Pistes de réflexion sur les causes de la pénurie de main-d’œuvre

Dès la fin du premier confinement à l’été 2020, notre gouvernement, les médias et les employeurs se sont mis à se plaindre de la pénurie de main-d’œuvre qui sévirait au Québec, de manière générale, et encore plus dans certains secteurs économiques, par exemple la restauration. Si je me souviens bien, ils le faisaient quelques années avant, mais ça s’est aggravé après la « première vague » de COVID-19. À supposer que ce manque de travail soit grave à ce point, et qu’il ne s’agisse pas de propagande pour nous donner l’impression que l’activité économique reprend en force, les raisons souvent données pour expliquer ce phénomène me paraissent insuffisantes :

  1. la désertion des secteurs de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme, provoquée par le manque de stabilité causé par les confinements successifs ;

  2. le vieillissement de la population et la prise anticipée des retraites à cause de la dégradation des conditions de travail résultant des mesures soi-disant sanitaires imposées par le gouvernement ;

  3. la diminution du nombre d’immigrants et de travailleurs saisonniers causée par les procédures tatillonnes d’entrée au Canada, sous prétexte de ne pas y importer en même temps le méchant virus ou quelque nouveau variant ;

  4. l’augmentation du nombre d’emplois mal payés et desquels on ne peut que difficilement vivre, à cause de l’inflation provoquée par les mesures soi-disant sanitaires et les sanctions économiques censées viser la Russie.

Sans être simplement fausses, ces explications me paraissent insuffisantes parce qu’elles supposent une sorte de retour à la situation économique « pré-pandémique » et ne tiennent pas compte des importantes transformations économiques, sociales et institutionnelles qu’on a commencé à réaliser à l’occasion de la « pandémie », et auxquelles on continue de travailler, sous prétexte de guerre en Ukraine, de lutte contre les changements climatiques, de passage à l’ère numérique et de lutte contre la désinformation, les discours haineux, la discrimination et l’extrémisme. Assurément, ces transformations mobilisent directement ou indirectement beaucoup de travailleurs et résultent en d’importantes dépenses de temps et d’énergie, souvent en vain. Pour m’exprimer dans les termes de David Graeber, elles peuvent même avoir donné naissance à de nombreux « bullshit jobs » (des emplois qui ne permettent d’accomplir rien d’utile et qui consistent souvent en de la vaine agitation) et avoir contribué à la « bullshitisation » des emplois déjà existants, en augmentant la part de travail inutile et de vaine agitation qui existent en eux. Ainsi, la pénurie de main-d’œuvre pourrait s’expliquer par l’accélération de la prolifération des « bullshit jobs » depuis 2020.

Voyons quelques cas de transformation du travail et d’agitation inutile et absurde, qui se sont mis à proliférer au cours des dernières années.

  1. Les tâches liées au nettoyage et à la désinfection qui se sont imposées dans tous les milieux de travail pendant environ deux ans, et qui se sont maintenues à certains endroits, ont exigé la création de nouveaux emplois consacrés entièrement au zèle sanitaire, ou ont accaparé l’énergie de travailleurs qui auraient à faire des choses plus utiles. Le fait de demander à un commis de supermarché de surveiller les clients et de vérifier qu’ils se désinfectent en entrant implique la création d’un poste supplémentaire qui n’existait pas avant et qui ne sert strictement à rien, sinon à montrer de manière ostentatoire qu’on applique et fait appliquer les recommandations de la Santé publique. Et le fait d’exiger des optométristes qu’ils prennent cinq ou dix minutes, après chaque rendez-vous d’environ trente minutes, pour désinfecter leurs appareils et le mobilier, a pour effet qu’ils passent une partie significative de leur temps à faire autre chose qu’à faire passer des examens de la vue. Sans parler des opticiens qui doivent maintenant contacter toutes les personnes qui ont pris rendez-vous pour un examen de la vue ou pour essayer des montures, afin de vérifier qu’ils n’ont pas de symptômes de la COVID-19 ou de symptômes grippaux et de confirmer leurs rendez-vous.

  2. Dans le domaine de la santé, il nous faut prendre en considération tous les efforts consacrés à l’analyse des tests de dépistage et des eaux usées, au séquençage des nouveaux variants, à la commande et à la distribution du matériel de protection, à la vaccination de masse de personnes qui ne sont pas à risque, à la promotion des vaccins, à la rédaction de rapports et d’avis sur la « situation épidémiologique » par divers comités, à la préparation de points de presse sur cette situation, et à la conception de modèles mathématiques pour prévoir l’évolution du nombre d’hospitalisations et la fréquentation des urgences à cause de la COVID-19 et des autres maladies respiratoires. Les ressources humaines et financières limitées du système de santé qui sont utilisées ou gaspillées de cette manière ne sont bien entendu pas utilisées pour soigner les personnes malades, pour recruter de nouveaux professionnels de la santé, ou pour améliorer leurs conditions de travail et ainsi éviter leur départ.

