Mécanique du foisonnement juridique et des difficultés d’application

1. Moyens et fins de la législation

Ceux qui décident des règles selon lesquelles nous vivons se trompent lourdement s’ils ne font pas de l’applicabilité de ces règles un critère important devant les guider dans leur travail. Ou encore ils montrent par là qu’ils ne se soucient pas le moins du monde de l’application régulière et constante des lois, des règlements et des autres dispositions légales (décrets, arrêtés, etc.), ou qu’ils s’efforcent même d’en tirer profit.

En effet, on ne saurait légiférer en pensant de manière procédurale, c’est-à-dire en séparant les fins et des moyens, comme si on pouvait fixer les fins de la législation sans examiner d’abord les moyens de les atteindre, pour le faire seulement après. Comme si la raison d’être de la législation n’était pas l’atteinte de ces fins, et comme si cet objectif ne dépendait pas de ces moyens. Une fin sans moyens efficaces de l’atteindre n’existe que dans l’esprit de ceux qui légifèrent et qui surestiment leur pouvoir au point de croire que l’ordre de la nature, auquel appartient aussi le monde des hommes, se soumettra à leur volonté.

Outre le fait que les moyens efficaces peuvent venir à manquer et que les lois (ou tout ce qui a force de loi, ce que je désignerai ici simplement en parlant de lois, pour alléger le texte) peuvent être difficilement applicables, les moyens qu’on prend pour les appliquer ont d’autres effets que l’atteinte des fins visées par ces lois. Ou mieux : ces autres effets tendent à être nombreux et graves à proportion de l’inefficacité des moyens utilisés pour appliquer les lois. Car plus les moyens sont inefficaces, plus il faut les multiplier et les intensifier dans l’espoir d’obtenir les effets voulus et l’application de la loi, ce qui multiplie et intensifie du même coup les inconvénients de ces moyens.

Soyons plus concrets et examinons quelques cas de figure tirés de la crise politique et juridique actuelle.

 

2. Application irrégulière et arbitraire d’une loi ou de toute autre disposition légale

Nos autorités politiques et sanitaires ont adopté, depuis mars 2020, toutes sortes de décrets et d’arrêtés entendant régler plusieurs aspects de notre vie quotidienne. Ce n’est pas la même chose d’empêcher les meurtriers de passer à l’acte et de les arrêter pour qu’ils soient jugés et condamnés conformément à la loi, que d’empêcher les gens de se rassembler s’ils n’habitent pas à la même adresse et de les obliger à porter un masque dans tous les lieux publics fermés et au travail. Comme il n’est pas possible de surveiller constamment l’ensemble de la population québécoise, et comme on ne se retrouve pas avec un cadavre sur les bras et une foule d’indices à détruire ou à dissimuler quand on désobéit aux mesures sanitaires, les forces policières qui sont chargées de faire respecter ces mesures ne peuvent pas le faire de manière régulière, c’est-à-dire en attrapant tous ceux qui désobéissent à ces mesures, même en utilisant des caméras de surveillance et en survolant les villes avec des hélicoptères et des drones. Elles ne disposent pas encore de moyens de savoir ce qui se passe dans tous les lieux publics, dans tous les milieux de travail et dans toutes les résidences privées. Ce qui veut dire qu’assez souvent les contrevenants pourront s’en tirer sans recevoir un constat d’infraction et une amende, pour autant qu’ils prennent quelques précautions et qu’ils ne défient pas la loi trop ouvertement. La loi est donc appliquée avec beaucoup d’irrégularité, et il y a une grande part de hasard ou d’arbitraire dans le fait de recevoir ou non un constat d’infraction et une amende. Et tous ceux qui ne respectent pas la loi sans se faire prendre sont incités à continuer à le faire, et deviennent de plus en plus habiles à le faire.

Les autorités politiques et sanitaires, tenant à imposer ces mesures sanitaires à toute la population malgré ces importantes difficultés d’application, se sont efforcées de remédier à la situation en ayant recours à deux moyens : la délation (qu’on a renommé « dénonciation citoyenne ») et les châtiments exemplaires.

Même si l’incitation à la délation de la population par elle-même a sans doute augmenté le nombre de personnes qui veillent à l’application des mesures sanitaires, même si le fait de se savoir peut-être surveillé par des sortes de policiers volontaires en civil a un effet dissuasif, l’application la loi demeure irrégulière. Cela dépend si l’on a des collaborateurs parmi ses voisins ou non, par exemple, et des rapports bons ou mauvais que l’on entretient avec eux. Le fait de recevoir un constat d’infraction ou non n’a donc rien à voir avec la nature des actes accomplis, mais dépend de quelque chose qui leur est complètement extérieur. Loin d’éliminer l’application irrégulière et arbitraire de la loi, la délation la renforce.

