Les identités maladives

Il y a de cela environ trente ans, on se contentait de diagnostiquer les enfants d’hyperactivité. Les psychologues qui travaillaient dans les écoles primaires et secondaires s’empressaient d’expliquer les difficultés d’apprentissage et les troubles comportementaux par de l’hyperactivité. Rarement ils se demandaient si la nullité des enseignants et des programmes éducatifs pouvaient y être pour quelque chose, et si l’éducation sédentaire et l’idéal de l’enfant sage comme une image pouvaient ne pas convenir aux enfants pleins de vitalité, par opposition aux petits-vieux à corps d’enfant produits souvent par l’éducation scolaire et familiale. C’est que les enseignants ainsi que les parents voulaient généralement que les enfants soient de petits animaux de compagnie bien dociles et faciles à dresser. Cela leur rendait la vie beaucoup plus facile au travail et à la maison. Pour les enseignants qui étaient chargés de déverser leur misérable lot de connaissances dans les jeunes cervelles, et qui ne pouvaient plus et ne voulaient plus, contrairement à leurs prédécesseurs, faire régner la discipline à coups de baguette de bois sur la paume des mains ou de ceinture sur les fesses, les diagnostics d’hyperactivité et les traitements médicamenteux étaient un secours bienvenu. Même chose pour les parents, qui revenaient tous les deux harassés du boulot, qui ne voulaient ou ne pouvaient pas plus laisser leurs enfants que leurs chiens gambader librement à l’extérieur sans leur supervision, et auxquels un diagnostic d’hyperactivité pouvait permettre de souffler un peu après une journée de dur labeur, grâce à la médication qui permettait de calmer les petits monstres et de les parquer devant la télévision ou les jeux vidéos.

Les années passent. Ces enfants deviennent des adolescents, puis de jeunes adultes. On ne parle plus simplement d’hyperactivité, mais de plus en plus souvent de trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, en appliquant peu à peu ce syndrome à l’ensemble de la population, pour finalement en venir aux adultes qui ont atteint l’âge mûr depuis plusieurs années. C’est qu’entre-temps, les mœurs ont évolué. Non seulement notre existence est devenue de plus en plus réglementée, normalisée et standardisée, mais nous avons aussi adopté des manières de penser, de communiquer et même de vivre qui diminuent notre capacité d’attention. Si bien que ce qu’il nous reste d’attention ne suffit pas toujours pour nous conformer à tous ces règlements et à toutes ces normes explicites ou implicites, et que notre capacité d’attention, assez faible et sollicitée de cette manière, peut difficilement être utilisée pour des activités intellectuelles demandant plus de concentration.

Donnons quelques exemples de ces transformations, sans prétendre faire le tour de la question dans ce billet. Ceux d’entre nous qui sont dans la quarantaine ou qui sont plus jeunes ont été habitués, dès l’enfance ou l’adolescence, à être constamment distraits par la télévision, la radio et la musique, même quand ils étudient, lient ou écrivent. La miniaturisation des appareils électroniques a eu pour effet une aggravation de la situation, car il est maintenant possible d’écouter de la musique, de regarder des films, des séries, des dessins animés et des matchs de sport, d’écrire et de recevoir des messages écrits (courriels ou textos) et d’aller sur les réseaux sociaux à partir de n’importe où, grâce aux téléphones dits intelligents. Cela ne manque pas d’affecter les capacités intellectuelles d’une partie croissante de la population, qui a presque toujours un téléphone dit intelligent à portée de la main, et dont l’attention est toujours en partie détournée de ce qu’elle fait ou de ce qui se passe autour d’elle.

Les universités, où on est censé former l’élite intellectuelle, n’échappent pas à ce fléau. Pour le constater, il suffit de regarder ce que font les étudiants avec leur ordinateur portable ou leur téléphone quand ils sont censés étudier à la bibliothèque ou même quand ils sont en classe. On ne peut pas s’empêcher de rire quand certains d’entre eux, influencés par les grands médias et de soi-disant experts du fonctionnement de l’esprit humain, se plaignent de difficultés de concentration et consultent pour obtenir un diagnostic de TDAH, ainsi que la médication et parfois des avantages scolaires inhérents à cette situation, par exemple de meilleures conditions pour faire des examens.

