Le sentiment partagé de vulnérabilité comme fondement de la communauté

Dès l’arrivée du virus, on a fait appel à notre sens de la communauté : nous étions tous dans le même bateau, nous disait-on, et il fallait par conséquent nous serrer les coudes, nous protéger les uns les autres, et surtout protéger les plus vulnérables. Nos autorités politiques et sanitaires et les journalistes ont tellement insisté sur ce dernier point que se soucier de la collectivité, cela voulait essentiellement dire se soucier des plus vulnérables, ou de ceux qui passaient pour tels. Ceux qui remettaient en question la pertinence et l’efficacité des mesures sanitaires et qui ne se conformaient pas à elles étaient accusés d’être des égoïstes qui faisaient passer leurs petits plaisirs et leurs caprices avant le bien de la collectivité. Par exemple, les jeunes qui, à l’occasion du premier déconfinement de l’été 2020, ne respectaient pas la distanciation sociale et ne portaient pas les masques qu’alors on leur recommandait seulement « très-très-fortement » de porter, étaient selon les gouvernements et les journalistes de méchants individualistes qui ne pensaient qu’à leurs petites personnes et qui étaient dangereux pour les plus vulnérables et pour la société. Car garder constamment en tête la vulnérabilité des personnes vulnérables et en tenir dans tous ses petits gestes, et avoir un fort esprit de communauté, c’était tout un.

Dès que les prophètes de malheur ont commencé à annoncer la deuxième vague tant désirée, on a fait d’importants efforts pour faire croire aux jeunes et aux moins jeunes qu’ils étaient eux aussi vulnérables, et même que la deuxième vague allait cibler les enfants, les adolescents et les jeunes adultes qui avaient été jusque-là injustement épargnés, contrairement aux octogénaires qui étaient déjà aux portes de la mort avant l’arrivée du virus et qui avaient déjà atteint ou dépassé l’espérance de vie. Il faut comprendre ces tentatives plus ou moins couronnées de succès comme des efforts faits pour renforcer la communauté fondée sur un sentiment plus largement partagé de la vulnérabilité des autres et de sa propre vulnérabilité, alors qu’on étouffait les sentiments de sociabilité en entravant, réglementant ou interdisant les relations sociales. Ceux qui ne se sentaient pas vulnérables, et qui manifestaient un fort attachement aux anciennes communautés, ne faisaient pas partie de la nouvelle communauté – qui serait simplement LA communauté – et c’est pour cette raison qu’il fallait les en exclure de toutes sortes de manières laissées à la fantaisie des différents gouvernements. On a donc imposé cette nouvelle communauté fondée sur le sentiment de vulnérabilité pour affaiblir et remplacer des communautés constituées par des sentiments plus complexes et plus diversifiés qui impliquent qu’on se voie en personne, et qu’on s’efforce de dépeindre comme des anti-communautés.

À l’approche de l’hiver, il se pourrait bien que nos autorités politiques et sanitaires décident de jouer la même carte, après la récréation de quelques mois qu’elles ont daigné nous accorder pour relâcher la vapeur. Il est donc toujours utile de comprendre ce qu’a de nocif la communauté ainsi conçue.

Examinons le point de départ à partir duquel on a constitué cette communauté. Il ne va pas de soi que le sentiment d’appartenance à une communauté doit être assimilé à une sorte de sympathie pour les plus vulnérables, dont la forme ultime consisterait en une solidarité dans la vulnérabilité, c’est-à-dire un sentiment de vulnérabilité individuelle et collective partagée indistinctement par de nombreuses personnes vulnérables et de nombreuses personnes bien-portantes. Pour quelles raisons ce sentiment devrait-il être considéré plus communautaire et plus bénéfique pour la communauté qu’un autre sentiment partagé, par exemple la sympathie pour les personnes bien-portantes physiquement, intellectuellement et moralement, qui pourrait trouver son aboutissement dans un sentiment de vitalité auquel participeraient dans un certaine mesure même les personnes en moins bonne santé, affaiblies ou malades, qui se retrouveraient alors élevées au-dessus de ce qu’elles sont individuellement, en tant que membres de cette communauté saine ? Dans ce dernier cas, ces personnes ne s’apitoieraient pas sur la mauvaise santé qui leur est échue ou sur les maux de la vieillesse, elles n’attendraient pas de leurs concitoyens bien-portants qu’ils s’apitoient sur leur sort, et elles ne verraient pas d’un bon œil qu’ils s’approprient leur vulnérabilité et minent ainsi leur propre vitalité et les forces vives de la société. La préférence ou l’attirance malsaine qu’on a pour la vulnérabilité, ainsi que pour les lamentations qui l’accompagnent généralement, est un signe certain de déclin ou de décadence très avancée d’une société ou d’une civilisation. À l’inverse, la préférence ou l’attirance qu’on a pour tout ce qui est sain et vigoureux, y compris chez les personnes malades ou affaiblies, est un signe de vitalité collective. La société déclinante ou décadente envisage l’avenir comme un ensemble de maux contre lesquels il faudrait se protéger ou qu’il faudrait atténuer, généralement en se résignant à supporter d’autres maux. La société vigoureuse voit plutôt dans l’avenir une occasion de se déployer en prenant des formes plus perfectionnées et plus variées, les maux étant alors considérés comme des obstacles qu’il s’agit de surmonter en faisant preuve d’inventivité, de persévérance et de courage.

L’effet débilitant du sentiment partagé d’une vulnérabilité parfois véritable et souvent imaginaire se fait donc sentir pour toute la communauté qu’on prétend fonder sur lui. La crainte exacerbée et partagée de la maladie et de la mort revenant à un refus de la santé et de la vie capable de nous rendre malades et moribonds, au sens propre et au sens figuré, nous pourrions nous retrouver à subsister comme des grabataires.

Voulons-nous vivre ainsi, ou plutôt ne pas vivre ainsi ? Sortirons-nous de notre engourdissement alors que le glas sonne pour nous ? Ou bien resterons-nous sagement couchés, jusqu’à ce que les plaies de lit qui se formeront et la crasse dans laquelle nous serons encastrés nous empêchent de nous lever, de nous retourner et même de bouger ?