La pacification à l’ukrainienne

Voilà quelques mois que je veux parler du site du Centre Mirotvorets (ou Myrotvorets, ce qui signifie pacificateur). Étant donné qu’une journaliste canadienne a été fichée sur ce site et a réagi ouvertement à ce procédé, ça me paraît une bonne occasion de le faire.

Cette organisation se définit elle-même comme un centre de recherche sur les « signes » de crimes contre la sécurité nationale de l’Ukraine, la paix, l’humanité et la loi internationale, dont le but est de fournir des informations aux forces de la loi et aux services spéciaux sur les terroristes pro-russes, les séparatistes, les mercenaires, les criminels de guerre et les meurtriers. Étant donné la mauvaise réputation des forces de l’ordre ukrainiennes et des bataillons de répression qui pourraient décider de « rendre justice » en arrêtant ou exécutant sans autre forme de procès les personnes qui ont été identifiées comme des ennemis de l’Ukraine, voilà qui n’a rien de rassurant.

Ce site a été créé en 2014, dans le contexte de la guerre civile ukrainienne qui a suivi le coup d’État du Maïdan. Deux des créateurs du site sont Anton Gerachenko (plus tard député à la Rada et ministre délégué de l’Intérieur) et George Tuka (plus tard gouverneur de l’oblast de Lougansk et ministre délégué aux Territoires occupés et aux Personnes déplacées), si bien qu’il n’est pas possible d’affirmer que le gouvernement ukrainien n’est pas au courant de l’existence de ce site, qu’il ne soutient pas son existence et qu’il ne s’accommode pas fort bien des représailles auxquelles sont exposées les personnes qui ont le malheur d’être fichées sur ce site.

Je signale que, selon une indication visible sur le site du Centre Mirotvorets, celui-ci aurait ses bureaux principaux aux États-Unis (Langley, en Virginie, où se trouve justement le siège de la CIA) et en Pologne (Varsovie). J’ignore s’il en a toujours été ainsi ou si c’est seulement depuis le début de l’intervention militaire russe en Ukraine.

Les personnes visées ne sont pas seulement les miliciens des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, des volontaires étrangers et, plus récemment, les soldats russes qui combattent l’armée ukrainienne et les bataillons néo-nazis. Des politiciens, des journalistes et des blogueurs (ukrainiens, criméens, séparatistes, russes ou étrangers) qui critiquent le gouvernement ukrainien et les organisations néo-nazies, qui défendent un rapprochement avec la Russie, qui approuvent le rattachement de la Crimée à la Russie et l’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, ou qui vont en Crimée, à Donetsk et à Lougansk pour voir ce qui se passe sur le terrain, peuvent se retrouver dans le « purgatoire » de Mirotvoresk. On publie parfois sur ce site les informations personnelles des individus ciblés, afin que les ultranationalistes savent où aller s’ils veulent les intimider, les battre, les enlever ou les assassiner. Ce n’est pas une exagération : Oleg Kalachnikov (ancien député à la Rada pour le Parti des régions) et Oles Bouzina (journaliste et essayiste ukrainien) ont été assassinés le 15 et le 16 avril 2015, après que leur adresse a été divulguée sur Mirotvorestk.


Pour voir plus concrètement de quoi il s’agit, jetons un coup d’œil rapide à la fiche de l’actrice russe Polina Aleksandrovna Nevzorova. J’ai fait la traduction à l’aide du traducteur de Yandex. Le résultat obtenu est meilleur quand on traduit en anglais.

Voici ce qui vaut à Polina Nevzorova le titre d’ennemi de l’Ukraine :

« Propaganda of Russian Nazism and fascism.

Informational support for the military attack of Nazi Russia on Ukraine.

Co-participant of crimes committed by the Russian government against Ukraine and its citizens.

Conscious violation of the state border of Ukraine in order to enter the Crimea captured by the Russian invaders.

Russian actress and multi-year-old Russian mother.

Date of birth: 09.10.1981

Place of birth: Saint Petersburg

Husband: illegal immigrant and Putinist Sergey Gorobchenko »

Ce dont on l’accuse, c’est de s’être rendue en Crimée après son rattachement à la Fédération de Russie en 2014, et de ne pas avoir fait comme si la Crimée faisait toujours partie de l’Ukraine.

