Mesures sanitaires et dressage - partie 3 : irrégularités et incohérences

Dans la première partie et la deuxième partie de notre réflexion, nous n’avons pas suffisamment tenu compte du fait que les mesures sanitaires varient considérablement avec le temps, et aussi en fonction des personnes, des circonstances, des endroits et des régions socio-sanitaires du Québec. Il en résulte des irrégularités et des incohérences qui changent nos rapports avec les mesures sanitaires. On pourrait croire que ces inconstances et ces inconsistances affaiblissent simplement l’emprise des mesures sanitaires sur nous, puisqu’elles occasionnent des interrogations, et provoquent des critiques et même de vives protestations chez certains d’entre nous. Mais elles peuvent aussi bien produire l’effet contraire, quand nous nous adaptons et nous conformons aux consignes même si nous ne comprenons pas les raisons qui pourraient expliquer toutes leurs nuances et leurs variantes, et que nous les trouvons parfois même incohérentes et arbitraires. Et si nous en venons à la conclusion qu’il vaut mieux obéir tout simplement et ne pas trop nous poser de questions à ce sujet, c’en est fait de notre autonomie intellectuelle. Car c’est alors une capitulation inconditionnelle de l’esprit critique, qui n’en demeure pas moins ce qu’elle est même si nos autorités politiques et sanitaires cherchent véritablement à protéger la santé de la population en général et surtout celle des personnes plus vulnérables, et essaient d’adapter les mesures prises aux circonstances particulières, pour qu’elles soient plus efficaces, et aussi pour ne pas entraver indûment la relance économique et notre liberté, selon une habile gestion du risque et un savant calcul des avantages et des inconvénients, dont les détails nous sont hélas inconnus.

 

Retour sur la définition du dressage

Une telle démission de l’esprit critique serait certainement une forme de dressage, au sens où nous l’avons entendu dans les deux premières parties de notre réflexion. Non seulement la discussion et l’examen de mesures sanitaires particulières seraient difficilement possibles si nous adoptions l’attitude que nous venons de décrire, mais ce serait aussi à l’idée ou au principe même de cette discussion et de cet examen que nous renoncerions, et ce, pour les mesures sanitaires en général. C’est trop compliqué, la situation évolue constamment, chaque milieu a ses particularités… Et il y a trop de facteurs dont il faut tenir compte, trop de choses que nous ne savons pas et que nous ne comprenons pas, mais que nos autorités politiques et sanitaires, elles, doivent bien savoir et comprendre, ou s’efforcent de savoir et de comprendre, dans la mesure du possible, compte tenu de la nouveauté radicale du Virus.

Une fois notre esprit dressé de cette manière, nous sommes disposés à obéir à n’importe quelle consigne, à adhérer sans poser de questions aux raisons qu’on nous donne, et à nous passer des raisons qu’on ne nous donne pas. Nous en venons à intérioriser les contraintes auxquelles nous sommes assujettis, et à adopter les comportements qui sont attendus de nous et qui, d’ici peu, se perpétueront par automatisme, sans réflexion de notre part, ou presque.

Bien entendu, un tel dressage ne se fait pas tout d’un coup et sans se heurter à certaines résistances. C’est peu à peu que nous cédons et que le dressage s’opère.

 

Le cas du déconfinement

Revenons quelques mois en arrière, au mois de mai et de juin, quand le Gouvernement a mis en application son plan de déconfinement, qui a été à l’origine de plusieurs irrégularités et incohérences, qui ont été remarquées par la population et même des journalistes. Même si de telles irrégularités et incohérences existaient au plus fort du confinement (par exemple, la décision de maintenir ouvertes la Société des alcools du Québec et la Société du cannabis du Québec, alors qu’en principe seuls les commerces jugés essentiels devaient rester ouverts), les mesures sanitaires qui s’appliquaient alors en bloc à tout le territoire du Québec avaient au moins l’avantage d’être relativement claires et régulières. La distanciation sociale, après être passée d’un mètre à deux mètres, devait s’appliquer rigoureusement en tous lieux, en toutes circonstances et entre toutes personnes qui n’habitent pas à la même adresse. L’interdiction de recevoir chez soi des visiteurs s’appliquait invariablement à tous. Les rassemblements intérieurs et extérieurs étaient interdits, sans exceptions. Les cours en présentiel étaient suspendus dans toutes les écoles, dans tous les cégeps et dans toutes les universités.

