La priorité : sauver des vies (suite)

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis mes premières analyses (24 mars 2020) de la grande entreprise de sauvetage à laquelle nous assistons et participons, bon gré mal gré. Et pourtant notre principal objectif, en tant que société, demeure le même : sauver des vies. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’il n’est pas possible de poursuivre ces analyses, puisqu’une situation, du seul fait qu’elle dure, n’est plus tout à fait la même, et peut avoir d’autres effets.

Il est vrai que le confinement a pris fin depuis quelques mois déjà. Mais l’état d’urgence sanitaire continue d’être prolongé tous les quatorze jours, sans qu’on envisage d’y mettre fin. Le Virus continue de circuler, nous dit-on. Qu’importe qu’il n’y ait presque plus de décès. L’augmentation des cas de contamination montreraient qu’il continue d’agir dans l’ombre, sournoisement, insidieusement, et qu’il attendrait que nous baissions notre garde pour nous planter un couteau dans le dos, pour dire les choses à la manière de notre directeur national de la Santé publique. Ainsi les consignes émises par la Santé publique (le lavage fréquent des mains, le fameux deux mètres de distance entre personnes qui n’habitent pas à la même adresse et le port obligatoire du cache-binette dans les lieux publics) sont toujours d’actualité et doivent être rigoureusement appliquées. Ainsi, avec l’approche de l’automne et de l’hiver et la crainte d’une deuxième vague, le spectre d’un nouveau confinement, qu’on dit cette fois-ci régional, nous hante. Mais la fin justifie les moyens : car il s’agit, encore une fois, de sauver des vies.

Nous savons maintenant – nous le savons par expérience, et les autorités sanitaires et politiques, de même que les médias, ne cessent de nous le répéter – que l’état d’urgence sanitaire ne prendra pas fin demain la veille. Nous connaissons aussi mieux les effets que le prolongement de cet état d’urgence a sur notre vie, et les effets qu’il est susceptible d’avoir dans le futur. C’est pourquoi il est grand temps de prendre en considération, dans notre évaluation de la situation actuelle et de la situation à venir, des effets de cet état d’urgence sur notre qualité de vie, ce qui ne veut pas dire que nous ne tenterons pas de quantifier ces effets pour pouvoir les mettre dans la balance, et les comparer aux vies qu’on sauve ou prétend sauver grâce au maintien de cet état d’urgence. Ce que se gardent bien de faire les autorités politiques et sanitaires, qui ne font que compter les vies qui auraient été perdues et celles qui auraient été sauvées, sans tenir des aspects qualitatifs de cette question. C’est certainement là une limite importante de la science dont elles se targuent. Car vivre, ce n’est pas seulement être en vie et ne pas être mort. Car la vie de l'individu bien portant et libre est plus riche, est plus agréable et a donc plus de valeur que la vie du malade alité et du prisonnier. S’il en était autrement, on ne prendrait pas des précautions pour rester en santé et on commettrait des crimes sans craindre les conséquences.

Survolons rapidement les effets de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire sur ce que nous pouvions et ne pouvions plus faire, à un moment ou un autre :

  • recommandation de rester à la maison aussi souvent que possible, et de ne sortir que pour aller prendre l’air et faire un peu d’exercice, pour aller au supermarché et – si l’on fait partie des services essentiels – au travail ;

  • interdiction pour les résidents des centres d'hébergement de soins de longue durée et des maisons de retraités de recevoir des visiteurs et même de sortir à l’extérieur ;

  • interdiction des rassemblements intérieurs ou extérieurs (plus d’une personne), sauf s’il s’agit de personnes qui habitent à la même adresse ;   

  • fermeture de la plupart des centres de garde, de toutes les écoles primaires et secondaires, de tous les cégeps et de toutes les universités ;   

  • obligation de faire du télétravail tout en s’occupant des enfants, et même en assumant une partie de l’éducation qui était jusqu’alors assumée par les écoles ;   