Nous pouvons dire la même chose des châtiments exemplaires. Les amendes disproportionnées (pour non-respect du couvre-feu, de la distanciation sociale et du port obligatoire du masque) et croissantes en cas de récidive, alors que la situation économique de plusieurs d’entre nous est déjà précaire, n’ont pas seulement pour effet de punir les personnes qu’on attrape, mais de les punir pour toutes celles qu’on n’attrape pas ou qui pourraient avoir envie de ne pas respecter les mesures sanitaires. C’est justement parce que les autorités savent très bien que le non-respect des mesures sanitaires ne pourra pas être puni avec régularité qu’elles ont décidé d’infliger de fortes amendes aux personnes qu’on attrape, ce qui accroît cette irrégularité, qui devient même de l’arbitraire, compte tenu du traitement très différent entre les personnes qu’on attrape et toutes celles qu’on n’a attrape pas, quand on ne décide pas de fermer les yeux, pour une raison ou une autre, les policiers pouvant user de leur pouvoir discrétionnaire, et les citoyens pouvant dénoncer ou ne pas dénoncer, selon la situation, leur humeur ou leurs rapports avec les personnes qui ne respectent pas les mesures sanitaires. La situation s’aggrave encore quand les détenteurs du pouvoir politique attaquent publiquement les personnes qui ne respectent pas ces mesures, et quand les journalistes, qui se font juges et bourreaux, les traînent publiquement dans la boue, comme on a pu le voir pour des propriétaires de bars et de gyms l’an dernier.

 

3. Surveillance et contrôle de la vie quotidienne

Mais cette situation ne contente probablement pas nos autorités politiques et sanitaires. On doit pouvoir s’assurer que les mesures sanitaires – qui sont vraisemblablement là pour rester, malgré les vaccins qu’on dit très efficaces – prolongées ou à venir seront respectées assidûment par toute la population et que la loi soit appliquée avec régularité. C’est pourquoi il faut adopter, dans la perspective de nos autorités, les moyens qui s’imposent. Comme les moyens « humains » sont plus ou moins irréguliers, il faut mettre en place des dispositifs de surveillance et de contrôle sur lesquels on peut compter. Comme un passeport vaccinal sans lequel on se saurait avoir accès à des services jugés non essentiels ou même essentiels. Si on fait les choses dans les règles de l’art – comme disent vouloir le faire nos autorités en utilisant un code QR chiffré dont le gouvernement serait seul a avoir la clé et qui communiquerait avec une base de données des personnes vaccinées –, il semble ne plus y avoir de place pour l’irrégularité et l’arbitraire. Les Québécois devront se résigner à voir leurs actions les plus communes et les plus inoffensives surveiller et contrôler, comme le fait d’aller au café ou dans un restaurant, ou d’entrer dans un centre commercial ou un commerce jugé inessentiel.

Mais c’est supposer que tous les commerçants accepteront simplement de devenir les servants de la loi ou de payer des agents de sécurité pour contrôler le statut vaccinal de leurs clients. C’est supposer aussi qu’ils ne feront pas d’exception pour leurs proches et leurs bons clients non vaccinés. Ce qui est douteux, surtout dans les cas où cela irait contre l’intérêt économique des commerçants. C’est pourquoi nos autorités devront prendre des mesures pour s’assurer de la vérification systématique du passeport vaccinal, lequel devait pourtant être une manière de s’assurer du respect par tous des mesures sanitaires. La délation et les châtiments exemplaires (amendes démesurément élevées et séjour en prison pour les clients qui entrent dans des commerces non essentiels sans passeport vaccinal et pour les commerçants qui omettent de le demander à leurs clients, comme en France) sont les moyens qui se présentent immédiatement à l’esprit, bien qu’ils engendrent leur dose d’irrégularité et d’arbitraire dans l’application de la loi. Il y a aussi la possibilité de demander aux forces policières de faire des visites surprises aux commerçants, ce qui a les mêmes inconvénients, puisqu’il ne serait pas possible de surveiller tous les commerçants du Québec.

