Le pire des deux mondes

L’état de nature

Imaginons une situation dans laquelle l’ordre social et politique tel que nous le connaissons n’existe pas. Il n’y a pas de gouvernement. Il n’y a pas de lois. Et par conséquent il n’y a pas de policiers ni de tribunaux pour les appliquer. Chacun d’entre nous dispose alors de la plus entière liberté, au sens où il peut faire tout ce qu’il désire. Il peut s’approprier n’importe quel champ et commencer à le cultiver. Il peut s’approprier n’importe quelle forêt et commencer à en abattre les arbres. Il peut construire sa maison à n’importe quel endroit. Il peut aussi prendre par la force ou la ruse les fruits et les légumes que les autres ont cultivés, le bois qu’ils ont coupé et même les chasser de la maison qu’ils ont construite, en les tuant si c’est nécessaire. Et tous les autres peuvent en faire autant. Puisqu’il n’y a pas de lois, il n’y a pas de propriété, de vols et de crimes. Ce qui veut dire que ce que chacun peut faire est, de fait, limité seulement par ce que les autres peuvent aussi faire. Nous pourrions donc dire que la liberté des uns s’arrêtent où celles des autres commencent, mais dans un autre sens que d’habitude, dans le contexte de la vie en société. Car il ne s’agit bien entendu pas de dire qu’en vertu de certaines lois ou conventions, des limites seraient imposées à la liberté de chacun pour éviter les empiétements sur la liberté des autres. C’est ici tout le contraire. La liberté de chacun est déterminée par ce dont il a la force de faire, laquelle entre en concurrence avec la force des autres, ce qui peut provoquer des heurts et mêmes des affrontements. S’il est vrai que je peux faire des accords avec les autres pour éviter ces heurts et ces affrontements, je n’ai pas de recours s’ils ne respectent ces accords, auxquels je peux seulement me fier si je sais qu’il est avantageux pour les autres de les respecter et si je sais qu’ils craignent les représailles s’ils décident de ne pas le faire. On peut donc parler d’un état de guerre de tous contre tous, même s’il n’y a pas constamment des affrontements, même s’il y a des trêves et des alliances.

Dans cet état de guerre de tous contre tous, rien n’est assuré. Ce que j’ai un jour, je peux le perdre le lendemain. Ce que je prévois pour la prochaine année, pour la prochaine saison, pour le prochain mois, pour la prochaine semaine ou pour la prochaine journée peut être chamboulée par les actions des autres. Et à cela il faut ajouter toutes sortes d’accidents contre lesquels je peux essayer de prémunir avec plus ou moins de succès, comme des pluies trop abondantes ou une sécheresse qui pourraient détruire mes récoltes, contre un incendie ou de forts vents qui pourraient détruire ma maison, contre des maladies ou des blessures qui pourraient me rendre inapte à subvenir à mes besoins et à me défendre contre mes semblables, et aussi me tuer. L’imprévisibilité dans laquelle je vis est alors très grande, et il m’est très difficile de faire des plans de vie à long terme, ou même à moyen terme.

 

La vie en société

C’est pour éviter cet état de guerre et d’imprévisibilité qu’il nous semble avantageux de vivre en société, de nous donner un gouvernement, d’obéir aux lois qui sont nécessaires à la cohésion sociale et de nous départir ainsi d’une partie de notre liberté. Car c’est ainsi que chacun d’entre nous peut obtenir des garanties de sa sécurité et de la liberté qu’il lui reste. S’il m’est interdit de chasser de sa maison par la force un de mes concitoyens, d’entrer par effraction chez lui pour lui voler ce qui lui appartient, de lui faire les poches dans la rue, de me débarrasser de lui quand il entre en concurrence avec moi, et de l’asservir grâce à des menaces et du chantage, il est en retour aussi interdit à mes concitoyens de me traiter de cette manière. Quand l’un d’entre nous est malgré tout la victime d’un acte criminel, il n’est pas laissé à lui-même. La police peut intervenir et ouvrir une enquête. Son voleur ou son agresseur peut comparaître devant un tribunal qui, s’il le reconnaît coupable, peut le condamner à des amendes et à des peines d’emprisonnement.

Grâce aux lois et aux règlements qui encadrent nos activités dans l’ordre social et politique auquel nous appartenons, l’environnement dans lequel nous vivons est relativement stable et prévisible. Toutes sortes de mesures sont prises collectivement pour réduire la fréquence des accidents qui pourraient bouleverser nos plans de vie, et pour en atténuer les effets nuisibles. Des actions sont prises par le gouvernement pour éviter les sinistres, par exemple les inondations, et des compensations sont offertes aux personnes touchées. Les personnes qui perdent leur emploi peuvent bénéficier de l’assurance-emploi. Les malades et les accidentés sont soignés par des hôpitaux publics. Etc.