  • obligation de suivre et de donner des cours à distance, dans les cégeps et les universités, ce qui revient à nier l’importance des milieux collégiaux et universitaires dans l’éducation des jeunes ;   

  • fermeture des salles de spectacles, des cinémas, des salles d’entraînement, des complexes sportifs, des piscines, des bibliothèques, des bars et des restaurants (sauf pour les livraisons et les plats à emporter) ;

  • interdiction d’avoir des relations sexuelles avec une personne qui n’habite pas à la même adresse, même s’il s’agit de partenaires sexuels réguliers ;   

  • recommandation de préconiser les activités sexuelles solitaires et, si le besoin devient trop impérieux, d’éviter de s’embrasser et de porter le masque ou le couvre-binette pendant l’acte ;   

  • interdiction d’entrer dans certaines régions du Québec ou provinces du Canada, ou d’en sortir ;   

  • interdiction de voyager à l’étranger, sauf pour des cas de nécessité absolue et, après, forte recommandation de ne pas voyager à l’étranger ;   

  • autorisation d’accueillir chez soi, à l’extérieur puis à l’intérieur, dix personnes habitant au plus à trois adresses différentes, pourvu que les règles de distanciation sociale soient respectées ;   

  • obligation de porter un masque ou un cache-binette dans les transports en commun et dans les lieux publics fermés ;   

  • réouverture des salles à manger des restaurants, pourvu qu’on respecte la distanciation sociale et, plus tard, qu’on porte un masque pour rejoindre sa place ;  

  • réouverture des bars, pourvu qu’on respecte la distanciation sociale, qu’on porte un masque pour rejoindre sa place, et qu’on ne danse pas, entre autres ;   

  • mise en place de mesures sanitaires rigoureuses (on assiste parfois à une sorte de surenchère) dans tous les lieux publics faisant l’objet d’une réouverture, comme les salles de spectacles, les complexes sportifs et les centres d’entraînement, les bibliothèques, les écoles, les cégeps et les universités, etc.

À toutes ces mesures qui ont appauvri ou continuent d’appauvrir notre vie, qui nous privent de ce qui fait l’agrément de la vie, qui ont empêché les proches et les amis se rencontrer, qui nous imposent la solitude et même l’isolement, qui ont cultivé la peur à l’égard de ses concitoyens (en tant que vecteurs possibles du Virus), qui continuent d’entraver les rapports sociaux, qui sont un obstacle à l’éducation, à la culture, aux sports, aux festivités et aux voyages, qui restreignent la liberté de mouvement et qui exigent souvent qu’on planifie même les activités les plus simples, à toutes ces mesures, dis-je, il faut ajouter la peur que les autorités et les médias – à tort ou à raison – ont instillée et continuent d’instiller, et qui non seulement empêche de nombreuses personnes de faire telle ou telle chose qu’elles aimeraient faire, ou gâche le plaisir qu’elles pourraient y prendre, mais qui aussi empoisonne leur existence ; car il y a eu et continue d’y avoir des obsédés du Virus, qui sont littéralement sous l’empire de la peur. À cela s’ajoute aussi le fait que toutes les mesures sanitaires – qu’on les trouve adéquates, exagérées ou inutiles – peuvent gâcher le plaisir qu’on pourrait prendre à telle ou telle activité désormais autorisée, et ont même un effet dissuasif. À cela s’ajoute l’anxiété de tous les travailleurs qui ont ou qui pourraient perdre leur emploi en raison des mesures prises pour ralentir la propagation du Virus, et qui savent que la prestation d’urgence ne durera pas toujours, qu’ils ne seront pas indéfiniment éligibles à l’assurance-emploi, et qui parfois s’abstiennent de faire telle ou telle chose dont ils pourraient avoir envie, pour économiser et parer, autant que faire soit peut, à toute éventualité. À cela s’ajoute aussi l’anxiété des petits entrepreneurs, qui ont dû fermer leurs portes pour respecter les consignes de la santé publique, qui peinent à rentabiliser leurs affaires après le déconfinement, et qui pourraient se voir dans l’obligation, dans un futur rapproché, de fermer leurs portes pour de bon, et de se retrouver à chercher un emploi, en concurrence avec tous les chômeurs. Etc.

