Penser la dictature

On nous répète depuis que nous sommes tout petits que nous vivons dans une démocratie. Ça nous semble tellement naturel que nous pouvons difficilement concevoir que ça change et encore moins que nous allons vers la dictature, lentement ou rapidement, sur certains points seulement ou de manière générale. Beaucoup d’entre nous, habitués à dire aux autres et à se dire à eux-mêmes qu’ils vivent dans une démocratie, auraient de la peine à dire ce qu’ils entendent par là, tout comme ils auraient de la difficulté à dire ce qu’est une dictature. La démocratie, c’est nous, et la dictature, c’est les autres, voilà tout !

Même pour nous, qui sommes prêts à envisager cette possibilité, le problème n’est pas facile. Et la difficulté est peut-être plus morale qu’intellectuelle, tant il est déplaisant de nous demander si nous ne vivons pas dans une dictature ou, du moins, si les tendances dictatoriales ne gagnent pas du terrain tellement rapidement (ce qui est déjà un mal) que le passage à une dictature à proprement parler semble possible. Il faut néanmoins avoir le courage de nous poser ces questions. Mais il faut aussi savoir garder notre sang-froid et ne pas simplement crier à qui veut l’entendre que nous vivons dans une dictature sanitaire, sans daigner nous expliquer.

Il importe donc d’examiner ce que nous entendons habituellement par démocratie et par dictature, pour voir dans quelle mesure cela correspond à la situation dans laquelle nous nous trouvons depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire.

 

Définitions de la démocratie

Il y a différentes conceptions de la démocratie, notamment la démocratie directe et la démocratie représentative, sans compter les combinaisons de ces différentes formes de démocraties à l’intérieur d’un même système politique. J’exclus la démocratie directe de cette réflexion. Ce n’est pas que je pense que cette forme de démocratie est une mauvaise chose. Seulement ce n’est pas d’elle qu’il s’agit quand nous disons que nous vivons dans une démocratie. À l’exception peut-être des deux référendums sur la souveraineté du Québec (1980 et 1995), nous n’avons jamais exercé directement le pouvoir politique. C’est pourquoi, quand nous disons que nous vivons dans une démocratie, nous disons en fait que nous vivons dans une démocratie représentative, laquelle peut être définie comme suit :

« La démocratie représentative, le gouvernement représentatif ou le régime représentatif est un système politique dans lequel on reconnaît à une assemblée restreinte le droit de représenter un peuple, une nation ou une communauté et de prendre les décisions la concernant. Elle se distingue de la démocratie directe, dans laquelle les décisions sont prises par l’ensemble des citoyens, ou éventuellement par certains d’entre eux tirés au sort. Dans ce type de régime, la volonté des citoyens s’exprime à travers des représentants qui établissent les lois (pouvoir législatif) et les font appliquer (pouvoir exécutif). Dans les démocraties représentatives contemporaines, ces représentants sont élus. » (Article « Démocratie représentative » de Wikipédia)

Depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, il est évident que ce ne sont pas nos représentants – c’est-à-dire les députés qui constituent l’Assemblée nationale et qui exercent le pouvoir législatif – qui prennent les décisions les plus importantes à propos de la santé publique et de tout ce qui lui est subordonné (l’éducation, le travail, l’économie, les finances, la culture). C’est plutôt le gouvernement (pouvoir exécutif) qui prend ces décisions. En ce qui concerne toutes les mesures sanitaires, il n’applique pas des lois votées par l’Assemblée nationale ; il promulgue lui-même des décrets et des arrêtés qui tiennent lieu de lois et qu’il fait appliquer lui-même. Autrement dit, le gouvernement cumule à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ce qui cadre mal avec ce qu’on entend par démocratie représentative, du moins pour les questions dont il s’agit.

S’il est vrai que nos représentants à l’Assemblée nationale peuvent toujours discuter et voter des projets de loi, siéger sur des commissions parlementaires (qui se déroulent parfois de manière virtuelle) et aussi critiquer le gouvernement et lui adresser des réclamations à propos des mesures sanitaires, il n’en demeure pas moins vrai qu’en ce qui concerne les décrets et les arrêtés promulgués par le gouvernement, ils sont dépourvus de tout pouvoir effectif. Ce ne sont pas eux qui prennent les décisions qui bouleversent nos vies depuis bientôt un an et, de toute évidence, pour encore bien longtemps. Même si les membres du gouvernement s’efforcent parfois de répondre aux doléances des députés, ils peuvent malgré tout n’en faire qu’à leur tête.

