaux, comme se nourrir et se vêtir. Et voilà que les élites économiques et politiques occidentales en rajoutent en provoquant, par bêtise ou malveillance, une crise économique, énergétique et alimentaire, sous prétexte de venir à bout d’un méchant virus (qui pourrait n’être que le premier d’une longue série), de soutenir jusqu’au bout l’Ukraine contre l’armée russe, de détruire l’économie de la Russie et de renverser son gouvernement, et de lutter contre les changements climatiques. Tout ça alors que de nouvelles technologies connaissent d’importantes avancées, et que l’intelligence artificielle permettra, nous dit-on, d’automatiser davantage le travail et de réduire les besoins de main-d’œuvre humaine. Il est donc légitime de nous demander où on cherche à nous mener, et plus particulièrement si les nouvelles innovations technologiques seront profitables ou nuisibles pour nous, et à quelles conditions elles peuvent l’être.

 

Première possibilité : le labeur improductif

La paresse est la mère de tous les vices, entendons-nous parfois dire. Pour ceux qui nous exploitent et nous dirigent, cela veut dire qu’on gagne à nous occuper coûte que coûte, afin que nous soyons trop mobilisés, fatigués, abrutis et dégénérés par le travail pour avoir le temps, l’énergie et l’envie de résister et de lutter contre notre asservissement. Non seulement des emplois laborieux mais improductifs font l’affaire pour obtenir ce résultat, mais ils conviennent mieux que les emplois laborieux et productifs. Nous sentons la différence quand on nous fait travailler simplement pour nous faire travailler, même si nous aimons croire que ce que nous faisons alors est utile, ou justement pour cette raison.

Il est donc possible que les élites économiques et politiques qui nous gouvernent favorisent la multiplication de ce que les anglophones appellent « bullshit jobs », qu’ils définissent comme des emplois dénués de sens ou inutiles. Ce n’est certainement pas une nouveauté. Aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, des employés ont pour travail de faire de l’assurance-qualité qui n’améliore la qualité de rien d’utile, d’élaborer et d’améliorer en continu des normes et des procédures qui ne rendent pas le travail plus efficace et qui le rendent même plus inefficace, d’en surveiller l’application, de mettre en valeur leurs supérieurs, de corriger temporairement des problèmes dont les causes perdurent malgré ces correctifs ou justement à cause d’eux, et d’alimenter la croissance des organisations bureaucratiques qui ont pour fonction principale de créer des « bullshit jobs » et d’occuper une partie importante de la population active, pour qu’elle s’agite inutilement et s’épuise ainsi, au lieu d’être oisive et d’en venir à avoir des idées et des désirs que nos exploiteurs et nos chefs politiques n’aiment pas.

Dans l’hypothèse où les progrès de l’intelligence artificielle et de la robotisation réduiraient considérablement le besoin en main-d’œuvre humaine pour faire du travail utile, il est vraisemblable que nos dirigeants adoptent des orientations économiques qui rendront encore plus fréquents les « bullshit jobs », qui amplifieront leur caractère inutile et même absurde, et qui les rendront encore plus pénibles. S’il est vrai que beaucoup d’entre nous avons ou avons eu un jour un « bullshit job », cela deviendra alors, à un degré ou un autre, le lot de tous ceux qui n’appartiennent pas à l’élite économique et politique, qui vit du travail des machines et qui consolide son pouvoir grâce à notre travail laborieux, inutile et même nuisible. Le rapport de force sera alors entièrement à l’avantage de cette élite, qui n’aura pas besoin de ce travail improductif pour vivre dans le luxe le plus indécent, alors que les travailleurs, eux, auront besoin de ces « bullshit jobs » pour subsister et « gagner leur vie ». La seule utilité pour les élites du travail improductif, c’est de consolider l’ordre social qui leur est profitable et de produire des êtres humains dociles et diminués qui leur serviront à se faire valoir et à confirmer leur supériorité en maintenant dans une situation d’infériorité tous ceux d’entre nous qui ne peuvent pas raisonnablement espérer devenir l’un des leurs.

 

Deuxième possibilité : la mise au rancart

Il se peut aussi que nos dirigeants économiques et politiques décident de ne pas se donner tant de mal, ou de ne pas entretenir de nombreux gestionnaires qui se donneraient tant de mal, seulement pour nous garder occupés en nous confinant à des emplois inutiles et absurdes. Car ne sous-estimons pas à quel point cela serait laborieux et coûteux, même en exploitant les détenteurs des « bullshit jobs » et ceux qui doivent les gérer. Dans ce futur possible, pas question de se raconter des histoires : beaucoup des emplois qui existent actuellement seront considérés comme obsolètes, le travail pouvant être réalisé plus efficacement par des machines, des robots et des intelligences artificielles. Pourquoi les grandes entreprises nationales ou multinationales, qui s’imposent de plus en plus dans tous les secteurs économiques, continueraient-elles d’utiliser une main-d’œuvre humaine qui est plus coûteuse, qui est plus difficile à utiliser, et qui ose parfois protester et même se révolter ? Pourquoi les forces de production contrôlées par l’élite économique ne pourraient pas être utilisées pour lui procurer directement tout ce qu’elle se procure maintenant moins directement, grâce à la consommation de leurs produits par les masses laborieuses et les contrats publics payés avec les taxes et les impôts que les gouvernements font payer aux travailleurs ?