Mais avec le début du déconfinement – qui malgré tout a été une bonne chose, puisque nous avons temporairement retrouvé une partie de nos libertés perdues –, les changements, les irrégularités et les incohérences dans les mesures sanitaires sont devenues plus fréquentes. Comme les autorités politiques et sanitaires ne voulaient pas simplement annuler les mesures prises pour lutter contre la propagation du Virus, mais voulaient plutôt procéder graduellement et sectoriellement, il fallait bien s’y attendre.

Voici quelques-unes des variantes des consignes sanitaires qui sont entrées en vigueur à l’occasion du déconfinement printanier :

  • les rassemblements extérieurs sont permis à condition qu’il y ait 10 personnes ou moins (l’idée de fixer aussi un maximum de 3 maisonnées a été envisagée mais écartée) et que les personnes de maisonnées différentes restent à 2 mètres les unes des autres, et n’entrent pas à l’intérieur, sauf pour utiliser les toilettes (22 mai 2020) ;

  • dans le cadre des rassemblements privés intérieurs, auxquels peuvent participer 10 personnes de 3 maisonnées différentes, les personnes provenant des mêmes maisonnées n’ont pas à respecter la distanciation sociale entre elles, mais doivent la respecter avec les personnes provenant d’une autre maisonnée (22 juin 2020) ;

  • les jeunes de moins de 16 ans peuvent se trouver à 1 mètre les uns des autres (avec la possibilité d’instaurer des bulles de 4 à 6 enfants ou adolescents, par exemple dans les camps de jour), mais doivent rester à 2 mètres de distance des adultes, à l’exception de leurs parents, avec lesquels ils habitent (22 juin 2020) ;

  • dans les garderies, les jeunes enfants peuvent jouer ensemble sans avoir à respecter une distance entre eux, et ils peuvent recommencer à s’approcher de leur éducatrice, laquelle doit continuer de porter un masque et une visière et de maintenir la distanciation physique avec ses collègues (22 juin 2020) ;

  • dans les salles de cinéma et de théâtre, quand les gens sont tranquillement assis, sans parler ni circuler, il leur est permis d’être à 1,5 mètre les uns des autres, mais ils doivent respecter la règle du 2 mètres quand ils entrent ou sortent de la salle (22 juin 2020).

Cette complexification des règles sanitaires occasionnée par le déconfinement, en plus de provoquer une certaine confusion (certains crurent comprendre que la distance minimum avait été réduite à 1 mètre pour tout le monde, ou à 1,5 mètre dans n’importe quelles circonstances), suscita une série d’interrogations et de critiques chez plusieurs d’entre nous. Certains allèrent jusqu’à parler de géométrie variable dans la distanciation sociale, même s’ils étaient contents comme les autres de voir l’étau du confinement se desserrer enfin.

Pourquoi ne pas avoir autorisé les personnes qui habitent seules à constituer avec ceux de leurs amis qui habitent aussi seuls un petit groupe de personnes où la distanciation sociale ne doit pas être respectée ? En quoi cela constituerait-il un risque supérieur de propagation du Virus que le fait de ne pas appliquer la distanciation sociale entre le même nombre de personnes d’une même maisonnée, puisque les contacts y seraient moins fréquents et moins longs ? Pourquoi une exception semblable est tolérée pour les enfants, et pas pour les adultes ? C’est qu’ils seraient moins susceptibles d’être malades que les adultes s’ils contractent le Virus. Mais les adultes, à moins d’être très vieux, sont souvent asymptomatiques, n’ont que rarement de graves complications et ne meurent presque jamais de la COVID, à moins d’une condition sous-jacente, comme le montrent les statistiques officielles. C’est que les enfants sont moins contagieux que les adultes quand ils contractent le Virus et n’ont pas de symptômes. Et pourquoi cela serait-il différent pour les adultes ? Et si les enfants sont vraiment moins susceptibles de tomber malades et d’être contagieux que les adultes, ce que des scientifiques disaient déjà en mars ou en avril, pourquoi avoir fermé les garderies et les écoles pendant des semaines ? En quoi le maintien des classes aurait-il constitué une menace sérieuse pour leur santé ou pour celle des éducatrices, des enseignants et des parents ? Nos autorités se seraient-elles trompées ? Auraient-elles décrété inutilement la fermeture des écoles ? Si oui, pourquoi ne le reconnaissent-elles pas ?

Ou encore, en quoi le fait de circuler, de bouger, et de ne pas être tranquillement assis, augmente-t-il le risque de contagion, si nous ne parlons pas ? Pourquoi 1,5 mètre de distance quand nous restons tranquilles, ne parlons pas et ne circulons pas, et pas 1 mètre ? Si le fait de circuler change vraiment quelque chose, ne serait-il pas possible de nous parler à moins de 2 mètres quand nous ne bougeons pas et restons tranquillement assis ? Ou si c’est le fait de fait de parler qui change quelque chose, pourquoi ne pouvons-nous pas nous trouver à moins de deux mètres si nous restons silencieux ? Il faut que nous restions tranquillement assis et que nous nous taisions, dira-t-on. Alors pourquoi devons-nous autant que possible être assis à au moins deux mètres de distance dans l’autobus, quand nous n’engageons pas la conversation ?