Quant aux milieux de travail, non seulement les sources de distraction y sont de plus en plus tolérées, elles sont même intégrées au travail lui-même. Pour les employés de bureau, l’époque est révolue où on demandait de garder le silence ou de ne pas parler trop fort, et de ne pas avoir son téléphone cellulaire à portée de la main pour y faire toutes sortes de choses. Si des règlements existent encore à ce sujet, ils sont de moins en moins appliqués et applicables, puisque beaucoup les ignorent et puisque la musique qu’on peut écouter grâce à son téléphone cellulaire serait une manière d’ignorer le vacarme ambiant et de se concentrer. À cela s’ajoute l’évolution accélérée vers le télétravail qui s’est produite à partir de 2020, avec la multiplication des outils de communication utilisés dans les organismes bureaucratiques. Maintenant il ne faut plus seulement répondre aux courriels qu’on reçoit dans des délais raisonnables, mais il faut aussi lire et répondre aux messages instantanés et aux appels vidéos prévus ou impromptus de collègues ou de collaborateurs qui travaillent à partir de la maison, dans le même édifice (sur le même étage ou un autre), dans un autre édifice, dans une autre ville, dans une autre région et parfois même dans une autre province ou un autre pays. Si bien que les employés de bureau sont sollicités de tous les côtés pour toutes sortes de choses, et peinent à se concentrer. Leur esprit se disperse dans tous les sens, et pour être en mesure de faire leur travail, ils aggravent la situation générale en contactant ou en dérangeant leurs collègues pour avancer les petits mandats qui se multiplient. La situation est encore aggravée par le retour partiel des employés dans des bureaux à aire ouverte nouvellement réaménagés, car en plus d’être dérangés ou interrompus par les collègues qui les contactent ou les interpellent sur leur ordinateur, ils le sont aussi par leurs collègues qui sont au bureau en même temps qu’eux, soit parce qu’ils s’adressent directement à eux ou à d’autres collègues qui sont aussi au bureau, soit parce qu’ils participent à des rencontres par vidéoconférence. Même si l’usage d’un casque d’écoute est assez répandu, il est impossible de ne pas entendre les personnes qui sont en réunion à quelques mètres, quand on est soi-même en réunion et encore plus quand on s’efforce d’écrire des courriels ou de rédiger un document administratif. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les travailleurs de bureau éprouvent des difficultés de concentration. C’est le contraire qui serait étonnant. Dans le meilleur des cas, cela réduit l’efficacité des travailleurs de bureau et entraîne chez eux une fatigue intellectuelle supplémentaire, à cause des efforts plus grands qu’il faut faire pour se concentrer. Dans le pire des cas, ces travailleurs ont beaucoup de difficulté à se concentrer et n’arrivent parfois à rien. Si certains d’entre eux en viennent à se dire que leurs problèmes de concentration sont causés par une transformation rapide de leur milieu de travail et de leurs pratiques professionnelles, d’autres se laissent enfirouaper par les psychologues, les psychiatres et les médecins, qui font souvent des diagnostics et qui prescrivent des médicaments sans exercer leur jugement (quand ils en ont), en se conformant à des protocoles médicaux standardisés qui pourraient aussi bien être appliqués par des machines dotées d’une forme rudimentaire d’intelligence artificielle, et qui profitent à l’industrie pharmaceutique.