De fil en aiguille, cela nous mène à d’autres moyens de contrôle. Par exemple, la vérification des paiements faits par carte de débit ou de crédit des personnes qui n’ont pas de passeport vaccinal, et la prise de mesures pour décourager ou interdire les transactions en argent comptant dans les commerces et les endroits publics accessibles seulement pour les détenteurs d’un passeport vaccinal valide. À terme, on peut même fusionner les moyens de paiement et une preuve numérique de statut vaccinal (imposée à la fois aux vaccinés et aux non-vaccinés) pour suivre à la trace les personnes vaccinées et non vaccinées et contrôler leurs transactions, afin d’empêcher les personnes non vaccinées de faire des achats dans des lieux qui leur sont interdits. Et si le gouvernement fournit bientôt une identité numérique aux Québécois, il est à craindre que le dispositif de surveillance et de contrôle qui en résultera devra tôt ou tard être utilisé pour avoir accès aux services gouvernementaux, par exemple les soins de santé

 

4. Extension progressive de la surveillance et des contrôles faits par le gouvernement et les entreprises privées

Plus les dispositifs de surveillance et de contrôle se multiplieront et se complexifieront, plus ceux qui les utilisent y verront une opportunité d’étendre cette surveillance et ces contrôles. Il ne s’agira plus de trouver quels moyens peuvent servir pour obtenir le respect des mesures sanitaires, mais de trouver quelles mesures sanitaires on peut imposer grâce aux moyens dont on dispose déjà pour faire respecter d’autres mesures. Puisqu’on dispose déjà des moyens, pourquoi se priverait-on des nouvelles mesures sanitaires qu’ils rendent possibles si on croit qu’elles permettent d’obtenir un avantage réel ou imaginaire, ou simplement de consolider son pouvoir sur la population, par cette prolifération de la surveillance et des contrôles.

Le gouvernement pourrait par exemple surveiller le mode de vie de chaque citoyen, pour vérifier dans quelle mesure il est conforme à l’idée que l’on se fait des bonnes habitudes de vie (activité physique, alimentation saine, sobriété, anti-tabagisme), pour lui donner des conseils, lui accorder des récompenses ou même lui imposer des sanctions, par exemple des frais supplémentaires pour bénéficier de l’assurance-maladie et de l’assurance-médicament publiques. Le gouvernement britannique serait d’ailleurs en train de préparer une application mobile permettant de récompenser les Anglais qui l’utilisent en leur accordant des rabais proportionnellement à leurs bonnes habitudes de vie. Ce n’est pas une plaisanterie. Pour rendre la chose crédible, le premier ministre britannique, Boris Johnson, serait en train de suivre une diète et un programme de remise en forme pour donner l’exemple aux Anglais.

Les entreprises privées pourraient pour leur part décider d’utiliser à leurs propres fins les dispositifs de surveillance et de contrôle mis au point par le gouvernement pour que soient respectées les contraintes qu’il impose à la population. Par exemple, le passeport vaccinal pourrait servir à interdire aux personnes non vaccinées l’accès à des commerces ne faisant pas l’objet d’une exigence vaccinale gouvernementale, ou leur imposer des conditions supplémentaires. Le passeport vaccinal pourrait aussi servir à discriminer ouvertement ou non les personnes non vaccinées à l’embauche, ou pour exercer des pressions sur les employés non vaccinés, pour leur imposer des mesures disciplinaires et même les congédier s’ils refusent d’obtempérer. Même chose pour les propriétaires d’immeubles d’habitation, qui pourraient choisir leurs locataires en fonction de leur statut vaccinal, leur imposer toutes sortes d’interdictions et d’obligations de leur crû, et peut-être même les expulser s’ils n’obtempèrent pas.

Le gouvernement pourrait très bien ne pas interdire ces nouveaux usages du passeport vaccinal (par exemple en rendant libre le téléchargement l’application mobile de vérification du statut vaccinal), prétextant que les entreprises sont libres de prendre les moyens qu’elles jugent bons pour protéger la santé de leurs clients et de leurs employés, ou allant même jusqu’à les féliciter. À partir de ce point, des employeurs pourraient se mettre à prendre en compte les habitudes de vie de leurs employés, ceux qui ont des habitudes de vie jugées malsaines tendant à leur avis à être plus souvent malades, ce qui entraînerait des préjudices pour eux.

Même si ce mouvement n’est pas nécessairement calculé par les autorités politiques et sanitaires et les entreprises privées, la mécanique du foisonnement juridique, les difficultés d’application et l’apparition de nouveaux dispositifs de surveillance et de contrôle nous entraînent dans cette direction, hélas.