Voilà tant de questions que nous nous sommes peut-être posées, ou que nous aurions pu nous poser, et qui sont restées sans réponse, ou auxquelles on a donné des réponses peu satisfaisantes. Comme tant d’autres questions, sur d’autres consignes qui sont apparues à l’occasion du déconfinement, que nous ne nous sommes peut-être pas posées, mais que nous aurions pu nous poser. C’est que nous étions tout simplement contents, en mai et en juin, de retrouver une partie des libertés dont nous avions été privés pendant plusieurs semaines. Alors nous n’avions pas envie de débattre sur le comment et le pourquoi avec les autorités politiques et sanitaires, qui enfin nous laissaient un peu respirer. Cela se comprend.

Le problème, c’est que – paradoxalement – ces nouvelles consignes grâce auxquelles les autorités politiques et sanitaires ont réalisé le déconfinement et l’assouplissement des mesures sanitaires, nous ont non seulement habitués à être encadrés même dans les libertés qu’on nous accorde à nouveau (ce qui consiste déjà à étendre l’emprise des consignes), mais nous ont aussi habitués à supporter les irrégularités et les incohérences réelles ou apparentes qui résultent de la modification et de la complexification des mesures sanitaires, et de tentatives de tenir compte de l’évolution de la situation et des différents contextes.

 

L’effet de dressage

Les autorités, même si on suppose simplement qu’elles ne voulaient pas perdre le contrôle du déconfinement et qu’elles n’avaient aucunement l’intention de nous dresser, ont donc mis en place un dispositif d’obligations, d’interdictions et de recommandations qui a contribué à nous dresser et à disposer beaucoup d’entre nous à accepter presque sans discussion le reconfinement de cet automne, qui repose sur un dispositif semblable qui a aussi ses irrégularités, ses incohérences et sa dose d’opacité et d’arbitraire, du moins de notre point de vue, mais qui va dans le sens contraire, c’est-à-dire celui de la perte des libertés qu’on nous avait temporairement rendues pendant le déconfinement. Si le premier dispositif de contraintes tirait une partie de son efficacité des stimuli positifs (nos libertés partiellement retrouvées lors du déconfinement) qui lui étaient associés, le deuxième dispositif tire maintenant une partie de son efficacité du conditionnement qu’a rendu possible cette association, et des comportements obéissants qui persistent malgré la disparition de ces stimuli positifs, alors que l’on nous reconfine.

C’est ainsi que nous en sommes venus à accepter presque sans protester le système d’alertes et d’intervention graduelle, avec toutes ses particularités et ses irrégularités, selon le niveau de l’alerte ; de même que les incohérences et l’arbitraire qui caractérisent son application.

Par exemple, pourquoi avoir pris la décision de garder ouverts, dans les « zones rouges », les salons de coiffure, alors qu’on ferme les musées et qu’on interdit l’accès aux rayons dans les bibliothèques, où des mesures ont déjà été prises pour réduire les risques de propagation qui, sans doute, sont moindres ?

Ou encore, pourquoi avoir fermé, toujours dans les « zones rouges », les salles à manger de tous les restaurants à titre préventif, alors que l’on décide de garder ouvertes des usines de découpage de viande et des porcheries, même quand une éclosion importante s’y produit, même quand tous les travailleurs ont reçu des résultats positifs à leurs tests de dépistage, quitte à considérer la porcherie comme une extension du domicile des travailleurs infectés, et donc comme un lieu de quarantaine, pour leur permettre de continuer à travailler dans le respect des consignes de la Santé publique ? Pourquoi avoir tenu compte des intérêts économiques des producteurs de viande, et pas de ceux des restaurateurs ? Pourquoi ne pas avoir fait de la santé des travailleurs et de la population en général la priorité, et même la priorité absolue, dans ce cas ? Si ce qui a motivé cette décision, c’est de ne pas mettre en péril l’approvisionnement de viande de la province, pourquoi ne pas adopter un décret officialisant cette exception ? Et pourquoi ne pas faire d’autres exceptions, par exemple pour les supermarchés et les écoles, qu’on peut considérer comme essentiels ?

