Passeport moral et mort du débat public et de la démocratie

Le passeport qu’on a exigé à toutes sortes d’endroits des populations occidentales n’est pas simplement vaccinal. Il est avant tout moral. Certes, c’était le statut vaccinal des personnes qui, tel un « merveilleux sésame » (pour reprendre l’expression journalistique), donnait à beaucoup d’entre nous le droit d’aller au restaurant ou au café, d’entrer dans un bar, d’assister à un concert ou à une pièce de théâtre, d’aller voir une exposition au musée, d’aller au gym et de pratiquer un sport d’équipe. Dans certains pays, c’était aussi le fait d’être vacciné qui autorisait à entrer dans les commerces non essentiels, à acheter des produits qui ne sont pas rigoureusement indispensables dans les supermarchés, et à se promener dans les rues. Mais ce dont les forces de l’ordre et les agents irréguliers de la Santé publique devaient s’assurer, ce n’est pas tant le fait que les personnes étaient complètement ou « adéquatement » vaccinées, que le fait qu’elles avaient fait ce qu’on considérait être leur part pour diminuer la propagation du virus, pour se protéger, pour protéger les autres et pour empêcher l’effondrement du système hospitalier. En fait, on se soucie bien peu que ces objectifs aient pu ou non être atteints grâce au passeport. Pas plus qu’on ne se souciait, avant l’entrée en vigueur du passeport, de quantifier avec quelque rigueur les bénéfices escomptés. Pas plus qu’on ne se soucie, après sa suspension, de quantifier les bénéfices supposément obtenus. Bénéfices dont nos gouvernements eux-mêmes nient l’importance, puisqu’ils ont suspendu les passeports alors que la pression exercée sur les hôpitaux à cause du virus serait encore grande, nous dit-on, après en avoir ordonné l’entrée en vigueur l’été ou l’automne dernier, quand c’était le calme plat.

Du point de vue d’une partie importante des personnes vaccinés aux yeux desquelles le passeport n’était pas un dispositif de contrôle discriminatoire, celui-ci était justifié parce qu’il permettait aux personnes qui avaient « fait leur part », qui s’étaient conformées aux demandes insistantes du gouvernement, et qui étaient par conséquent de bonnes personnes, d’être récompensées, par opposition aux personnes non vaccinées qui n’avaient pas « fait leur part », qui avaient refusé d’obéir au gouvernement, et qui par conséquent étaient de mauvaises personnes. L’existence de cette manière de sentir est confirmée par le fait que, quand tous, vaccinés et non-vaccinés, se sont vus dans l’impossibilité d’aller aux restaurants, de sortir dans les bars, d’aller au gym, etc., en raison du reconfinement ordonné au Québec quelques jours avant la fin de l’année 2021, de nombreux utilisateurs du passeport ne se sont pas tant irrités du fait que ce dispositif de contrôle n’a pas permis d’éviter un reconfinement, que du fait qu’eux, qui sont vaccinés et qui ont « fait leur part », se sont retrouvés privés des privilèges qu’ils étaient censés avoir, en raison de la conformité à la norme morale vaccinale.

Si nous nous mettons à voir le passeport vaccinal comme un passeport moral, son application s’étend bien au-delà des endroits où les applications mobiles fournise par nos gouvernements devaient être utilisés. Une sorte de passeport moral a été exigée de différents corps d’emploi, par exemple les professionnels de la santé, les fonctionnaires et les camionneurs qui ont dû être vaccinés pour ne pas être suspendus sans solde ou renvoyés. Nous voyons bien qu’il s’agit d’une question de conformité à une norme morale puisqu’on est prêt à se passer des services des professionnels de la santé non vaccinés alors qu’il y aurait une pénurie de main-d’œuvre dans les hôpitaux, et qu’on refuse même qu’ils fassent de la télémédecine ; puisqu’on a congédié des fonctionnaires qui faisaient du télétravail et qui ne risquaient pas d’être infectés au travail et d’infecter d’autres personnes, ce qui s’applique aussi aux camionneurs, qui exercent un métier solitaire.