Tentons maintenant de quantifier cette perte en qualité de vie, cet appauvrissement de la vie et cette raréfaction de la joie, pour les comparer aux vies qu’auraient permis de sauver les mesures prises par les autorités pour ralentir la propagation du Virus.

Cela s’avère difficile, pour autant qu’on y réfléchisse un peu : la manière dont les facteurs énumérés plus haut affecte la vie des individus varie grandement selon les personnes, et varie aussi pour une même personne au fur et à mesure que le temps passe et que les facteurs se modifient et se combinent. Supposons donc, à titre indicatif, que nous vivons à 70 % en moyenne depuis le début de l’état d’urgence sanitaire (même si, en ce qui me concerne personnellement, je dirais plutôt 60 % ou même 50 %), et qu’il y a donc une perte de vie de 30 %. Car il s’agit seulement ici d’avoir un pourcentage pour réaliser un calcul du nombre de vies perdues en raison de l’état d’urgence sanitaire. Pour que ce calcul ait une véritable valeur, il faudrait que nous répondions avec rigueur à la question que je viens de poser, et que nous trouvions une manière de collecter ces réponses, malgré toutes les difficultés que cela implique. Cependant, précisons que ce pourcentage n’est nullement exagéré, compte tenu de l’ennui, du raz-le-bol et des crises de nerf dont sont parfois atteintes mêmes les personnes qui croient que ces mesures sont tout à fait légitimes et même indispensables.

Ceci dit, procédons.

L’état d’urgence sanitaire ayant été déclaré à la mi-mars, cela fait presque six mois que nous vivons dans ces conditions pour le moins dire déplaisantes. Et selon l’Institut de la statistique du Québec, la population du Québec était de 8 484 965 personnes en juillet 2019. Quant à l’espérance de vie, elle est de 82,5 ans.

Nous avons donc toutes les données nécessaires pour faire cet exemple de calcul, lequel pourra être complexifié, comme nous verrons.



Nombre de vies perdues (np) : ?
Coefficient de vie perdue (v) : 30 %
Temps écoulé depuis le début de l’état d’urgence sanitaire (t) : 0,5 an
Population du Québec (p) : 8 484 965 personnes
Espérance de vie (e) : 82,5 ans

 
 

 

D’après cet exemple de calcul, l’équivalent de 15 427 vies humaines auraient été perdues des suites de l’état d’urgence sanitaire déclaré en mars. Et même si personne n’est mort à strictement parler, cette perte de vies n’en est pas moins réelle. Le fait qu’il n’est pas possible de récupérer le temps perdu et gâché est une conséquence aussi inéluctable de la mortalité des êtres humains, que le fait qu’il n’est pas possible de ressusciter les morts.

Cela est beaucoup plus que le nombre de décès, si on en croit les statistiques officielles, qui auraient été causés par le Virus, à savoir 5 769 en date du 4 septembre 2020. Si on considère que le Virus, malgré toutes les mesures prises pour contrer sa propagation, s’est avéré dévastateur pour la population québécoise, force est de reconnaître que ces mesures se sont avérées 2,67 fois plus dévastatrices. Et si se prolonge la tendance selon laquelle très peu de décès sont enregistrés depuis déjà quelques mois, cet écart augmentera rapidement – devrait-on dire de manière exponentielle ? –, d’autant que plus l’état d’urgence dure, plus ses effets sur les personnes et sur les milieux de vie s’aggravent, surtout si on reconfine certaines parties du Québec cet automne ou cet hiver, ce qui ne manquera pas de rendre la vie des Québécois encore plus insatisfaisante, pénible, triste, voire misérable. Et je ne parle même pas de ce qui se produirait si on distinguait les décès causés par le Virus seulement, des décès dus à la comorbidité, à des traitements inappropriés et à la dégradation des soins donnés aux personnes les plus vulnérables en raison de la panique causée par la déclaration de l’état d’urgence sanitaire.

