La vanité des humbles

Je sais depuis longtemps que je vis dans une société composée principalement de vers de terre. Malgré des années de cohabitation forcée, je n’arrive pas à m’habituer à l’existence de ces invertébrés, qui provoquent chez moi une répugnance viscérale. J’ai beau me dire qu’ils ne méritent pas que je me fâche contre eux et qu’il vaut mieux que je rie simplement d’eux, cela finit tôt ou tard par se produire.

Mon employeur m’a infligé dernièrement, en compagnie de mes collègues, une longue formation sur le service à la clientèle. Pourtant, nous n’entrons jamais en contact avec les clients de l’entreprise pour laquelle nous travaillons. Nous faisons plutôt du soutien informatique de base pour d’autres employés de la même entreprise, et certains de mes collègues développent ou modifient des logiciels à la demande d’autres employés ou en collaboration avec eux. Nous n’avons donc pas une clientèle à servir. Nous soutenons tout au plus les utilisateurs des logiciels qui sont sous notre responsabilité, et nous travaillons en collaboration avec eux pour les configurer correctement, et parfois pour les améliorer ou faire une mise à niveau. Toutefois, les administrateurs se sont mis dans la tête que le seul fait de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre constitue du service à la clientèle, et ce, en commun accord avec les firmes spécialisées en formation dans ce domaine, ce qui a l’avantage d’ouvrir le marché et de multiplier les clients auxquels elles peuvent offrir leurs services.

Bref, nous avons eu droit à une longue formation par vidéoconférence, donnée par une dinde infatuée de son petit savoir qu’elle s’efforçait de nous transmettre, pour que nous puissions procurer une « expérience client » mémorable à nos clients, tout en nous réalisant au sein de cette « expérience client ». Car il ne s’agit pas seulement de répondre aux attentes du client en lui procurant un bien ou un service, il faut aussi avoir une relation sentimentale harmonieuse avec lui, dont la forme ultime serait une sorte de communion entre le client et son valet dans la ZEC (zone expérience client), à l’entrée de laquelle le valet doit « laisser son ego », puisque « le client a toujours raison de ses émotions ». Car il faut aussi purger de la langue tous les mots ou toutes les expressions qui ont selon elle une certaine connotation négative, et éviter par exemple de parler de problèmes, afin que le client et son valet batifolent dans un océan de positivité.

J’ai d’abord essayé de faire la réplique à la formatrice, de mettre en évidence les fondements chancelants de ce qu’elle nous présentait comme des vérités établies par la science psychologique et de répondre précisément le contraire à ce qu’elle voulait quand elle nous posait ses questions. Le résultat obtenu était toujours le même : une courte interruption, quelques mots pour donner l’impression qu’elle prenait en considération ce que je venais de dire et pour l’écarter en vitesse, puis la poursuite inlassable de la leçon qu’elle devait débiter, en suivant les mêmes rails, pour la millième fois, en ponctuant chaque partie par des exercices puérils qu’elle nous faisait faire en constituant de petites équipes, sous prétexte de nous stimuler et de nous faire participer activement à notre apprentissage. J’ai profité de ces quelques minutes, qui se déroulaient dans des salles virtuelles où j’étais avec quelques autres personnes pour critiquer ce que la formatrice venait de dire ou nous demandait de faire, et pour m’en moquer. J’ai réussi à obtenir la complicité de quelques-uns de mes collègues. Malgré mes efforts pour transformer en jeu cette obligation professionnelle pénible et absurde, j’ai fini par avoir mal aux oreilles et à la tête à cause des piailleries ineptes de la formatrice qui, telles des aiguilles, s’enfonçaient directement dans mon cerveau par l’intermédiaire des écouteurs que je devais porter. Mais voilà, ces sept heures de longues souffrances se sont écoulées. La formatrice a conclu en nous demandant à tour de rôle de nommer un « moment wow » durant sa formation. J’ai été le deuxième ou le troisième à qui elle a quémandé un compliment. Froidement, je lui ai répondu que, même en faisant un effort pour trouver un « moment wow », j’étais incapable d’en trouver un. Après un bref moment de surprise, elle m’a demandé si au moins j’avais retenu quelque chose de la formation, à quoi j’ai répondu que je cherchais, mais que je ne trouvais pas davantage. Mes collègues, qui sont tous de bons élèves ou même des lèche-culs (y compris ceux qui se sont moqués avec moi de la formatrice pendant les exercices), lui ont adressé force flatteries, en guise de compensation pour ma réponse sèche. Mais je n’ai pas abandonné la partie si facilement : le reste de la journée, j’ai discuté de cette formation avec plusieurs de mes collègues, en choisissant l’angle d’attaque qui me semblait le meilleur pour chacun d’entre eux. Encore une fois, j’ai réussi à obtenir une apparence de complicité de certains de mes collègues. Mais on sait ce que ça vaut quand on a affaire à une bande de vers de terre.

