Ne pas prendre notre liberté pour acquise

Nous n’avons jamais eu à lutter collectivement pour notre liberté. La plupart d’entre nous ne sont pas capables de concevoir que nous, Québécois, puissions avoir à le faire. Nous sommes libres, voilà tout, et ils ne voient pas pourquoi et comment cela changerait. Même les deux référendums sur l’indépendance du Québec n’ont pas été l’occasion d’une lutte pour accroître la liberté des individus, car il s’agissait essentiellement de rendre notre gouvernement indépendant ou plus indépendant du gouvernement fédéral, sans changer de manière significative notre mode de vie, notre organisation sociale et nos institutions politiques. Ce qui explique peut-être en partie l’échec du projet souverainiste et la perte d’intérêt dont il est l’objet depuis 25 ans. Beaucoup de Québécois, non sans bonnes raisons, se disent que le fait de nous séparer du Canada ne changerait presque rien à notre vie et préfèrent donc le statu quo. Quant à ceux qui disent encore s’intéresser au projet souverainiste, il est souvent pour eux une affaire d’identité (les Québécois sont un peuple distinct, donc il leur faut un État indépendant du reste du Canada). Et pour ceux d’entre eux qui voudraient par la même occasion apporter des changements sociaux et politiques, la défense et l’accroissement de nos libertés individuelles ne font généralement pas partie de leurs priorités, qu’ils soient à gauche, à droite ou au centre, car le Québec pourrait très bien être libre sans que nous, les Québécois, soyons plus libres. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux sont tièdes et s’accommodent assez bien du statu quo, avant ou après la déclaration de l’état d’urgence sanitaire.

Laissons maintenant de côté la question de la souveraineté du Québec. J’en ai déjà parlé dans un autre billet, et tout ce que je voulais montrer ici, c’est que le souverainisme québécois, sous sa forme habituelle, ne peut pas être considéré comme une lutte collective pour accroître et consolider nos libertés individuelles.

La raison pour laquelle nous nous soucions assez peu de lutter collectivement pour notre liberté, c’est justement parce que nous ne comprenons pas concrètement qu’elle ne nous est pas simplement donnée une fois pour toutes, et qu’elle doit être obtenue et conservée par la lutte contre les puissances autoritaires et oppressantes qui de tout temps ont existé, et qui tendent à s’imposer toujours plus quand on ne leur oppose pas une résistance farouche. Ce qui explique pourquoi plusieurs d’entre nous sont simplement convaincus d’être libres quand on leur impose toutes sortes de contraintes et de conditions, auxquelles ils consentent, par lâcheté, par la force de l’habitude et à cause des raisons qui justifieraient ces contraintes et ces conditions, essentiellement protéger notre santé et notre sécurité, et surtout celles des personnes plus vulnérables.

Ce que Descartes a dit du bon sens, nous pouvons donc le dire de la liberté : « La liberté est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »

Nous pouvons difficilement envisager que l’ère de relative liberté que nous avons connue depuis quelques générations – comparativement à d’autres époques de l’histoire du Québec et de l’humanité, où la liberté était moindre sur de nombreux points – tire peut-être à sa fin. Plusieurs d’entre nous ont été si bien dressés par la propagande ambiante sur le danger du virus et les consignes à suivre, qu’ils en sont venus à considérer les petites libertés conditionnelles qu’on daigne leur accorder comme un retour à la liberté, dont ils n’auraient d’ailleurs pas vraiment été privés si on les en croit, et laquelle aurait été plutôt suspendue légitimement en raison de « l’urgence sanitaire ».

Ayons le courage de regarder en face l’avenir que nos autorités politiques et sanitaires nous préparent peut-être pour les mois et les années à venir. Demandons-nous si c’est ce que nous voulons, pour nous-mêmes et pour les générations plus jeunes.

