La négativité et la violence de la communication positive et non violente

J’enrage encore à cause de la formation sur le service à la clientèle (billet du 30 mars 2023) qu’on m’a imposée au travail, alors que je ne suis pourtant jamais en contact avec les clients de l’entreprise pour laquelle je travaille. C’est qu’il suffirait de faire quelque chose pour quelqu’un, quel qu’il soit, pour faire du service à la clientèle. Le service à la clientèle deviendrait alors le paradigme universel dans lequel devraient s’inscrire toutes les relations humaines. Il aurait même des applications dans les familles, dans les couples et entre amis.

Ce qui me dégoûte encore plus, c’est la grande entreprise de domestication des employés (billet du 4 avril 2023) dans laquelle cela s’inscrit. Et puisque nous sommes presque tous des employés, puisque les autres conditions professionnelles sont de plus en plus assimilées à la condition d’employés, c’est presque tout le monde qu’on domestique. Étant donné la place importante que le travail occupe dans nos vies, ce sont les individus tout entiers qu’on transforme en chats ou en chiens d’appartement, qui donnent gentiment la patte à leurs maîtres (les employeurs, les dirigeants politiques et bureaucratiques, les médecins, les experts, etc.) qui contrôlent de plus en plus tout ce qu’ils font, disent, pensent et sentent, dans l’espoir d’obtenir en échange le droit de faire une promenade en laisse ou d’avoir une gâterie quelconque.

Un des aspects de cette domestication qui m’irrite tout particulièrement, c’est la communication positive et non violente que les formateurs, les éthiciens, les gestionnaires et les collègues aux cerveaux lessivés s’efforcent de nous imposer. Plus moyen d’appeler un chat un chat.

« Problème » est dorénavant un mot à proscrire, puisqu’il est négatif. Comme si les problèmes disparaissaient simplement parce qu’on ne les appelle plus par leur nom, et qu’on préfère parler – pour ne pas employer ce mot tabou – de « situations » ou de « défis » ! Comme si ça signifiait la même chose ! Comme s’il était possible de résoudre des problèmes quand on les craint au point de les cacher en employant d’autres mots !

Les négations (ne pas, non, le préfixe in-, etc.) devraient être évitées, et ce, pour deux raisons : elles produiraient un effet négatif sur les personnes qui les entendent, même si la chose dont on parle négativement est positive ; et le cerveau humain serait ainsi fait qu’il ne ferait pas attention à la négation et ne verrait que la chose qui est niée. Outre le fait qu’on a décidé arbitrairement de ne pas appliquer cette règle à la communication non violente, je vois mal comment les expressions ou les formulations négatives pourraient produire un sentiment négatif si le cerveau humain est ainsi fait qu’il tend à ignorer les négations et à voir seulement la chose niée. Quelle incohérence ! Quel manque de rigueur intellectuelle ! Mais voilà, « incohérence » et « manque de rigueur intellectuelle » sont aussi des mots à proscrire, puisqu’ils sont négatifs, linguistiquement et moralement, puisque leur emploi constituerait une attaque incompatible avec la communication positive et non violente attendue ou même exigée dans les milieux de travail que nous fréquentons, et même ailleurs !

Enfin, il faudrait nous départir autant que possible de cette politesse supposément vieillotte et crispée qui consiste à vouvoyer nos collègues et nos supérieurs que nous ne connaissons pas bien et à marquer une certaine distance entre eux et nous. Au contraire, il faudrait agir de manière familière avec ces personnes, puisque nous formerions tous une grande famille, puisqu’il est plus simple pour tout le monde d’exprimer avec sincérité les sentiments de bienveillance et de sympathie authentiques que nous avons et devons tous avoir les uns pour les autres. Ce qui revient à ne plus exiger une politesse de surface pour exiger plutôt une politesse profonde. Gare à vous si vous n’éprouvez pas ces sentiments, n’avez pas envie de les éprouver et ne voulez pas jouer cette pénible comédie sentimentale, infiniment plus hypocrite que la politesse de surface, dont les bonnes manières ne sont généralement pas prises pour l’expression de sentiments profonds ou véritables et existent justement pour réduire les heurts en leur absence !