On dira peut-être que les membres du gouvernement sont eux aussi des représentants élus et qu’ils font eux aussi partie de l’Assemblée nationale. Mais ce n’est pas en tant que députés et membres de l’Assemblée nationale que les membres du gouvernement élaborent et promulguent les décrets et les arrêtés : c’est en tant que membres du gouvernement. Peut-être à l’exception du premier ministre (c’est en fait plus compliqué quand on lit les lois constitutionnelles et les lois électorales), les membres du gouvernement, en tant que membres du gouvernement, n’ont pas été élus par les citoyens. C’est le premier ministre (peut-être conseillé par son « entourage ») qui a décidé de nommer Danielle McCann ministre de la Santé et des Services sociaux et de la remplacer plus tard par Christian Dubé. Nous n’avons jamais été consultés à propos de ces choix. Nos représentants à l’Assemblée nationale n’ont pas élu ces deux ministres.

Quant au docteur Arruda, il n’a jamais été élu directeur national de la Santé publique, ou à quelque autre poste que ce soit, par les citoyens. C’est l’actuel gouvernement qui a renouvelé son mandat, après qu’un précédent gouvernement l’a nommé à ce poste. Il n’est pas notre représentant et il n’a pas de comptes à nous rendre. Et il n’en a pas davantage à rendre à nos représentants de l’Assemblée nationale. C’est pourquoi les avis que ce haut fonctionnaire donne au gouvernement demeurent secrets.

La situation peut être résumée ainsi : ceux qui décident de ce que nous pouvons faire et ne pas faire, et qui gouvernent nos vies jusque dans le menu détail, n’exercent pas les pouvoirs considérables dont ils disposent conformément aux principes de base de la démocratie représentative.

 

Le cadre de la Loi sur la santé publique

On dira peut-être que la troïka qui nous gouverne actuellement le fait conformément à la section de la Loi sur la santé publique qui concerne l’état d’urgence sanitaire. Puisque c’est dans le cadre de cette loi votée par l’Assemblée nationale que le gouvernement agit, les décrets et les arrêtés promulgués, ainsi que les pouvoirs exceptionnels dont il dispose, seraient par conséquent compatibles avec une démocratie représentative digne de ce nom.

Mais cela ne tient pas la route. Même si cette loi a été adoptée par les représentants du peuple, la déclaration de l’état d’urgence sanitaire revient à suspendre le mode de fonctionnement habituel de nos institutions démocratiques, ou plutôt à lui substituer un autre mode de fonctionnement en raison des pouvoirs exceptionnels qui sont accordés au ministre de la Santé et des Services sociaux en particulier, et au gouvernement en général. Il s’agit de déterminer si ce que la Loi sur la santé publique rend possible est compatible avec la démocratie représentative, et non si la manière dont a été votée cette loi est compatible avec la démocratie représentative. L’un n’implique pas l’autre.

En pensant comme cet objecteur, on pourrait qualifier de démocratique l’application de n’importe quelle loi ou décision des représentants des citoyens. Si l’Assemblée nationale venait à abolir les élections et à céder le pouvoir au premier ministre jusqu’à sa mort, ou à son parti politique, ou à un milliardaire, ou à quelques grandes multinationales, la situation qui en résulterait pour le Québec n’aurait plus rien à voir avec la démocratie représentative, ou avec n’importe quelle forme de démocratie. Le fait que la procédure d’adoption des lois aurait été suivie rigoureusement ne changerait rien à l’affaire.

À l’inverse, un monarque absolu pourrait décider d’abdiquer et de céder le pouvoir souverain à une assemblée de représentants élus au suffrage universel. Son abdication serait l’acte d’un autocrate, mais l’assemblée auquel elle donnerait naissance n’en serait pas moins le germe à partir duquel pourrait naître une démocratie représentative.

 

Définitions de la dictature

Ne sautons pas trop vite aux conclusions : tout ce qui n’est pas conforme à la définition de la démocratie représentative ne saurait être qualifiée pour si peu de dictature. Il y a des oligarchies et des monarchies constitutionnelles qu’on aurait tort d’assimiler hâtivement à des dictatures.