Ne supposons pas que ces autorités ont abandonné l’idée d’implanter un passeport vaccinal, pas seulement pour voyager à l’étranger, mais aussi pour accéder à des lieux publics, pour obtenir des services et pour participer à certaines activités. L’existence d’une preuve électronique de vaccination – qui est mise à jour lors de l’administration de la deuxième dose et que le gouvernement demande aux personnes vaccinées de télécharger – devrait suffire à nous mettre la puce à l’oreille même si ce qu’on veut en faire exactement n’a pas été encore été dévoilé à la population. Assurément on a l’intention de faire quelque chose de cette preuve électronique de vaccination, et le silence qui entoure cette question actuellement pourrait s’expliquer de plusieurs manières :

  • Les autorités politiques et sanitaires n’ont peut-être pas encore décidé quel sera le champ d’application exact du passeport vaccinal.

  • Les infrastructures informatiques nécessaires à l’implantation du passeport vaccinal ne sont peut-être pas encore prêtes, notamment pour empêcher l’utilisation de fausses preuves de vaccination.

  • L’implantation durant l’été du passeport vaccinal annulerait l’effet psychologique des assouplissements consentis par les autorités politiques et sanitaires et pourrait alimenter un certain esprit d’opposition dans la population.

  • La proportion de la population ayant reçu la deuxième dose de vaccin ne serait pas encore assez grande pour qu’il ne résulte pas de l’implantation prochaine du passeport vaccinal l’exclusion sociale d’un trop grand nombre de personnes.

  • L’annonce de l’implantation d’un passeport vaccinal, surtout si ses modalités sont très restrictives, pourrait nuire à la poursuite de la campagne de vaccination, beaucoup comprenant enfin qu’il ne s’agit pas seulement de vaccination.

  • Les autorités politiques et sanitaires jugent peut-être plus habile d’attendre la hausse des « cas » qu’il pourrait y avoir l’automne ou l’hiver prochain pour implanter le passeport vaccinal et imposer le reconfinement seulement aux personnes non vaccinées ou qui n’ont pas reçu les deux doses, avec l’accord et la complicité des personnes adéquatement vaccinées.

Si nos autorités politiques et sanitaires décident d’aller de l’avant avec le passeport vaccinal, il est à craindre qu’il soit fréquemment utilisé dans de nombreux lieux et dans de nombreux contextes, et que sa validité soit conditionnelle à l’injection de doses de rappel ou de doses de nouveaux vaccins supposément plus efficaces contre de nouveaux variants prétendument plus contagieux et plus dangereux. Non seulement cela permettrait à notre gouvernement d’exercer un fort contrôle sur ce que peuvent ou ne peuvent pas faire les individus en fonction de leur statut vaccinal, mais cela permettrait aussi à des employeurs, à des sociétés immobilières résidentielles et à des commerçants de soumettre à des contrôles leurs employés, leurs locataires ou leurs clients (en plus de ce qui est imposé par le gouvernement) et d’exercer sur eux un pouvoir abusif et arbitraire. Dans une telle société régnerait une atmosphère contraignante et oppressante fort incompatible avec la formation et la conservation d’un esprit de liberté.

Ce n’est pas un secret que le gouvernement québécois, comme d’autres gouvernements, s’est donné pour objectif de nous fournir bientôt une identité numérique, sous prétexte de prendre le virage numérique et de nous protéger des fraudeurs capables d’usurper notre identité. Il s’agirait de rattacher à cette identité numérique les permis de conduire, les cartes d’assurance-maladie, les dossiers médicaux et les dossiers judiciaires, par exemple. Grâce à une application mobile, avec utilisation possible de la biométrie (reconnaissance des empreintes digitales, du visage et de l’iris), il nous serait possible de nous identifier pour avoir accès aux services publics en ligne, pour ouvrir des comptes de banque, pour obtenir un prêt bancaire ou une « carte » de crédit, pour acheter des actions sur le marché boursier, pour voter en ligne, pour louer un appartement, pour nous inscrire à des cours universitaires, pour présenter notre candidature pour un emploi dans la fonction publique, etc. À terme, presque tout ce que nous faisons pourrait être lié à cette identité numérique : l’utilisation des transports en commun intra-urbains et inter-urbains, l’accès à notre lieu de travail et à notre domicile, les transactions de routine dans les commerces, la réservation d’une table au restaurant, l’achat de billets pour un concert ou un festival, l’achat en ligne de livres et d’ordinateurs, la création de comptes de messagerie électronique ou sur un réseau social, le soutien financier à des organismes et à des médias alternatifs, les transactions pour acquérir le domaine et l’espace d’hébergement pour un site web, l’enregistrement d’une licence de logiciel, l’acquisition d’un service de VPN, etc.