La semaine suivante, l’administrateur qui a usé de son autorité pour nous infliger cette formation nous a demandé, à l’occasion de la réunion d’équipe hebdomadaire, de lui faire part de notre appréciation de cette formation. Ayant eu vent de mes critiques répétées ouvertement à plusieurs personnes, il a dit qu’il avait particulièrement hâte d’entendre ce que j’avais à dire. Au lieu de battre en retraite comme il s’y attendait peut-être, j’ai ramassé le gant qu’il me jetait et j’ai renchéri en disant ce que je pensais de cette formation de manière encore plus tranchante : cela avait été pénible et même fastidieux ; il y avait beaucoup d’enrobage pour bien peu de chose ; il s’agissait d’un ramassis d’affirmations rudimentaires, gratuites, circulaires et incohérentes, que la formatrice s’était efforcée de justifier artificiellement grâce à des exemples spécialement modelés et à de petits exercices puérils, alors qu’on peut facilement en imaginer d’autres qui montrent précisément le contraire ; cela manquait gravement de rigueur ; c’était en fait du formatage moral sous prétexte de formation sur le service à la clientèle, et la formatrice était en fait une formateuse. Certains de mes collègues, qui me regardaient avec étonnement, ont osé faire quelques critiques modérées quand ils constatèrent que l’administrateur ne se mettait pas en colère, ne me réprimandait pas, ne me rappelait même pas à l’ordre, et au contraire me remerciait de ma franchise, avec un sourire en coin. L’un a dit qu’il n’avait rien appris de nouveau grâce à cette formation. Une autre a dit que ça ne s’appliquait pas au travail que nous faisons et qui n’est pas du service à la clientèle. Un autre encore a déclaré que, malgré deux ou trois choses intéressantes qui auraient pu être dites assez rapidement, c’était dans l’ensemble très « basique ». Les autres, qui n’avaient pas assez de tonus ou de jugement pour exprimer de semblables critiques, ont loué la formation et la formatrice, et ont remercié servilement l’administrateur de nous avoir imposé cette formation, qui allait assurément leur être très utile dans leur travail.

L’administrateur, toujours avec un sourire en coin, a remercié avec emphase ceux qui avaient eu la franchise de faire des critiques et leur a dit qu’il allait modifier l’évaluation de la formation pour y écrire que la formatrice n’avait pas réussi à s’élever au niveau intellectuel très élevé des employés de l’entrepris. Puisqu’il n’avait pas assisté à la formation et qu’il a une idée assez vague ou superficielle du travail que nous faisons, il n’était aucunement en mesure de juger de la pertinence ou de la non-pertinence de nos critiques et de nos remarques. Il s’agissait donc essentiellement de dire aux employés que nous sommes qu’ils doivent rester à leur place, ne pas prétendre à une quelconque forme d’intelligence à propos de ce qu’ils font quotidiennement, et ne pas s’imaginer qu’ils sont « meilleurs » qu’une formatrice patentée à l’emploi d’une firme spécialisée et payée à grands frais par l’entreprise pour nous apprendre à « optimiser l’expérience client », sans savoir concrètement le travail que nous faisons. En d’autres termes, on nous demandait ce que les prêtres demandent à leurs ouailles : « Soyez humbles ! » Et comme dans le christianisme, les derniers sont les premiers, et les plus rampants ont de quoi être fiers d’eux, car ils sont les « meilleurs ».

Ceux que j’ai entraînés avec moi dans la critique ont alors grimacé, ont plié l’échine et retiré ou atténué ce qu’ils avaient dit précédemment de mal sur la formation. Ils ont compris qu’ils ont eu tort de prétendre être autre chose ou plus que les misérables vermisseaux que l’administrateur désire qu’ils soient et qu’ils sont effectivement. C’est de l’orgueil, de la vanité de prétendre être autre chose, être plus ou être mieux.