Pour trancher la question, je me réfère aux définitions de la dictature provenant de deux dictionnaires en ligne :

« Régime politique dans lequel le pouvoir est entre les mains d’un seul homme ou d’un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire. » (Trésor de la Langue Française informatisé)

« Régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par une personne ou par un groupe de personnes (junte) qui l’exercent sans contrôle, de façon autoritaire ; durée pendant laquelle s’exerce le pouvoir d’un dictateur. » (Larousse)

On hésitera peut-être à considérer comme un régime politique une manière de gouverner qui dure depuis quelques mois, sous prétexte qu’un régime politique supposerait une certaine durée, alors que la situation actuelle en serait une d’exception. On objectera aussi que, malgré des changements certains dans la manière d’exercer le pouvoir, aucun changement de régime n’a été proclamé.

À cela je réponds que par régime politique on entend justement la manière d’exercer le pouvoir, qu’un changement en cette matière n’implique pas nécessairement une proclamation officielle de changement de régime, et que le changement s’avère bien réel même s’il est encore relativement récent et s’il est supposément temporaire. S’il fallait attendre patiemment quelques années avant d’oser parler de changement de régime et peut-être de dictature, de fait toute réflexion à ce sujet serait vaine, puisque nous ne pourrions juger du mal que quand il serait déjà accompli et difficilement réversible.

Voici les questions que nous devons nous poser. Est-ce que la manière dont le gouvernement exerce le pouvoir actuellement tient de la dictature ? Le pouvoir est-il détenu par une personne ou un groupe restreint de personnes qui en use de manière discrétionnaire ou autoritaire ?

Nous pouvons dire que le pouvoir est actuellement détenu par le premier ministre, les autres ministres et le directeur national de la Santé publique. Et nous pouvons aussi dire qu’ils l’exercent de manière discrétionnaire et autoritaire. Le gouvernement n’a pas soumis à la discussion et à la délibération les mesures sanitaires qu’il a prises depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, par exemple le couvre-feu. Il peut faire durer l’état d’urgence sanitaire indéfiniment, car tel est son bon plaisir. Le ministre de la Santé et des Services sociaux est habilité à rendre la « vaccination » obligatoire et à décréter n’importe quelle autre mesure qui pourrait lui venir à l’esprit, lui être proposée secrètement par le directeur national de la Santé publique, ou n’être qu’une simple imitation des mesures prises dans d’autres États occidentaux, pourvu qu’elle lui paraisse utile pour protéger la santé de la population. Il n’a pas même à rendre des comptes à qui que ce soit aussi longtemps que dure l’état d’urgence sanitaire et après seulement un rapport d’événement devrait être produit. Ce ministre et ces représentants ne sauraient être imputables de ce qu’ils font de bonne foi pour protéger la santé de la population. Et même si l’Assemblée nationale a en principe le pouvoir de révoquer l’état d’urgence sanitaire, cela est inenvisageable compte tenu que le parti gouvernemental détient la majorité parlementaire et que les partis d’opposition ne remettent jamais en question l’état d’urgence sanitaire. Si bien qu’on ne voit pas, dans un avenir rapproché, comment l’état d’urgence sanitaire pourrait prendre fin, car le gouvernement peut le prolonger à volonté et s’accorde à lui-même ces pouvoirs exceptionnels (qui de fait cessent d’être exceptionnels et sont en train de se pérenniser), à moins que le Virus ne disparaisse miraculeusement.

Constatez par vous-mêmes : tout cela est autorisé par la Loi sur la santé publique, dans la section sur l’état d’urgence sanitaire (chapitre XI, section III, articles 118 à 130.)

 

Ceux qui tiennent à croire que nous ne saurions vivre dans une quelconque forme de dictature pourraient faire trois objections :

  1. Le gouvernement ne détient pas la totalité du pouvoir et il serait donc exagéré de parler de dictature ;

  2. Le pouvoir que le gouvernement exerce de manière autoritaire concerne seulement la santé ou la lutte contre le Virus et on ne peut donc pas parler de dictature ;

  3. Contrairement à ce qui se passe dans une dictature, le gouvernement exerce le pouvoir de manière autoritaire pour le bien de la population, et on n’emprisonne pas, on ne torture pas et on n’exécute pas les gens arbitrairement.