Mais ne nous égarons pas : il ne s’agit pas tant de comparer les pertes de vies dues aux mesures prises pour contrer la propagation du Virus avec les décès causés par le Virus lui-même, que de les comparer avec les vies que ces mesures auraient permises de sauver au Québec. À ce sujet, il faut se fier aux modélisations faites par les experts en santé publique, qui affirment, selon les médias, que plusieurs dizaines de milliers de vies auraient été sauvées grâce à ces mesures, ce qui est fort vague. Soyons néanmoins généreux : comme nous sommes maintenant en septembre, faisons la supposition que ces mesures ont permis de sauver 100 000 vies au Québec. Ce qui voudrait dire, à première vue, qu’elles auraient permis de sauver 6,48 fois plus de vies qu’elles n’en ont fait perdre, selon mon exemple de calcul. Voilà qui devrait me clouer le bec !

Réfléchissons : si dans l’exemple de calcul plus haut, nous avons calculé le total d’années de vie perdues pour le diviser par l’espérance de vie, fait-il sens de compter chaque décès comme une vie, sans tenir compte du fait que les personnes décédées, bien loin d’être des poupons, étaient très majoritairement des personnes âgées ? Ne serait-il pas plus rigoureux, pour ne pas comparer des pommes avec des oranges, de calculer le nombre moyen d’années de vie sauvées, en soustrayant de l’espérance de vie l’âge médian des personnes qui seraient mortes sans l’adoption des mesures pour ralentir la propagation du Virus, en multipliant la différence par le nombre de personnes sauvées, et en divisant ensuite le produit par l’espérance de vie ? Et n’aurait-il pas fallu, précédemment, quand nous avons fait la comparaison avec le nombre de décès attribués au Virus, faire le même genre de calcul, ce qui aurait agrandi considérablement l’écart ?

Prenons d’abord connaissance de la répartition des personnes décédées dans les différents groupes d’âge, à partir des statistiques rendues disponibles par l’INSPQ (4 septembre 2020).

 

Groupe d’âge  Nombre de décès  Pourcentage
0-9 ans00,00 %
10-19 ans10,02 %
20-29 ans30,05 %
30-39 ans60,10 %
40-49 ans200,35 %
50-59 ans1091,89 %
60-69 ans3506,07 %
70-79 ans1 03317,91 %
80-89 ans2 31340,09 %
90 ans et plus1 93433,52 %
Total5 769100,00 %

 

Pour tenir compte des avertissements de la Santé publique qui nous dit que le Virus ne menace pas seulement les aînés, mais est aussi dangereux pour les plus jeunes, fixons l’âge médian des personnes dont les vies auraient été sauvées à 75 ans, soit au moins 5 ans de moins que l’âge médian des personnes qui seraient jusqu’à maintenant mortes de la COVID-19 au Québec et ailleurs dans le monde.

 

Nombre de vies sauvées (ns) : ?
Espérance de vie (e) : 82,5 ans
Âge médian des personnes dont la vie aurait été sauvée (a) : 75 ans
Nombre de personnes dont la vie aurait été sauvée (p) : 100 000 personnes

 

 

 

 