Le champ d’application du passeport moral s’étend aussi à ce qui peut être dit dans les médias traditionnels, sur les plateformes en ligne, au travail (surtout quand on est un professionnel de la santé, un professeur ou un fonctionnaire) et même dans des discussions privées. Le seul fait d’exprimer ouvertement des doutes quant à l’efficacité et la sécurité des vaccins, au passeport moral lui-même et aux mesures soi-disant sanitaires constitue déjà un écart important vis-à-vis de la norme morale qui devrait s’appliquer autant que possible partout. Pour de nombreuses personnes moralement conformes ou « adéquatement » moralisées, il n’en faut pas davantage pour être un « méchant », dont on pourra dire qu’il répand des faussetés dangereuses pour la santé et la sécurité de la population, qu’il est un fou qui « ne croit pas en la science », et qu’il est un extrémiste raciste, misogyne, homophobe et transphobe. Bref une personne qui porte atteinte aux bonnes mœurs et qu’il faut isoler de la société et même punir.

Il en résulte que pour avoir le droit d’être entendu de la majorité de nos concitoyens, et de ne pas être repoussés dans les marges de la société et exposés à des représailles de toutes sortes, il nous faut présenter notre passeport moral, lequel nous pouvons perdre si nous l’utilisons pour dire des choses qui ne sont pas conformes aux normes morales qu’on nous impose, car on ne discute pas avec les « méchants », car la vérité et le bien sont d’un côté, alors que le mensonge et le mal sont de l’autre. Ce n’est pas seulement un bloc d’opinions qui parvient à s’imposer dogmatiquement au détriment d’opinions concurrentes. C’est aussi une attitude morale et intellectuelle dogmatique qui exclut une attitude concurrente où la critique et le doute jouent un rôle important. Ce qui revient à dire que la discussion libre et réfléchie à propos des transformations sociales et politiques qu’on opère est marginalisée dans nos sociétés. Du même coup, le débat public sur ces transformations devient presque impossible, et notre société devient encore moins démocratique qu’elle ne l’était avant. Les mesures d’urgence prises pour écraser le Freedom Convoy au Canada en témoignent, ainsi que le droit que se donne le gouvernement de surveiller les futures campagnes de sociofinancement et de châtier les citoyens canadiens qui participent à des mouvements que le gouvernement désapprouve, ou qui les soutiennent. La mise en garde à vue de l’avocate française Virginie de Araujo-Recchia, impliquée dans les mouvements d’opposition aux mesures soi-disant sanitaires et à la coercition vaccinale, en témoigne aussi.

La suspension du passeport vaccinal n’implique donc pas la suspension du passeport moral. Il continue d’être difficile de faire entendre des positions critiques à l’égard des mesures soi-disant sanitaires, des vaccins et du passeport moralo-vaccinal. Et même si on nous parle assez peu du virus depuis quelques semaines, principalement parce que les gouvernements occidentaux et les grands médias dirigent notre attention sur l’intervention militaire russe en Ukraine, nous ne devons pas en conclure que le recours au passeport moral s’en fait moins sentir, car ce nouveau thème est l’occasion de nouvelles normes morales auxquelles il faut nous conformer pour avoir droit de parole. Le parti pris sans nuances des gouvernements occidentaux et de la quasi-totalité de la classe politique, l’absence de toute diplomatie digne de ce nom à l’égard de sa Russie, le refus des médias de masse de présenter avec rigueur le point de vue de la Russie, l’interdiction de diffusion et même la fermeture de RT et de Sputnik News dans plusieurs pays, la censure des informations et des prises de position favorables à la Russie, défavorables au gouvernement ukrainien ou simplement nuancées sur les principales plateformes de diffusion, la décision de faire de Poutine une sorte de monstre et de Zelensky une sorte de héros, implique qu’il faut montrer patte blanche pour pouvoir nous exprimer publiquement sur l’intervention militaire russe en Ukraine. Qui ne se rallie pas aux gouvernements occidentaux et aux grands médias, qui se montre méfiant de leur propagande de guerre, qui défend la libre circulation des informations et des opinions divergences afin qu’on puisse se faire en connaissance de cause une idée de ce qui se passe vraiment, qui critique les livraisons d’armes à l’Ukraine et les sanctions économiques et symboliques prises contre la Russie parce qu’elles seraient inefficaces et démesurément nuisibles pour nous, et qui insiste sur le danger d’être entraîné dans une guerre dévastatrice par les fous qui nous gouvernent, est exclu du débat public, qui de fait devient inexistant, faute de positions vraiment divergentes. Il lui est même difficile de placer un mot dans des discussions privées, tant est grande l’indignation morale contre les atrocités qui seraient commises par l’armée russe, que rien ne saurait justifier ou excuser, alors que tous les actes des pays de l’OTAN à l’égard de la Russie seraient incontestablement justifiés, justement à cause des actions impardonnables et méchantes de la Russie et de Poutine. Car qui ne condamne pas les actions de la Russie et ne soutient pas l’Ukraine et la politique russophobe des pays occidentaux n’est pas une bonne personne et est même considéré comme un méchant, sauf si on voit en lui un imbécile sous l’emprise de la propagande de guerre russe. D’une manière ou d’une autre, il ne faut pas l’écouter, le faire taire et, s’il persiste, pousser des cris scandalisés pour interrompre ses arguments et ses analyses.