 

À la première objection, je réponds que, même dans la dictature la plus intégrale, le groupe de personnes qui exerce le pouvoir ne le détient jamais en totalité. C’est une impossibilité pratique, comme en témoigne le fait les dictateurs militaires, par exemple, peuvent être la cible de coups d’État orchestrés par des milices ou des factions d’opposants dans l’armée. Pourtant nous n’hésitons pas à qualifier ces régimes de dictatures parce que le gouvernement détient une grande partie du pouvoir. C’est donc une question de degrés. Un régime politique peut être plus ou moins dictatorial, ou l’être sur certains points. Par exemple, le fait que l’Assemblée nationale puisse encore délibérer et voter sur des questions qui ne touchent pas la « crise sanitaire » n’implique pas que le gouvernement n’exerce pas le pouvoir de manière dictatoriale quant à ce qui concerne cette « crise ».

À la deuxième objection, je réplique que le gouvernement subordonne de nombreux aspects de la vie en société à la protection de la santé et à la lutte contre le Virus, par exemple les relations sociales, l’éducation, la morale, la culture, l’information, l’économie et même nos déplacements et nos gestes. Ce qui veut dire que l’étendue du pouvoir qu’il exerce de manière autoritaire est considérable. Qu’est-ce que nos dirigeants devraient annexer de plus pour que nous puissions enfin parler de dictature ou, à tout le moins, de fortes tendances dictatoriales ?

À la troisième objection, je rétorque qu’un gouvernement dictatorial peut très bien justifier ses décisions et sa manière de gouverner en prétendant agir pour le bien de la population. Mais comment nous assurer que le gouvernement dit vrai s’il n’a pas à soumettre ses actes aux délibérations de l’Assemblée nationale et au débat public, et s’il manque de transparence quant à ce qui justifie ses décisions et sa manière de les faire appliquer ? Exigerait-il de nous de le croire sur parole ? Une telle exigence, qui porte sur ce que nous pensons, ne serait-elle pas dictatoriale ? Et même si le gouvernement agissait de manière autoritaire pour notre bien, ses tendances dictatoriales n’en seraient pas moins bien réelles. Le gouvernement qui décide à notre place de ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement, a assurément quelque chose de dictatorial, même si on ne nous emprisonne pas et si on ne nous exécute pas arbitrairement et injustement, même si on ne nous soumet pas à des séances de torture. À supposer que nous ne puissions pas considérer le confinement comme une forme atténuée mais arbitraire et injuste d’incarcération et même de torture psychologique.

Que nous faut-il de plus pour nous décider enfin à appeler les choses par leur nom ?

 

Contagion dictatoriale et principe de précaution

Regardons la situation en face : la propagation des tendances dictatoriales se poursuit dangereusement. C’est une véritable contagion, à l’intérieur d’un État donné ou d’un État à l’autre, chez nos maîtres et dans la population. Il y a de quoi nous demander si ce n’est pas là une descente vers une dictature plus intégrale pour la quasi-totalité de l’Occident. Par conséquent, il nous faudrait appliquer le principe de précaution à ce danger beaucoup plus grand que le virus et ne pas attendre que la situation soit devenue pratiquement irréversible avant d’ouvrir les yeux. Ce qu’il faut obtenir pour écarter ce danger, ce n’est rien de moins que la fin de l’état d’urgence sanitaire en raison duquel nos maîtres disposent de pouvoirs dictatoriaux. Hélas ! ceux-ci ignoreront probablement les protestations publiques et les manifestations pacifiques. Ils ont pris goût à leurs pouvoirs dictatoriaux et ils n’accepteront pas facilement de s’en départir. Tellement qu’on en vient à se demander si le ver n’était pas déjà dans la pomme, c’est-à-dire si des tendances dictatoriales n’existaient pas bien avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, qui n’auraient été pour elles que l’occasion de se manifester au grand jour, de s’étendre et de se radicaliser. C’est un problème sur lequel nous devons impérativement nous pencher. Car à quoi bon lutter pour un retour à une normalité politique qui continuerait de porter en elle des germes de dictature, lesquels pourraient se déployer à nouveau quand l’occasion se présenterait.


J’invite le lecteur intéressé par les aspects dictatoriaux de l’état d’urgence sanitaire à regarder cette vidéo où j’analyse le décret qui déclare l’état d’urgence sanitaire et la section de la Loi sur la santé publique qui rend possible cette déclaration. Je l’invite aussi à regarder cette autre vidéo sur le système d’alertes en vigueur depuis cet automne, dans lequel on peut voir un bel exemple d’exercice autoritaire et arbitraire du pouvoir dont la fonction est justement de dissimuler l’exercice autoritaire et arbitraire du pouvoir.

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