Et si on est prêt à faire des exceptions quant à l’ouverture des entreprises et des établissements où il y a des éclosions, question de tenir compte des situations différentes, pourquoi ne pas faire aussi des exceptions quant aux rassemblements privés intérieurs ou extérieurs, et quant au port obligatoire du masque ou du cache-binette dans les lieux publics fermés, pour tenir compte des personnes impliquées, et de la nature des lieux et des rassemblements ? Pourquoi se montrer flexible dans le cas de la fermeture des entreprises où il y a une éclosion, et tout à fait inflexible dans le cas des rassemblements privés et du port du masque ou du cache-binette ?

Beaucoup d’entre nous ne se posent même pas ces questions, ne perçoivent même pas ces irrégularités, ces incohérences et la dose d’arbitraire qu’elles impliquent, tant le dressage a déjà produit ses effets sur eux. Ou s’ils les perçoivent, ils se résignent sans protester, sans poser de questions, et même en arrêtant de se poser des questions. C’est ainsi que se poursuit notre dressage.

Précisons que l’effet de dressage produit par les irrégularités et les incohérences réelles ou apparentes des mesures sanitaires adoptées dans le cadre du déconfinement ou du reconfinement n’est pas observable, ou l’est à un moindre degré, chez les personnes qui résistent ou qui protestent contre ces mesures, publiquement ou dans leur entourage. Dans leur cas, c’est parfois même l’effet contraire qui se produit : ces irrégularités et ces incohérences donnent prises à la critique et développent chez elles une certaine résistance au dressage auquel nous sommes tous exposés.

Mais pour les autres qui obéissent simplement, même s’ils ont perçu ou continuent de percevoir des irrégularités et des incohérences, leur dressage s’effectue petit à petit. En nous conformant à ces consignes, nous en venons à nous dire qu’elles ont sans doute leurs défauts et leurs faiblesses, mais que la loi étant la loi, et la situation étant ce qu’elle est, il nous faut bien obéir aux consignes sanitaires, quelles qu’elles soient. Rien ne servirait de chialer. Que pouvons-nous, que pourrions-nous y faire ? C’est comme ça, voilà tout, nous disons-nous.

C’est ainsi que nos idées et nos sentiments sont adaptés à la situation dans laquelle nous nous trouvons, et nous y enferment.

C’est ainsi que nous sommes tout disposés à accepter sans discuter, ou à supporter avec résignation, les nouvelles mesures sanitaires qui ne cessent de se multiplier, qui génèrent des irrégularités et des incohérences, et qui régissent notre vie jusque dans ses moindres détails.

C’est ainsi que nous renonçons à notre esprit critique et à notre autonomie, pour remettre notre destin entre les mains des autorités politiques et sanitaires, dont nous devrions pourtant être les juges, dans la société démocratique qui devrait être la nôtre.

C’est ainsi que nous cessons d’être citoyens, pour devenir des sujets.

C’est ainsi que nous arrêtons d’être des adultes autonomes, pour devenir de grands enfants, que nos autorités traitent comme tels.

 

En guise de conclusion

Je le répète encore une fois : les bonnes intentions présumées de nos autorités politiques et sanitaires, et l’efficacité elle aussi présumée des mesures prises pour ralentir la propagation du Virus, ne changent rien à ces analyses. Les mesures sanitaires, ainsi que la manière dont on nous les impose, n’en contribuent pas moins à nous dresser. Il se peut même que ce dressage soit encore plus efficace si nos autorités croient de bonne foi servir nos intérêts en nous imposant ces mesures, et semblent obtenir des résultats grâce à elles. Fiers défenseurs de l’idéal absolu de la Santé, elles sacrifient sans hésiter la cohérence et l’esprit critique sur son autel, elles entraînent beaucoup d’entre nous dans leur sillage, et elles les rendent incapables de prévoir et d’examiner dans toute leur ampleur les maux qui s’abattront vraisemblablement sur nous dans un futur plus rapproché qu’on ne croit, en raison des mesures adoptées justement au nom de cet idéal.

Pourrons-nous alors nous fier à nos élites politiques, à nos autorités sanitaires, pour bien comprendre la situation catastrophique qu’elles auront elles-mêmes provoquée en raison de leur manque de prévoyance et de prudence, et de leur absolutisme sanitaire ? Pourrons-nous compter sur nous-mêmes pour les éclairer ou les déposer et prendre en main notre propre destin, quand elles erreront, quand elles aggraveront même les grands maux qu’elles prétendront pourtant combattre, alors que nous aurons été dressés de corps, de cœur et d’esprit en raison de la crise sanitaire actuelle ? Mais sur qui d’autre que nous pourrions-nous alors compter, hélas !

À suivre.