Depuis que la guerre en Ukraine a délogé le virus au devant de la scène, le passeport moral a trouvé de nouveaux objets auxquels s’appliquer. Des commerces canadiens ont retiré de leurs étagères la vodka russe qu’ils avaient déjà en stock et qui était déjà payée, pour montrer qu’ils condamnent les actions de la Russie en Ukraine. Des restaurants québécois ont remplacé sur leur menu la poutine par « frite sauce fromage » pour éviter toute allusion immorale au président russe. Un journal québécois est allé interroger un épicier d’origine russe pour lui faire condamner publiquement l’invasion russe de l’Ukraine et les crimes de guerre qui y seraient commis, ce qui pourrait avoir l’avantage de lui éviter d’être boycotté par certains de ses clients et d’être discriminé. Un joueur de tennis russe s’est vu imposer comme condition de sa participation à un tournoi la condamnation de ces mêmes actions. Les chats dont les propriétaires sont russes ont été exclus de compétitions félines internationales. Etc.

Nous pouvons douter fort que de semblables mesures morales et symboliques affectent de manière significative le déroulement de l’opération militaire russe, et constituent une manière efficace d’exercer des pressions sur le gouvernement russe pour qu’il retire son armée de l’Ukraine avant d’avoir atteint les objectifs qu’il s’est fixé. Cela est tellement évident qu’il nous faut en conclure que, quand il est question de ces mesures morales, ces effets et ces pressions ne sont pas ce qui importe. Ce qu’il faut, c’est montrer que nous sommes de bonnes personnes qui sont du bon côté, même si ça ne sert absolument à rien.

Pour en revenir au virus, c’est précisément pour cette raison que des personnes ont publié sur les réseaux sociaux des photographies d’elles, sur le point de quitter leur domicile, pour montrer à leurs « amis », à leurs « followers » et, si possible, au monde entier qu’elles portent deux masques, des gants et une visière en plus de leurs lunettes, afin de ralentir la propagation des variants plus contagieux. C’est aussi pour cette raison que ces fanatiques moraux se sont efforcés, parfois avec succès, d’imposer à leurs concitoyens, à leurs collègues, à leurs subordonnés et à leurs sujets des mesures soi-disant sanitaires dont l’efficacité est fort douteuse et qui, pour cette raison, ne devraient pas être discutées. Les anglophones appellent cette attitude morale « virtue signalling »