En raison de la stabilité et de la prévisibilité que procure l’ordre social et politique, il nous est possible d’exercer notre liberté à l’intérieur des limites fixées par les lois et de faire des plans de vie sans être constamment inquiétés par nos semblables, et être exposés à toutes sortes d’accidents aux effets parfois désastreux. C’est seulement dans ce contexte qu’il fait sens de faire des études pour exercer une profession qui demande des compétences spécialisées ou pour pratiquer une discipline intellectuelle ou un art, de créer une entreprise, de s’endetter pour acheter une maison, de décider d’avoir des enfants et de faire des économies pour sa retraite.

Mais n’idéalisons pas la situation. Il se peut que nous soyons victimes d’un crime et que les policiers et les tribunaux ne fassent rien. Il peut aussi nous arriver d’être accusés et condamnés injustement, notamment parce que nous ne sommes pas toujours égaux devant la loi, les grandes entreprises et les riches étant mieux représentés que nous, les citoyens moyens. Il arrive aussi que le gouvernement change les règles du jeu sans nous consulter et sans prendre en considération les inconvénients parfois majeurs que cela peut avoir pour nous. L’entrée en vigueur d’une nouvelle réglementation d’un secteur économique, une réforme de certaines institutions, une importante hausse des taxes sur la consommation et des impôts sur le revenu et des mesures d’austérité peuvent bouleverser nos vies et nous mettre dans une situation analogue à certaines de celles que nous aurions connu dans l’état de nature. Mais si cela arrive relativement rarement, si les effets en sont relativement modérés et s’il nous est possible de nous faire entendre du gouvernement pour qu’on fasse marche arrière ou qu’on nous donne des compensations, la vie en société, sous l’autorité du gouvernement et des lois, est sans doute préférable à la vie dans l’état de nature.

 

La nouvelle normalité

Depuis que l’état d’urgence sanitaire a été déclaré, nos gouvernements disposent de pouvoirs exceptionnels.

Au Québec, le gouvernement peut prolonger indéfiniment l’état d’urgence sanitaire et peut tout faire ce qu’il croit ou dire croire utile pour protéger la santé de la population, en promulguant décrets après décrets. C’est lui qui décide quels secteurs de l’économie demeurent ouverts, doivent fermer, peuvent rouvrir et à quelles conditions. C’est lui qui décide si nous pouvons être présents sur les lieux de travail, si nous devons faire du télétravail, si nous devons arrêter de travailler, et si nous devons ou pouvons réintégrer les lieux de travail et à quelles conditions. C’est lui qui décide combien de doses de vaccin nous devons avoir reçu pour avoir accès à tels lieux publics ou participer à telle activité sociale. C’est lui qui décide quand les écoles, les collèges et les universités doivent fermer leurs portes et doivent les rouvrir, et quand le télé-enseignement doit remplacer l’enseignement en classe. Le tout selon son bon plaisir, sans qu’ils n’aient à justifier ces raisons, à nous fournir des preuves scientifiques, à rendre accessibles les données et les avis sur lesquels il dit appuyer ses décisions. Même les critères qu’il nous fournit pour prévoir ses décisions sont conçus pour qu’ils puissent n’en faire qu’à sa tête, soit en lui laissant la liberté de choisir parmi plusieurs critères, soit en lui permettant de changer ces critères en fonction de l’idée qu’il se fait ou dit se faire de l’évolution de la situation épidémiologique. C’est ce que nous avons pu constater avec le fameux système de paliers d’alerte qui est entrée en vigueur à l’automne 2020 et que le gouvernement a modifié un peu plus tard, par exemple pour y ajouter un palier rouge foncé, et pour faire des combinaisons de restrictions devant s’appliquer à différents paliers. Et nous ne savons toujours pas quelles conditions devraient être réunies pour que la crise sanitaire soit considérée comme finie et pour que prennent fin les mesures sanitaires, dont on nous dit que certaines pourraient être maintenues après la fin de l’urgence sanitaire, ou pourraient être réactivées si le gouvernement le décide. Dans ce contexte, impossible de savoir à quoi nous en tenir.

Dans d’autres provinces canadiennes, les personnes qui ont étudié pour travailler pour le secteur de la santé, et qui y faisaient carrière depuis des années ou des décennies, se sont vus privés du droit d’exercer leur profession et de leurs moyens de subsistance.