Il y aurait donc, selon ce calcul, environ 1,70 fois moins de vies sauvées grâce aux mesures de lutte contre la propagation, que de vies perdues à cause de ces mesures, la différence étant quant à elle de 6336 vies, ce qui n’est pas rien, ce qui est même plus que le nombre de décès attribués au Virus depuis le mois de mars. Et il n’y a pas lieu de croire que cet écart diminuera avec le temps, pour les raisons qu’on a dites plus haut, bien au contraire. Car plus l’état d’urgence sanitaire durera, plus la vie des Québécois deviendra ennuyeuse, pénible, triste, voire misérable ; et plus elle sera après la fin de l’état d’urgence, compte tenu des ravages économiques, sociaux, culturels et politiques qu’il a causés et qui se feront encore sentir dans des années ou dans quelques décennies. Autrement dit, le nombre de vies perdues (au sens où nous l’entendons dans cet exemple de calcul) en raison de l’état d’urgence sanitaire est largement sous-estimé, et l’écart avec les vies prétendument sauvées grâce aux mesures prises dans le cadre de cet état d’urgence risque de s’accroître, surtout si le Virus ne recommence pas à causer des décès cet automne et cet hiver, ce qu’on aurait tort d’attribuer à l’efficacité des mesures actuellement en vigueur et qu’on pourrait adopter dans quelques semaines ou dans quelques mois, puisque le Virus ne manquait pas, si on en croit les statistiques officielles, de causer des morts l’hiver et le printemps dernier malgré le confinement, parfois strict, en vigueur dans de nombreux États.

Notons que nous avons cédé à l’adversaire, dans nos calculs comparatifs, tout ce qui pouvait lui être favorable, pour qu’il ne trouve pas à redire, du moins sur ce point. Et pourtant il y a beaucoup plus de vies qui auraient été perdues en raison de l’état d’urgence sanitaire, qu’il y a de vies qui auraient été sauvées grâce ce même état d’urgence. En réalité, l’écart est probablement encore plus grand. Si l’adversaire refuse de prendre en considération les nouveaux paramètres ici proposés pour faire ses calculs, il montre qu’il n’accorde de l’importance qu’aux vies qui seraient perdues à cause du Virus, et que les vies perdues pour d’autres raisons ne lui importent guère. Les raisons d’une telle préférence mériteraient d’être tirées au clair. Mais ce n’est pas notre objet ici et maintenant.

Disons seulement que les modélisateurs rendraient un grand service aux Québécois s’ils voulaient, dans leurs scénarios et projections, montrer les deux côtés de la médaille. Peut-être diront-ils que les paramètres dont je leur demande de tenir compte sont très subjectifs, qu’il n’est pas possible de les mesurer objectivement, et que ce serait manquer de rigueur scientifique de les inclure dans leurs modèles mathématiques. À cela il faut répondre qu’on manquerait encore plus de rigueur en excluant ces paramètres, pourtant bien réels, dans ces modèles, qui seraient alors partiels, pour ne pas dire erronés. Ne sont-ce pas des facteurs dont la Santé publique reconnaît l’importance, notamment en mettant en place des services de soutien pour les personnes qui souffrent de dépression, d’anxiété et de troubles de santé mentale (qui ne sauraient s’expliquer seulement par la peur du Virus, mais qui sont aussi attribuables à la distanciation sociale et au confinement), sans compter les problèmes de consommation d’alcool et de drogues fortes, et les actes de violence commis dans les familles pendant le confinement ? En faire fi ne reviendrait-il pas à concevoir, à partir de principes bornés et biaisés, des modèles partiels, partiaux, voire erronés ? Ne serait-ce pas, pour les modélisateurs qui influencent grandement nos politiques sanitaires, se confiner dans des routines de modélisation ?

Par contre, si certains modélisateurs se montraient ouverts à mes idées, j’insiste sur la difficulté d’établir un coefficient de vie perdue qui sera une des données fondamentales à partir desquelles ils feront leurs calculs. Car il faut se méfier des gens qui, dans les discours qu’ils tiennent aux autres et qu’ils se tiennent à eux-mêmes, minimisent les effets nuisibles de l’état d’urgence sanitaire sur leur vie ; tout comme il faut se méfier des gens qui les exagèrent.