Dans ce contexte, il est aussi difficile de discuter de l’inefficacité des sanctions économiques contre la Russie et des livraisons d’armes à l’Ukraine, ainsi que de leurs effets nuisibles pour les peuples occidentaux et pour les Ukrainiens, qu’il l’est de discuter de l’inefficacité et des effets nuisibles des mesures dites sanitaires et des campagnes de vaccination massive. L’évaluation morale des manifestations individuelles et collectives de soutien à l’Ukraine et d’opposition à la Russie ne découle des bons effets qui devraient découler d’elles. C’est exactement le contraire. Du seul fait qu’on a décrété qu’il est moralement exigé de soutenir l’Ukraine et de condamner les actions de la Russie, il devrait en découler de bons effets pour nous et les Ukrainiens, ou à tout le moins ça devrait permettre d’empêcher ou d’atténuer de mauvais effets. C’est pourquoi il ne vient pas à l’idée de beaucoup de nos concitoyens que le refus d’avoir recours à la diplomatie et la décision d’envoyer plutôt des cargaisons d’armes en Ukraine et de déployer des troupes supplémentaires dans les pays voisins, aggrave et fait durer la guerre, en augmentant le nombre de civils tués et les chances d’un conflit mondial. C’est aussi pourquoi ils ne réfléchissent à peu près pas aux conséquences désastreuses de toutes les sanctions économiques officiellement prises contre la Russie, mais qui sont en fait prises contre nous, compte tenu de l’aggravation de l’inflation et des pénuries qui en résultent et qui continueront d’en résulter, surtout quand la Russie se décidera à prendre contre les pays occidentaux des contre-sanctions économiques. S’il leur arrive parfois de voir qu’il y a pour nous des conséquences économiques aux sanctions prises contre la Russie, c’est généralement en les sous-estimant, comme s’ils se disaient qu’étant du bon côté, ça ne peut tout de même pas tourner vraiment mal pour nous, en vertu d’un ordre moral universel qui guiderait l’enchaînement des causes et des effets, comme si la causalité devait se subordonner à leurs opinions morales. Et quand ces effets nuisibles commencent à se faire sentir, ils se disent qu’il y a un prix qu’il faut être prêt à payer pour leurs convictions morales, c’est-à-dire pour ne pas laisser tomber l’Ukraine et ne pas lâcher la Russie, pour défendre la démocratie contre la dictature. C’est d’ailleurs ce que leur disent les membres de nos gouvernements et les journalistes à la solde des médias de masse.

Il en résulte que le passeport moral est un outil très efficace de contrôle politique servant à nous faire consentir à la destruction de nos conditions d’existence et de la démocratie. Non seulement le passeport moral repousse la discussion libre et réfléchie dans les marges de nos sociétés et empêche le débat public nécessaire dans les démocraties dignes de ce nom, mais le consentement des populations occidentales à des sanctions économiques et à des positionnements diplomatiques et militaires aberrants accélère leur appauvrissement et l’accroissement de leur dépendance à l’égard de leurs maîtres, les privant de plus en plus des conditions nécessaires pour qu’ils pensent et agissent comme des citoyens.

Compte tenu de l’extension du passeport moral auquel nous assistons, et du renforcement de l’attitude morale dogmatique et rudimentaire qui en résulte, il est à craindre qu’on en profite prochainement pour nous imposer de nouvelles contraintes morales, soit en réactivant et en étendant le passeport vaccinal, soit en imposant à nouveau les mesures dites sanitaires, soit en nous imposant des mesures environnementales pour lutter contre les changements climatiques, soit en nous punissant si nous avons des opinions dangereuses et criminelles et si nous participons à de mauvais mouvements d’opposition. Ce qu’il sera très facile de faire quand on aura implanté l’identité numérique et quand on y aura rattaché ce que nous pouvons faire dans le monde physique et en ligne. L’attaque du gouvernement canadien contre les comptes bancaires des personnes liées au Freedom Convoy n’est qu’un avant-goût.

Si ces possibilités nous font frémir de dégoût, beaucoup de nos concitoyens y verront autant d’occasions de montrer aux autres et de se montrer à eux-mêmes qu’ils servent avec zèle la conception dogmatique de la vérité et du bien qu’on leur impose. Nous sommes donc mal barrés.


Pour conclure sur une note un peu plus joyeuse, voici quelques illustrations éloquentes de « virtue signalling ». Rappelons-nous que le ridicule tue et que c’est donc une arme qu’il importe d’utiliser contre nos adversaires, qui s’exposent souvent au ridicule sans que nous ayons à intervenir. Mais ça pose aussi problème : plusieurs de nos concitoyens sont insensibles au ridicule, sinon ils agiraient autrement. C’est pourquoi il faut créer un contexte qui leur fera sentir les crocs du ridicule, ou qui les ridiculisera aux yeux de beaucoup de leurs concitoyens, ce qui pourrait certainement les affecter, puisqu’ils tiennent à passer, à leurs yeux et à ceux des autres, comme de nobles défenseurs du bien et de la vérité.