  3. Nous avons assisté, depuis 2020, à une grande agitation des comités responsables de la conception et de l’application des normes de santé et de sécurité dans les milieux de travail, si bien que des personnes dont cela n’a rien à voir avec la description d’emploi se sont impliquées ou ont été embrigadées dans ce genre d’activités. Toute l’énergie et tout le temps ainsi perdus n’ont pas pu être utilisés autrement et continuent, dans une certaine mesure, à ne pas pouvoir l’être, puisque ces excroissances animées de bons sentiments continuent de s’agiter après la levée des mesures soi-disant sanitaires et à justifier leur existence, pour éventuellement continuer à s’étendre.

  4. Il s’est produit, au cours des dernières années, d’importantes transformations des habitudes professionnelles, ou du moins la radicalisation accélérée de certaines de ces habitudes. C’est une tendance avérée depuis plusieurs années que certaines catégories d’employés passent de plus en plus de temps à participer à des réunions ou à assister à toutes sortes de formation, que celles-ci concernent le travail lui-même ou des choses périphériques comme la gestion du stress et de l’anxiété, l’ergonomie, la gestion des conflits, la cybersécurité, l’évacuation en cas d’incendie, les pratiques collaboratives au sein d’une équipe de travail, l’éthique et le savoir-vivre, la lutte contre la discrimination, des campagnes de charité, etc. Depuis que le télétravail est devenu la norme dans certaines organisations et entreprises, et depuis que les réunions et les formations par téléconférence sont devenus habituelles presque partout, il est de plus en plus facile d’organiser ces réunions et des formations. Certains y voient un gain de productivité, puisqu’on peut parler régulièrement à des personnes qui se trouvent dans une autre ville, et qu’on n’a pas à réserver des salles de réunion et de formation. Le problème, c’est que cette facilité a pour effet une augmentation du nombre de participants et une augmentation de la fréquence et de la durée de ces réunions et de ces formations dans lesquelles, souvent, rien d’utile ne se fait et rien d’important n’est décidé, ou au cours desquelles on n’apprend rien de pertinent et d’utile. Je connais des bureaucrates qui, depuis quelques années, passent régulièrement 60 %, 70 % ou même 80 % de leur temps à participer à des vidéoconférences et à des formations, ce qui veut dire que le travail qu’ils sont censés faire n’avancent pas et qu’on envisage l’embauche de nouveaux employés pour faire le travail, lesquels se retrouveront à ne pas avoir le temps de le faire pour les mêmes raisons.

  5. À plus grande échelle, l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des opérations de relations publiques ou de communication auxquelles nous sommes exposés résultent en une prolifération des emplois dans ce domaine, au sein d’organisations spécialisées ou de départements spécialisés au sein de grandes organisations. Les journalistes, les influenceurs, les fact-checkers et les conseillers en communication ont été fortement mis à contribution par nos gouvernements, les entreprises privées et les grands employeurs pour nous convaincre de la réalité de la crise sanitaire, de la dangerosité des virus, de l’importance de respecter les règles soi-disant sanitaires, mais aussi pour promouvoir auprès de nous la russophobie et le soutien à l’Ukraine, la lutte contre les changements climatiques, la sobriété énergétique, l’acceptation de l’inflation et de l’appauvrissement qui en résulte, et la guerre contre le complotisme, l’extrémisme et les discours haineux. Comme s’il ne pouvait pas y avoir déjà trop de personnes dont le travail consiste à nous raconter n’importe quoi pour obtenir notre obéissance !

  6. Les organismes bureaucratiques privés et publics consacrent parfois beaucoup d’efforts au réaménagement de leurs bureaux. Pour ce faire, ils doivent constituer des comités pour élaborer des plans stratégiques, les discuter, les réviser et les approuver, et avoir à leur disposition des petites armées de travailleurs pour dessiner et modifier les plans des étages, pour coordonner les travaux, pour enlever l’ancien mobilier et installer le nouveau, pour archiver les documents qui doivent l’être et pour envoyer au déchiquetage les autres, pour passer la fibre optique dans les plafonds et installer des colonnettes, pour visser des pieds électriques à toutes les tables de travail, pour installer les écrans et les stations d’accueil auxquels les employés connecteront leurs ordinateurs portables, pour élaborer des codes de vie dans ces nouveaux milieux de travail à aire ouverte, pour promouvoir ces nouveaux milieux aux employés mécontents de ne plus avoir des bureaux attitrés et fermés, pour faire la préparation et le suivi des contrats requis pour l’exécution de ces travaux, et pour présenter des rapports aux gestionnaires sur l’avancement des travaux, les problèmes rencontrés et les améliorations à apporter. Si bien que des organisations bureaucratiques se détournent encore plus de leur mission officielle pour consacrer, pendant des mois, beaucoup de leurs ressources à une grande opération de réaménagement des bureaux dont beaucoup d’employés se seraient bien passés, y compris plusieurs de ceux qui sont directement impliqués dans ce grand projet.