Je propose aussi à ces modélisateurs de complexifier et de raffiner les exemples de calculs que je leur propose, par exemple en calculant, pour chaque groupe d’âge, le nombre d’années de vie perdues ; ce qu’on peut faire en soustrayant de l’espérance de vie l’âge moyen de chacun des huit premiers groupes d’âge (0 à 79 ans), en multipliant la différence par le nombre de personnes qui appartiendraient à ce groupe (en gardant les mêmes proportions, pour les 100 000 personnes sauvées, que celles des décès actuellement enregistrés), et en divisant le produit par l’espérance de vie.

 

Nombre de vies sauvées (ns) : ?
Espérance de vie (e) : 82,5 ans
Âge moyen des huit premiers groupes d’âge (g) : 4,5 ; 14,5 ; 24,5 ; 34,5 ; 44,5 ; 54,5 ; 64,5 ; 74,5
Décès évités pour les huit premiers groupes d’âge (d) : 0, 17, 52, 104, 347, 1 889, 6 067, 17 906

 

 

Après avoir répété l’opération pour chacun des huit premiers groupes d’âge et en avoir additionné les résultats, il faudrait faire le calcul autrement pour les deux derniers groupes d’âge (80 ans et plus), puisqu’il serait absurde de soustraire simplement de l’espérance de vie l’âge moyen de ces personnes, puisque le résultat étant alors négatif (l’âge moyen pour ces groupes d’âge est supérieur à l’espérance de vie), chaque personne sauvée contribuerait à diminuer le nombre d’années de vie sauvées. Accordons donc généreusement cinq et deux années de vie supplémentaires aux personnes appartenant respectivement aux groupes des 80-89 ans et des 90 ans et plus, ce à quoi il faudra multiplier le nombre de personnes sauvées (toujours en gardant les mêmes proportions que celles des décès enregistrés jusqu’à maintenant), pour enfin diviser par l’espérance de vie.

 

Nombre de vies sauvées (ns) : ?
Années de vie supplémentaires pour les deux deniers groupes d’âge (a) : 5 et 2,5 années
Décès évités pour les deux derniers groupes d’âge (d) : 40 094, 33 524 personnes
Espérance de vie (e) : 82,5 ans

 

 

Après avoir réalisé l’opération pour les deux derniers groupes d’âge et en avoir additionné les résultats ensemble et aux résultats de l’opération réalisés pour les premiers groupes d’âge, nous obtenons pour grand total 6777 vies sauvées, soit 2,28 fois moins que de vies perdues, selon notre précédent calcul, la différence étant quant à elle de 8650 vies, ce qui est beaucoup plus que le nombre de décès attribués au Virus depuis le début de la crise sanitaire.

Je signale aux modélisateurs qu’il faudrait envisager de tenir compte du sexe des personnes sauvées (ou décédées) et de l’espérance de vie de chaque sexe, ainsi que de l’âge de chaque personne concernée, au lieu de l’âge moyen de chaque groupe d’âge, afin de faire un décompte comparatif plus précis des vies sauvées et des vies perdues. Comme le grand public n’a pas accès à des données aussi précises, je laisse aux modélisateurs le soin d’examiner si ces pistes sont intéressantes, même si j’ai l’impression que les résultats ne changeront pas sensiblement, l’écart étant tellement grand entre les termes comparés. Après tout, je ne suis pas modélisateur, et je n’ai pas l’intention d’entreprendre la formation universitaire nécessaire pour le devenir. Tout ce que je peux faire, c’est de demander aux modélisateurs qui pourraient s’inspirer de mes idées, de ne pas seulement publier les résultats de leurs calculs, mais de bien vouloir nous faire connaître leur démarche.

Pour conclure, je formule une objection contre cette manière de calculer et de comparer les vies perdues avec les vies sauvées, une objection qui en attaque les principes mêmes. Même si on accepte la manière dont les calculs sont faits, l’idée même de ces calculs peut être rejetée au nom d’un partage équitable des pertes de vies. Pourquoi les personnes âgées, parmi lesquelles on trouve la majorité des décès, devraient-elles faire seules les frais de cette pandémie ? Ne serait-il pas beaucoup plus juste que ces pertes de vies soient réparties dans toute la collectivité ? Ne serait-ce pas un bel acte de solidarité ?