Outre le fait que les fraudeurs auront tôt fait de trouver des failles de sécurité à exploiter dans l’identité numérique que nous fournira le gouvernement, de mettre la main sur encore plus d’informations personnelles et « sensibles » (il est plus sécuritaire de décentraliser l’information), et peut-être même de disposer de nos données biométriques (ce qui est très problématique, puisque nous ne pouvons pas changer d’empreintes digitales, d’iris et de visage), ce système censé nous protéger peut constituer une menace pour notre liberté et notre vie privée pour plusieurs raisons, et devenir un dispositif de surveillance, de contrôle et de coercition très efficace :

  • la collecte de données par le gouvernement sur nos habitudes de vie, sur nos déplacements, sur les personnes que nous fréquentons, sur nos achats, sur nos activités en ligne, sur le matériel et les services informatiques que nous utilisons, etc. ;

  • la collecte de données par les compagnies propriétaires des systèmes d’exploitation des téléphones dits intelligents (encore plus que maintenant), malgré les précautions que le gouvernement dit avoir prises pour chiffrer les informations transmises par l’application utilisée ;

  • la mise à disposition de données biométriques susceptibles d’être utilisées par les forces dites de l’ordre, les organismes publics et des entreprises privées à des fins d’identification, de surveillance et de contrôle, comme si on avait affaire à des criminels ou à des prisonniers ;

  • la tentation pour des tiers (employeurs, sociétés immobilières, banques, institutions d’enseignement, compagnies d’assurance, etc.) d’imposer de nouvelles conditions vérifiables facilement grâce à tout ce qui est rattaché à l’identité numérique ;

  • l’intégration du passeport vaccinal à l’identité numérique, qui permettrait au gouvernement de rendre automatiquement impossible aux personnes non adéquatement vaccinées de faire des choses qui sont liées à cette identité ;

  • le traçage automatique des personnes qui se sont trouvées au même endroit qu’un « cas » de COVID-19 et l’envoi automatique de directives selon le statut vaccinal ;

  • la possibilité d’émettre automatiquement des constats d’infraction et des amendes pour non-respect des mesures sanitaires grâce aux données collectées ;

  • la possibilité pour le gouvernement d’imposer toutes sortes d’autres contraintes, sanitaires ou non, et de contrôler facilement leur application.

Certains diront que si nous sommes de bons citoyens respectueux de la loi, nous ne devrions rien avoir à cacher à notre gouvernement. À cela je réponds que si le seul fait de vouloir cacher certaines choses suffit à nous rendre suspects, le gouvernement se rend lui-même suspect en raison de son manque de transparence à propos de son projet d’identité numérique qu’on nous a promis pour 2021 et dont on ne nous a dit presque rien ; et qu’il est possible que le gouvernement utilise les pouvoirs de surveillance et de contrôle que lui procure l’identité numérique dans d’autres buts que l’intérêt de la société et des individus, ce qui veut dire qu’il pourrait être justifié de lui cacher certaines des choses qui nous concernent.

Les mêmes ou d’autres diront que c’est trop dystopique, voulant dire par là que cela ne peut tout de même pas arriver ici et à nous. Faisons un retour au début de l’année 2020, quand nous regardions avec étonnement le confinement de Wuhan, nous disant que cela peut seulement arriver en Chine, et pas ici et à nous.

Ceci dit, si nous continuons à nous laisser mener par le bout du nez par nos autorités politiques et sanitaires, si nous excluons d’emblée que l’été soit une sorte de trêve ou de récréation avant une reprise des hostilités à l’automne ou à l’hiver, si mes conjectures se réalisent en partie ou en totalité, nous finirons par nous retrouver dans une situation où nous devrons enfin reconnaître que la liberté n’est pas pour nous, et où nous devrons accepter d’en être privés ; ou si cette situation nous devient enfin insupportable, le prix à payer pour récupérer notre liberté sera plus élevé et les chances de réussite seront moindres.