Ne nions pas qu’il est bien commode, pour les personnes concernées, de se faire déclarer TDAH. Non seulement on leur fournit des drogues qui stimulent leurs capacités intellectuelles ou qui leur en donnent l’impression (ne sous-estimons pas l’effet placebo), mais leur employeur est parfois aussi forcé de reconnaître leur condition et de ne pas avoir les mêmes exigences de productivité pour eux que pour les autres. Dans ce contexte où les personnes déclarées TDAH le proclament pour être ménagées par leurs supérieurs et leurs collègues, il faut s’attendre à ce que cela produise un certain effet d’entraînement. D’autres employés qui ont des difficultés de concentration à cause de la nature même de leur travail seront disposés à croire qu’eux aussi, ils sont TDAH. Parfois après y avoir été incités par des personnes déjà déclarées TDAH, ils feront des démarches pour faire reconnaître leur condition, pour pouvoir obtenir la même médication qu’elles, et pour bénéficier des mêmes avantages. La question des conditions concrètes de travail comme cause importante des problèmes de concentration est alors généralement négligée, ou du moins on l’aborde en vitesse, sans en tirer les conséquences pratiques.

Gare à vous si vous osez critiquer la surmédicalisation des difficultés d’attention devant une personne qui a été déclarée TDAH, qui s’identifie souvent à ce diagnostic et qui cherche autour d’elle d’autres personnes susceptibles d’être déclarées TDAH, afin que croisse la communauté des TDAH, laquelle pourrait ultimement englober toute la population, car qui n’a pas parfois des difficultés de concentration, alors que nous sommes constamment sollicités de toutes parts et que l’incessante propagande à laquelle nous sommes exposés bien malgré nous nous abrutit ? Remettre en question l’existence de ce syndrome ou simplement relativiser les origines physiologiques des problèmes d’attention en insistant sur les causes sociales, c’est vous en prendre à l’identité même des personnes diagnostiquées, qui ne seraient pas seulement atteintes de TDAH, mais qui disent qu’elles sont TDAH.

Je l’ai appris à mes dépens en critiquant la surmédicalisation des problèmes d’attention en présence d’une collègue que je considérais jusque-là relativement intelligente, et qui disait soupçonner qu’une autre de mes collègues est aussi TDAH, alors qu’elle me semble tout simplement pas très intelligente, perspicace et observatrice, et qu’elle travaille dans des conditions qui aggravent ses faiblesses intellectuelles. Je n’avais pas encore fini d’exprimer mes doutes que ma collègue, alors qu’il ne s’agissait pourtant pas d’elle, se tortillait sur sa chaise, impatiente de régurgiter la leçon que lui a fait mémoriser son psychologue ou son médecin, peut-être pour mettre à l’essai sa nouvelle médication. Tout est la faute d’une diminution dans la production d’œstrogène – qui est un neurotransmetteur – qui se produit pendant la préménopause ! Ses problèmes d’attention ne sont quand même pas apparus tout seuls, comme par magie ! Qu’importe qu’elle n’ait pas d’idée claire de ce qu’est un neurotransmetteur et du rôle qu’il joue dans sa capacité à se concentrer et à penser clairement ! Le jargon scientifique impressionne même quand ceux qui l’utilisent et l’entendent n’y comprennent presque rien, ou justement pour cette raison. Voilà qui empêche toute discussion intelligente sur les conditions sociales susceptibles de provoquer ou d’aggraver les difficultés d’attention, en vue de transformer ces conditions. Par opposition, la médicalisation de ces difficultés favorise le statu quo ou même la détérioration de ces conditions, puisqu’on ne les reconnaît pas pour ce qu’elles sont ou qu’on sous-estime leur importance. Les conditions sont donc réunies pour que se produise une « pandémie » de TDAH, et pour que s’agite une classe d’experts pour contenir cette « pandémie ».

J’en viens à me demander dans quelle mesure cette attitude malsaine, qui n’est sans doute pas adoptée seulement à l’égard du TDAH, peut contribuer à dissimuler les causes véritables d’autres maladies physiques et psychologiques, ou à créer artificiellement des maladies qui n’existent pas. Même chose pour les problèmes sociaux, politiques et économiques, à l’égard desquels cette attitude maladive peut aussi être adoptée. Il faudrait y réfléchir.