À cela je réponds que j’admets le principe de partage équitable des biens et des maux, mais en en tirant des conséquences différentes. À propos du partage des maux, je pose la question suivante : les personnes âgées ont-elles, quand elles étaient plus jeunes et à l’occasion d’une pandémie antérieure (la grippe de 1968, par exemple), été dans l’obligation de subir toutes sortes de mesures pour protéger la santé et la vie de leurs aînés, qui étaient plus vulnérables. Une telle manière de « gérer » la pandémie n’a pas été envisagée à l’époque, et peut-être était-elle alors inenvisageable. Et on peut se demander si nos aînés, quand ils étaient plus jeunes, auraient accepté de bon cœur des mesures semblables que nous connaissons, qui les auraient empêchés de vivre et qui leur auraient empoisonné la vie. La preuve n’en est pas faite et, chose certaine, ils n’ont pas eu à subir ces mesures.

On répliquera peut-être que ce n’est pas une raison : ce n’est pas parce qu’on n’a pas demandé cet acte de solidarité à nos aînés qu’il n’est pas juste d’accomplir cet acte de solidarité aujourd’hui. Ce serait même un grand progrès moral. Au lieu de répéter les erreurs du passé, ne faut-il pas chercher à rendre nos sociétés plus justes et à accroître les biens et les protections dont peuvent bénéficier les personnes ?

Encore une fois, je suis d’accord avec le principe, mais j’en tire des conséquences différentes. Voilà qui me mène au partage équitable des biens, qui n’est guère compatible avec la prolongation de l’état d’urgence sanitaire. Effectivement, il a pour effet de priver partiellement la population québécoise, les plus jeunes aussi bien que les plus vieux, des libertés dont elle a bénéficié jusqu’à maintenant. À plus long terme, en raison du saccage économique, social et culturel qui résulte de la prolongation des mesures prises pour lutter contre le Virus, nous qui sommes jeunes ou moins jeunes, devrons subir toutes sortes de mesures d’austérité après la crise sanitaire, ou même avant la fin de celle-ci. Il est douteux que nous pourrons prendre notre retraite au même âge que nos aînés, et que les rentes dont nous bénéficierons seront comparables à celles qu’ils reçoivent actuellement. Il est douteux que nous pourrons bénéficier d’aussi bonnes conditions de travail. Il est douteux que nous ne deviendrons pas plus nombreux à tirer le diable par la queue, et même à ne pas être capables de joindre les deux bouts. Il est douteux qu’assez vite on ne changera pas pour le pire les conditions et les périodes d’admissibilité à l’assurance-emploi et à l’aide de dernier recours, de même que le montant des prestations. Il est douteux que les soins de santé accessibles dans le réseau public ne se dégraderont pas, qu’on ne leur appliquera pas avec radicalité la logique de l’utilisateur-payeur, et qu’ils ne seront pas en partie cédés au secteur privé. Il est douteux qu’on ne nous imposera pas de nouvelles taxes pour renflouer les coffres de l’État. Il est douteux que ceux qui feront des études universitaires n’auront pas à s’endetter encore plus et à travailler encore plus pour payer leurs droits de scolarité. Il est douteux qu’ils auront encore la possibilité d’étudier des arts et des disciplines non professionnelles, soit qu’ils n’en auront pas les moyens, soit que les facultés et les départements chargés de l’enseignement de ces disciplines fermeront ou seront transformées. Etc.

Autrement dit, ce serait là non pas une manière de faire un partage équitable des biens et de les faire durer dans le temps, mais une manière très efficace de les faire disparaître et, ce faisant, d’accroître les maux ; ce dont il faudrait encore tenir compte dans le calcul que nous proposons de faire des vies perdues en raison de l’état d’urgence sanitaire qui se prolonge.