  7. En plus de la conception et de l’implantation des nouveaux outils et systèmes informatiques nécessaires pour faire du télétravail, l’engouement de nos autorités, des grands médias et des grandes entreprises pour l’intelligence artificielle, les villes intelligentes et les instruments de surveillance en ligne ou dans le monde physique a créé une sorte de bulle spéculative. On dépense alors beaucoup d’énergie à élaborer et à mettre à jour des gadgets dont nous pourrions très bien nous passer, par exemple des applications nous permettant de savoir dans combien de minutes exactement passera tel autobus ou pour acheter des titres de transport en ligne, directement sur notre téléphone mobile. Et on en fait autant pour des technologies susceptibles de permettre une surveillance et un contrôle de plusieurs de nos actions, par exemple nos achats, nos déplacements et nos propos en ligne, grâce à l’identité numérique, la monnaie numérique de banque centrale et les passeports vaccinaux qui pourraient revenir en force, sous une forme plus élaborée, plus contraignante et plus envahissante. Après quoi on fait mine de s’étonner qu’on manque de programmeurs, d’analystes et de techniciens en informatique, pour ces projets ou pour autre chose.

  8. Ce que nous avons dit de la bulle technologie peut aussi être dit la bulle écologique, qui canalise beaucoup de force de travail pour sensibiliser aux changements climatiques, pour nous disposer à la pratique de la sobriété énergétique, pour modifier nos habitudes alimentaires, pour rédiger des rapports bureaucratiques et élaborer des plans stratégiques de décarbonisation de l’économie, pour faire le marketing de l’énergie solaire et de l’énergie éolienne, pour optimiser l’utilisation de l’électricité, pour encourager les déplacements à pied ou en vélo, ou pour imaginer et promouvoir des villes où nous n’aurions presque plus besoin de nous déplacer. Cette grande opération de « greenwashing » favorise la prolifération des organismes bureaucratiques censées tout résoudre grâce à des procédures et à des stratégies abstraites, mais qui en fait tendent à créer plus de problèmes qu’ils n’en résolvent – ce qui permet à ces organismes de proliférer encore plus et de contribuer à la multiplication d’emplois qui, en grande partie, sont inutiles ou même nuisibles.

  9. Etc.


Voilà qui me fait penser qu’une partie considérable de la pénurie de main-d’œuvre est en fait créée artificiellement, en raison de la prolifération des « bullshit jobs » ou de la « bullshitisation » accélérée des emplois depuis 2020. La situation est aggravée par le fait que ces emplois sont souvent assez bien rémunérés, qu’ils sont convoités, et que ceux qui les occupent sont alors considérés comme des modèles de réussite professionnelle. Même quand les employés en question savent ou sentent que ce qu’ils font est inutile, ou même nuisible et absurde, ils ne veulent généralement pas démissionner ou compromettre leur carrière en exprimant ouvertement des critiques et en réclamant ou en réalisant eux-mêmes des changements, surtout dans la situation économique actuelle, qui pourrait s’aggraver rapidement au cours des prochains mois ou des prochaines années. De plus, ces travailleurs ayant souvent été formés, dans les universités ou dans les milieux de travail, à certaines formes de travail inutiles, nuisibles ou absurdes, ils sont pour l’instant incapables de faire autre chose et donc d’occuper des emplois qui seraient vraiment utiles, à supposer qu’une telle chose existe toujours, étant donné la multiplication des « bullshit jobs » et l’ampleur de la « bullshitisation » des emplois ou des postes qui, jadis, avaient une véritable fonction sociale.

Cette transformation du travail n’a pas seulement pour effet d’accroître la quantité de travail inutile, nuisible et absurde, à détourner du travail utile, ou même à le rendre pratiquement impossible. Les « bullshit jobs » servent aussi à mettre au pas ceux qui les occupent et qui, quotidiennement exposés à l’absurdité et devant même y contribuer, sont disposés à accepter n’importe quelle absurdité de la part de nos autorités économiques et politiques, en ne posant pas de questions et en obéissant simplement. Voilà une attitude qui est radicalement incompatible avec la démocratie.

Il semble donc que nous ayons affaire à un cancer qui accapare et corrompt une partie croissante des forces vives de notre société. En allant simplement travailler, ceux d’entre nous qui occupent des « bullshit jobs » totaux ou partiels alimentent la bête, laquelle contribue activement à la dégradation accélérée des conditions économiques qui rendent possibles de tels emplois, et aussi l’existence des emplois et des postes qui sont encore en partie socialement utiles, sous prétexte de crise soi-disant sanitaire, de soutien à l’Ukraine contre la Russie, de lutte contre les changements climatiques, ainsi que de moralisation à outrance des individus et des citoyens.

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