Mais alors que faire de tous ces travailleurs, qui seraient alors des bouches inutiles ? Continuer à leur payer un salaire assez élevé même s’ils sont remplacés par des machines, des robots et des intelligences artificielles, afin qu’ils puissent conserver le même niveau de vie et vivre librement, sans la servitude du travail ? Allons donc ! A-t-on déjà vu les oligarques qui exploitent les masses laborieuses depuis deux siècles avoir une telle idée ? Pourquoi l’auraient-ils alors maintenant ? Faut-il penser qu’ils couperont simplement les vivres aux masses laborieuses ? Certains aimeraient peut-être le faire, mais cela provoquerait vraisemblablement de l’opposition chez les masses laborieuses. C’est pourquoi il serait préférable d’écarter progressivement les travailleurs, tout en leur donnant les moyens de survivre grâce à une aide financière accordée par l’État, comme cela s’est produit pendant les confinements, sous prétexte de lutter contre le méchant virus et d’autres qui pourraient lui succéder. Et pourquoi s’en tenir à un prétexte, quand il est possible de transformer radicalement l’économie, ou de la détruire, au nom de mesures prises contre la Russie à cause de la guerre en Ukraine et de la lutte contre les changements climatiques ? Les populations occidentales, au lieu de voir pour ce qu’il est le sale tour qu’on est en train de leur jouer, pourraient s’imaginer qu’elles se sacrifient pour la démocratie et la survie de la planète et de l’espèce humaine.

Les transformations économiques rapides qui sont en train de se produire pourraient entraîner une dégradation accélérée des conditions de vie et des souffrances si grandes que l’aide des gouvernements, sous les formes que nous avons connues jusqu’à maintenant, ne sauraient suffire à les soulager. C’est peut-être pourquoi on voit circuler, dans les milieux politiques et bureaucratiques liés au Forum économique mondial, l’idée d’une certaine forme de revenu universel, qui consiste essentiellement en une forme de charité que les élites économiques, bureaucratiques et politiques accorderaient aux travailleurs désormais inutiles ou incapables de gagner leur vie, par l’intermédiaire de l’État, qui est devenu la créature des oligarques. En fait, il ne s’agirait pas d’un revenu universel, puisque ces personnes ne donnent jamais rien sans exiger ou imposer quelque chose en retour. Dans ce cas-ci, elles pourraient imposer des conditions pour l’obtention de cette allocation, comme les parents en imposent à leurs enfants. Ces derniers pourraient en être privés s’ils ne se font pas vacciner une ou deux fois par année et si on les accuse d’avoir fait de la désinformation et d’avoir tenu des propos discriminatoires, haineux et anti-establishment sur les réseaux sociaux ou même en privé. Ceux qui accorderaient ces allocations pourraient aussi vouloir contrôler la manière dont cet argent serait dépensé, grâce à de nouvelles technologies comme l’identité numérique et la monnaie numérique de banque centrale rendant possible la traçabilité de toutes les transactions, et du même coup le contrôle des aliments consommés et dans quelles quantités ils le sont, et celui des dépenses énergétiques pour l’éclairage, le chauffage et les déplacements, par exemple.

Même si les masses laborieuses étaient en partie ou en totalité libérées de la condition de salarié, elles perdraient alors l’indépendance relative que leur procuraient leur salaire et le droit de dépenser leur argent comme elles l’entendent, pour être traitées comme de grands enfants auxquels les élites daigneraient verser une allocation qui servirait à contrôler ce qu’ils font et disent et donc à accroître leur servitude.

 

Troisième possibilité : les machines comme patrimoine de l’humanité

Même si les grandes entreprises et les oligarques qui les contrôlent tentent de s’approprier l’essentiel des avantages du travail des machines, il est indéniable que celles-ci ont été rendues possibles grâce à l’évolution des sciences et des techniques au fil des siècles et même des millénaires. Tout ce qu’ont fait ces oligarques, c’est de financer les derniers raffinements des machines (les ordinateurs, les robots et l’intelligence artificielle) à l’aide des sommes démesurément grandes que le travail des machines antérieures leur ont permis d’accumuler, au détriment du reste de l’humanité. Pourquoi les barons d’industrie et les vautours de la haute finance devraient-ils être les seuls ou les principaux bénéficiaires du travail des machines censées remplacer la main-d’œuvre humaine désormais inutile ou improductive, et qui devrait donc être maintenue dans la servitude et la pauvreté ? Voilà qui est tout à fait arbitraire.