Malgré son nom, cette forme de communication qu’on s’efforce de nous imposer, au travail et ailleurs, est négative et violente.

Elle est négative parce qu’elle nie ou essaie de cacher, sous prétexte de positivité, des choses dont nous savons et sentons qu’elles existent positivement. Faute de pouvoir nier les réalités considérées négatives, elle tend à proscrire les mots qui permettent de les désigner, de les concevoir et de les sentir pour ce qu’elles sont. On fait ainsi violence à la perception, à la compréhension et au sentiment que nous avons de la réalité. Du même coup, c’est à nous qu’on fait violence, puisque nos sensations, nos idées et nos sentiments ne sont pas des choses distinctes de nous, mais constituent plutôt que ce que nous sommes. C’est à nous qu’on fait violence quand nos employeurs veulent nous empêcher d’appeler par leur nom tous les problèmes qui rendent notre travail inefficace et fastidieux, et nous demandent de faire de ces problèmes des défis à relever avec enthousiasme. C’est encore à nous qu’on fait violence quand nos gouvernements nient ou ignorent les problèmes provoqués par les politiques sanitaires, guerrières, économiques, climatiques et énergétiques, et ont même le culot de nous demander de relever le défi de vivre de plus pauvrement ou plus misérablement, en ne prenant plus de douches chaudes, en chauffant moins nos logements pendant l’hiver, en arrêtant de manger de la viande et en ne faisant plus la lessive. Comment pourrons-nous résister si nous ne sommes même plus capables d’appeler les choses par leur nom, par exemple la servitude ?

Cette forme de communication est aussi négative parce qu’elle nie les sentiments distants ou négatifs que nous avons envers les personnes que nous connaissons peu, que nous ne connaissons pas ou que nous côtoyons par obligation, parce qu’elle prétend nous imposer des sentiments positifs plus forts et supposément sincères, ou du moins leur apparence. À défaut de pouvoir faire disparaître ces sentiments distants ou négatifs et de leur substituer les sentiments positifs désirés en prononçant la formule magique « Aimez-vous les uns les autres ! », on fait bel et bien violence à nos sentiments, et aussi à nous-mêmes, beaucoup plus que si on exigeait de nous une politesse de surface et pas une politesse profonde. Qu’il est pénible et fatigant d’assister et encore plus de participer à cette comédie sentimentale hypocrite, dont beaucoup d’acteurs en viennent à se tromper eux-mêmes, à croire qu’ils éprouvent les bons sentiments qu’ils simulent et à exiger des autres cette authenticité forcée avec d’autant plus de zèle ! Et qu’il est difficile de faire quelque chose de positif des sentiments (par exemple la colère) dont nos maîtres s’efforcent de nier l’existence et d’empêcher l’expression, en gardant nos collègues stupides et envahissants à distance ou en résistant aux abus de pouvoir de nos employeurs et de nos dirigeants !

On n’a pas idée de tout ce dont il faut nier l’existence pour obtenir une apparence de positivité généralisée, et de toute la violence qu’il faut exercer pour obtenir une apparence de non-violence généralisée. C’est comme à la guerre : pour pacifier les peuples conquis, il faut beaucoup de destruction, beaucoup de violence et beaucoup de contraintes, pas seulement sur ce qui entoure les personnes qu’on désire asservir, mais aussi sur ces personnes elles-mêmes, c’est-à-dire sur ce qui les constitue, par exemple leurs sensations, leurs idées et leurs sentiments.

Si nous continuons à nous laisser violenter de cette manière, si nous ne résistons pas, nous serons bientôt comme des chats qu’on a dégriffés pour qu’ils n’abîment pas les meubles, ou comme des chiens auxquels on a coupé les cordes vocales pour qu’ils ne dérangent pas leurs propriétaires et les voisins. Nos maîtres pourront alors disposer de nous selon leur bon plaisir.