Enfin le gouvernement fédéral canadien a imposé toutes sortes de conditions aux voyageurs qui rentrent de l’étranger, en leur demandant de s’isoler à leur retour (à domicile ou à leurs frais dans un hôtel), d’avoir passé un test PCR avant d’entrer au Canada, d’avoir reçu deux doses de vaccins, de fournir un test PCR même s’ils sont complètement vaccinés, etc. Si bien que quiconque part à l’étranger quelques semaines ne sait pas à quelles conditions il devra se soumettre quand il rentrera au pays. Des fonctionnaires fédéraux et des employés de la poste, même si la plupart d’entre eux font du télétravail ou travaillent seuls, ont vu un terme être imposé à leur carrière parce que le gouvernement fédéral a décidé qu’il leur fallait être vaccinés pour continuer à travailler pour l’État. Quant à ceux qui sont camionneurs depuis des années ou des décennies, et qui ont investi dans leurs véhicules qui sont très coûteux, ils ne peuvent plus traverser la frontière canado-américaine, ce qui les empêche de travailler. En ce qui concerne les citoyens non vaccinés en général, ils ne peuvent plus se déplacer librement sur le territoire canadien, en prenant l’avion, le train ou le bateau.

Après presque deux ans de restrictions arbitraires, de nombreux Canadiens en ont assez. Des camionneurs s’installent avec leurs véhicules dans le centre-ville d’Ottawa et protestent devant le parlement. Des citoyens se joignent à eux. Ils bloquent un pont par lequel transitent beaucoup de marchandises en provenance et en direction des États-Unis. Tous les paliers de gouvernement refusent catégoriquement de négocier avec eux. Les policiers saisissent illégalement l’essence et le bois de chauffage des gouvernements. Le gouvernement ontarien (je ne suis pas certain, c’est peut-être le gouvernement canadien) obtient qu’un organisme de sociofinancement du mouvement ne distribue pas l’argent donné aux camionneurs et qu’une banque gèle les comptes où sont déposés des dons par d’autres canaux. Il en vient même à déclarer l’état d’urgence dans toute la province pour se permettre de prendre mesures exceptionnelles contre les manifestants, c’est-à-dire des amendes pouvant aller jusqu’à 100 000 $, des peines d’emprisonnement d’un an maximum, la suspension des permis de camionnage et la saisie des camions. Le premier ministre ontarien ajoute qu’il veut rendre ces mesures permanentes grâce à l’adoption d’un projet de loi.

J’arrête ma description ici. Nous connaissons tous très bien les abus de pouvoir de nos gouvernements. Ce que je veux montrer, c’est que la situation politique dans laquelle nous nous trouvons combine les inconvénients de la vie en société et de l’état de nature, alors que les avantages de la première sont en train de disparaître, alors que nous n’avons pas les avantages du deuxième. En effet, nos droits et nos libertés, soumis à l’arbitraire de nos gouvernements même s’ils sont légalement reconnus, peuvent nous être retirés ou être conditionnés à volonté. Pour ce faire, nos gouvernements peuvent produire de la réglementation sur mesure et utiliser contre nous les forces policières et les tribunaux, voire l’armée, pour obtenir notre obéissance et notre soumission, alors que ceux-ci devraient au contraire servir à protéger nos droits et nos libertés et assurer notre sécurité. Disons la chose franchement : nos gouvernements agissent de plus en plus à notre égard comme des adversaires ou des ennemis qui voudraient nous forcer à vivre dans l’incertitude, ne sachant ce qui peut s’abattre sur nous du jour au lendemain ; et qui voudraient nous asservir, nous appauvrir et même nous réduire à la misère. Car c’est ce qui est en train de se produire. Des millions de Canadiens ont vu leurs revenus diminuer en raison des confinements répétés. De nombreuses petites et moyennes entreprises ont elles aussi vu leurs revenus diminuer, se sont endettées ou ont fermé leurs portes. Le coût de la vie augmente et ça pourrait s’aggraver. On rouvre l’économie lentement sous prétexte d’être prudent, et on pourrait nous reconfiner avant d’avoir fini le déconfinement, comme c’est déjà arrivé à quelques reprises. Les dépenses de l’État augmentent et ses revenus diminuent. La dette publique augmente en conséquence, et il est à craindre qu’on en vienne à nous imposer toutes sortes de mesures d’austérité, tout en prenant des précautions pour neutraliser les protestations, les manifestations et les mouvements d’opposition. Le tout alors que nous ne disposons pas de la liberté que nous pourrions avoir, dans l’état de nature, de prendre toutes sortes de mesures contre les « élites » politiques et économiques qui nous nuisent, qui rendent imprévisible notre avenir et le détruisent même, en raison des forces organisées de surveillance et de répression qu’elles contrôlent et qui sont financées avec nos impôts et nos taxes. Comment faire des plans de vie dans ces circonstances ? Nous ne savons même pas où nous en serons dans un an ! Et comment nous sentir en sécurité, sauf si nous dormons au gaz ?


Nos gouvernements, s’ils continuent à abuser de leur pouvoir et l’exercer de manière arbitraire, engendreront d’importants troubles sociaux et politiques, et pourraient tôt ou tard provoquer une révolte ou une guerre civile. Car il n’est pas sans conséquence de rendre peu à peu l’existence des autorités politiques désavantageuse et même odieuse pour la majorité de la population. Il est donc dans l’intérêt de nos gouvernements de se raviser. Et rapidement !