La troisième possibilité, dont les élites économiques, politiques et bureaucratiques ne discutent presque jamais, c’est d’utiliser le travail des machines et la diminution des besoins en main-d’œuvre humaine pour libérer les masses laborieuses du travail tout en leur assurant des conditions de vie décentes, et pour leur procurer du même coup le temps, l’énergie et la disponibilité d’esprit nécessaires pour se cultiver moralement et intellectuellement et pour participer activement à la politique, comme les citoyens qu’ils sont censés être. Le temps qui est actuellement passé à obéir à nos employeurs et à servir leurs clients, et l’énergie qui est dépensée pour nous dresser et faire de nous des employés dociles, pourraient être utilisés pour nous développer moralement et intellectuellement et pour nous impliquer véritablement dans les affaires politiques de nos pays en principe démocratiques, au lieu de les abandonner à la classe politique et à l’élite économique qui tire les ficelles et qui fait d’elle son pantin, de plus en plus ouvertement et effrontément.

Pour que le travail des machines puisse devenir un facteur d’accroissement de notre liberté et d’amélioration de nos conditions de vie, une taxe pourrait être prélevée sur l’utilisation des machines par les entreprises et être distribuée à tous les citoyens. Il ne s’agirait pas d’un don qu’on nous ferait par charité, pour redistribuer la richesse ; pas plus qu’il ne s’agirait d’une sorte d’allocation qu’on nous accorderait comme à des enfants, à condition que nous nous montrions obéissants et respectueux des autorités politiques, bureaucratiques et économiques. Ce revenu universel serait au contraire nous serait versé sans conditions et sans exceptions, comme quelque chose qui nous est dû. Seulement ainsi peut-il accroître notre indépendance et nous libérer de la servitude.

Bien entendu, il est invraisemblable que nos élites économiques, politiques et bureaucratiques notoirement corrompues consentent à un tel projet de revenu universel. Si jamais cette idée se répandait et devenait plus populaire, nous pourrions compter sur elles pour essayer de l’écarter, de la discréditer ou de la pervertir. Ce n’est donc pas en collaborant avec elles que nous pourrions instituer cette forme de revenu universel. Ce serait malgré elles.


Revenons à ce qui se passe maintenant, sur la scène nationale et internationale, afin de nous demander si les conditions nécessaires pour que ces possibilités se réalisent existent ou non, pourraient exister ou pourraient disparaître.

Il y a d’abord le risque que la guerre en Ukraine évolue en un conflit plus large, peut-être même mondial. Plus le conflit dure, plus les États-Unis et ses vassaux occidentaux s’engagent dans ce conflit, par exemple en envoyant en Ukraine des systèmes d’armement complexes qui doivent être utilisés par des soldats de l’OTAN et qui peuvent servir à attaquer le territoire de la Fédération de Russie. Les néo-conservateurs qui contrôlent le Département d’État américain font des pieds et des mains pour rendre impossibles les négociations de paix et pour provoquer une escalade des hostilités, pouvant ultimement mener à une intervention militaire directe de l’Occident en Ukraine, puisque ces personnes bornées ne savent ce que c’est que de faire marche-arrière. Cela pourrait facilement déraper. Même en excluant l’usage d’armes nucléaires, les pays occidentaux perdraient beaucoup à un tel affrontement, puisqu’une grande partie de leurs armes ont déjà été envoyées en Ukraine et qu’ils ne disposent d’une capacité de production d’armement comparable à celle de la Russie. Bref, un affrontement direct avec la Russie, par les effets dévastateurs qu’il pourrait avoir sur les infrastructures et l’économie déjà mal en point des pays occidentaux, ne serait certainement pas favorable à la nouvelle révolution industrielle qu’on nous annonce. Si bien que les conditions de réalisation des trois possibilités présentées plus haut en viendraient alors à disparaître.

Mettons que nous parvenions à éviter une guerre ouverte contre la Russie. Les sanctions délirantes prises contre le secteur énergétique russe et les nouvelles politiques énergétiques vertes pourraient quand même continuer à détruire l’économie des pays occidentaux. Je vois mal comment la première et la troisième possibilités pourraient se réaliser dans ces conditions. Cependant, la question se pose de savoir si cette destruction sera assez graduelle et contrôlée pour rendre réalisable la deuxième possibilité. En nous imposant un mode de vie très austère et en nous faisant survivre grâce à une allocation qui servirait justement à nous imposer ce mode de vie, les ressources énergétiques et économiques limitées pourraient être exclusivement utilisées pour servir les intérêts des élites économiques, bureaucratiques et politiques qui nous gouvernent, et leur permettre de maintenir leur niveau de vie et leur contrôle sur nous, notamment en ayant recours à machines, à des ordinateurs, à des robots et à des formes d’intelligence artificielles plus avancées. Le problème, toutefois, c’est que ces nouvelles technologies n’ont pas encore été, pour la plupart, déployées à une échelle suffisamment grande, et qu’il serait difficile de le faire pendant une période d’importants troubles économiques, sociaux et politiques. Et n’en parlons même pas si c’est un effondrement économique rapide qui se produit.