Pendant que cette partie de mes collègues accomplissait ces actes de pénitence publique et s’efforçait de réintégrer le grand troupeau des humbles à force de génuflexions et de courbettes, l’autre manifestait, par un sourire béat, son contentement de ne pas avoir succombé à la tentation et de ne pas s’être détournée inconsidérément du troupeau. C’étaient eux les « meilleurs ». Ils pouvaient être fiers d’eux : ils occupaient la place de choix qui se trouve tout en haut de la hiérarchie morale. Ils avaient raison de regarder avec hauteur les brebis égarées, car il est inconcevable qu’on puisse légitimement se penser supérieur à eux. Et moi, précisément à cause de mes prétentions de supériorité que je ne rétractais pas, je n’étais aux yeux des vers de terre intégraux – qui ont atteint le niveau le plus élevé de perfection réalistement envisageable pour des êtres comme nous – qu’un sous-ver de terre, c’est-à-dire un ver de terre qui s’ignore et qui devrait se connaître pour ce qu’il est.

Pour sa part, l’administrateur appartient à une classe à part. Il peut prétendre, sans être accusé ou soupçonné de vanité, décider à notre place et en connaissance de cause quelle formation nous devons suivre sans avoir pris connaissance du contenu et de la forme de cette formation et en connaissant notre travail beaucoup moins bien que nous. Le fait qu’il occupe cette position d’autorité n’est-elle pas la preuve indubitable qu’il a cette capacité peu commune ? Les vers de terre peuvent donc s’infatuer de ramper aux pieds de cette autorité supérieure et exempte de toute vanité, et voir de la vanité dans toute tentative de remettre en question la supériorité de cette autorité. En fait, les humbles ont toujours eu besoin d’une autorité supérieure, réelle (le clergé qui prétend représenter Dieu) ou imaginaire (Dieu lui-même), qui échappe à la morale de l’humilité qui s’applique à eux, pour se flatter de ramper, conformément à la volonté de cette autorité supérieure. À l’inverse, cette autorité supérieure a toujours eu besoin de la vanité des humbles pour consolider sa supériorité réelle ou fantasmée.

À la suite de cette petite scène, mon énervement était tel que j’ai décidé d’attendre un peu avant de riposter. J’en avais déjà beaucoup dit et je ne voulais pas donner à l’administrateur des moyens de me faire des ennuis facilement et impunément. Je veux faire preuve d’adresse et le pousser à exprimer directement son sentiment de supériorité et son mépris pour ses subalternes, de sorte qu’ils soient plus difficiles à supporter pour certains d’entre eux, et ainsi retourner la morale de l’humilité contre lui, même s’il croit et même si les vers de terre intégraux croient qu’il appartient à une classe à part à laquelle ne s’appliquerait pas cette morale.

Cet administrateur aime répéter souvent ses « petites phrases ». Je m’attends donc à ce qu’il réutilise, à l’occasion de la réunion que nous aurons avec lui la semaine prochaine, sa dernière « petite phrase » afin de la consacrer et de pouvoir l’employer de nombreuses fois ensuite, en l’adaptant au contexte : « La formatrice (ou quelqu’un d’autre) n’a pas réussi à s’adapter au niveau intellectuel très élevé des employés de notre entreprise. » J’ai bien l’intention de tirer profit de sa prévisibilité pour lui poser des questions embarrassantes et me payer sa tête, tout en prétendant appliquer des choses apprises dans la formation sur le service à la clientèle, que j’aurais appris à estimer à leur juste valeur, après mûre réflexion.

Je partirai du fait que l’administrateur aime faire des insinuations et que plusieurs des personnes présentes, qui étaient absentes à la réunion précédente, ne pourront pas comprendre. Je ferai alors l’imbécile, même si ces insinuations me viseront tout particulièrement. Je dirai que j’ai de la peine à m’élever au niveau intellectuel très élevé de la direction et que, par conséquent, je ne comprends pas la portée de ce que dit l’administrateur, comme peut-être certains autres de mes collègues. Je lui demanderai de bien avoir l’amabilité de nous expliquer ce qu’il veut dire, afin d’éviter les problèmes de communication et leurs fâcheuses conséquences, comme nous l’a si bien dit la formatrice. N’est-ce pas là une occasion d’appliquer la formation que nous avons reçue, dont j’apprends peu à peu à reconnaître la pertinence et l’utilité au travail et même dans ma vie personnelle ? Si l’administrateur ne s’impatiente pas, ne tombe pas dans le piège que je lui tends et esquive mes questions, il renoncera peut-être à consacrer sa « petite phrase » et certains de mes collègues, surtout ceux qui étaient présents à la réunion précédente, sentiront peut-être plus vivement la vanité de l’administrateur et le mépris pour ses subalternes dont elle est porteuse. S’il s’énerve et répond maladroitement à ma provocation, les choses apparaîtront encore plus clairement, y compris pour les personnes absentes à la réunion précédente. S’il a assez de sang-froid pour faire une réponse assez habile, ou s’il répète sa « petite phrase », je continuerai à faire l’imbécile qui n’est toujours pas certain d’avoir compris, m’excusant encore une fois de la difficulté que j’ai, moi qui ne suis qu’un subalterne, à m’élever au niveau intellectuel très élevé de la direction ; et je proposerai de répéter dans mes propres mots ce que je crois avoir compris, en demandant à l’administrateur de confirmer ma compréhension, ce qui sera une autre manière d’appliquer un truc que nous a donné la formatrice. Il s’agira alors d’employer de manière burlesque l’idiome ganté promu dans cette formation, pour dire plus directement ce qu’a dit l’administrateur pendant ses explications, ou pour reformuler sa « petite phrase ». S’il ne confirme pas ma compréhension, je dirai que je m’avoue vaincu, que je me résigne à ne pas comprendre et que j’accepte humblement les limites de mon intelligence, en invitant ceux de mes collègues qui seraient dans la même situation que moi à en faire autant, car les voies de l’Administration sont mystérieuses.

Si les choses se passent ainsi, l’administrateur me convoquera peut-être dans son bureau pour me discipliner. Il se modérera peut-être pour tenir compte du fait que je suis le seul, dans sa direction et même dans toute l’entreprise, à détenir certaines connaissances et certaines compétences nécessaires à l’atteinte de quelques objectifs importants pour sa direction. Je pourrai aussi adopter une autre stratégie, et prétendre avoir agi de cette manière afin de me faire entendre de lui et de défendre les intérêts de l’entreprise, qui dépense d’importantes sommes d’argent pour faire suivre à ses employés des formations qui ne sont pas adaptées à la situation et qui sont susceptibles d’entraver le travail. Je me proposerai même d’écrire un rapport pour montrer tous les problèmes que cela peut poser, en partant du cas de la formation sur le service à la clientèle. Etc.


Faisons quelques considérations plus larges à propos des vers de terre et de la vanité qu’ils tirent de leur humilité et même de leur humiliation. De toutes les sortes de vanité, c’est peut-être la plus nuisible. Bien qu’elle soit très commune, ou justement pour cette raison, c’est elle qui est la plus tolérée. Alors que les autres vaniteux, qui prétendent généralement s’élever au-dessus des autres sans y parvenir ou même essayer sérieusement de le faire, entrent en concurrence, s’énervent assez souvent les uns les autres et se retournent parfois les uns contre les autres, les humbles tirent leur vanité de leur humiliation et de leur avilissement collectifs. C’est à savoir qui est le plus résigné et le plus proactif dans son humiliation et dans son avilissement, ce dont ces vaniteux se félicitent mutuellement. On l’aura compris depuis longtemps, la vanité des humbles est radicalement incompatible avec la résistance. C’est elle qui fait que nos concitoyens obéissent docilement aux autorités politiques et sanitaires, croient aveuglément les journalistes, se résignent à leur appauvrissement et acceptent l’emprise grandissante des gouvernements et des grandes corporations sur leur vie et leurs personnes. C’est pourquoi il est important de faire preuve d’audace pour affaiblir cette forme de vanité rampante.

La vanité des orgueilleux, pour sa part, a au moins l’avantage de rendre inacceptables certains traitements dégradants et ainsi de permettre une certaine résistance. Ceux qui se flattent d’avoir de grandes compétences professionnelles ou beaucoup de bon sens, même s’ils se trompent, refusent d’être traités comme des enfants par de quelconques formateurs ou experts, et par leurs employeurs ou les autorités politiques et sanitaires. Piquer dans leur amour-propre, ils se cabrent.

Mais ce qui est encore mieux, c’est l’orgueil justifié. Je veux dire par là le sentiment raisonné de notre propre valeur, laquelle n’est pas donnée une fois pour toutes, mais est toujours remise en question en fonction de nos manières d’agir, de sentir et de penser. Pas question de nous avilir en nous métamorphosant en vers de terre et en rampant devant des autorités supérieures qui flattent leur vanité en vantant leur humilité et en faisant d’elle une des vertus suprêmes !