Ce dont on l’accuse, c’est d’être mariée à un acteur russe prétendument pro-poutine qui aurait immigré illégalement, probablement en Crimée, sans demander l’autorisation aux autorités ukrainiennes, et qui a osé soutenir publiquement l’intervention militaire russe en Ukraine.

Ce dont on l’accuse, c’est d’avoir publié sur Telegram des photographies de militants ultranationalistes couverts de tatouages fascistes ou néo-nazis, en disant que ces personnes sont irrécupérables et doivent être jugées, que le fascisme doit être éradiqué, et que les Ukrainiens devraient ouvrir les yeux et arrêter de croire la propagande ukraino-américaine :

« In continuation of the topic about the possible exchange of Azov, and in general that these are "national, not nationalist battalions," as the prisoner told me at the conversation.

What nationality do people with Hitler quotes and swastikas on their bellies peacefully support?! Who among Ukrainians will be able to prove to me that these creatures are supporters of an independent Ukraine, and not Nazis and followers of the bloodiest killer - Adolf Hitler?!

These are not those who can be changed, but those for whom it is necessary to create a new Nuremberg and judge, as those who unleashed the war in 1939 were judged!

There are no other options if we are fighting fascism, except for its complete eradication. And Ukrainians need to open their eyes, at least to those who still remember the stories of their parents and grandfathers and believe more in those who saw the crimes of fascism than the Ukro-American writers who rewrote history textbooks to praise fascism and pervert the consciousness of the Ukrainian people just for the sake of one thing - unleashing a struggle between fraternal peoples. »

Eh oui ! ce qui lui vaut d’être accusée de nazisme et de fascisme, d’avoir participé aux crimes commis par le gouvernement russe contre le gouvernement ukrainien et ses citoyens, c’est justement d’avoir dénoncé les groupes néo-nazis et fascistes ukrainiens. Une simple inversion accusatoire. Ça ne vole pas haut.


Eva Karene Bartlett (une journaliste indépendante canadienne dont j’ai relayé le travail à quelques reprises) a elle aussi été identifiée comme une ennemie de l’Ukraine et une criminelle. Car c’est de ça qu’il s’agit quand on regarde l’adresse de sa fiche, ainsi que celle des fiches des autres personnes ciblées :

Voyons de quoi on l’accuse exactement. Si je comprends bien, Eva Bartlett serait sur cette liste d’ennemis de l’Ukraine depuis 2019 pour les raisons suivantes :

« Deliberate violation of the State Border of Ukraine in order to enter Crimea occupied by the Russians. A deliberate violation of the state border of Ukraine in order to infiltrate the territory of Ukraine occupied by Russian-terrorist gangs in the Donbas. Participation in propaganda activities of Russia (the aggressor country) against Ukraine.

Canadian activist and blogger, writes articles for RT. Bartlett describes himself as an "independent writer and human rights activist". »

Autrement dit, on l’accuse d’être entrée en Crimée et dans les républiques autonomes du Donbass sans avoir obtenu préalablement l’autorisation du gouvernement ukrainien qui ne contrôlait plus depuis longtemps ces territoires, le tout pour faire son travail de journaliste indépendante.

Puis une autre entrée a été faite dans sa fiche en 2022, après le début de l’intervention militaire russe en Ukraine :

« Propaganda of Russian Nazism and fascism.

Participation in the information special operation of Russia (the aggressor and terrorist country) against Ukraine.

Informational support for the open military attack of fascist Russia on Ukraine.

An attempt on the sovereignty and territorial integrity of Ukraine.

An accomplice of the crimes of the Russian authorities against Ukraine and its citizens.

Participant of the so-called "International Conference "Evidence of mass war crimes of the Armed forces and national units of Ukraine", 21.04.2022 in the Public Chamber of the Russian Federation. »

Tout simplement parce qu’elle n’a pas condamné l’intervention militaire russe en Ukraine, qu’elle a documenté les crimes de guerre commis par l’armée ukrainienne et justifiant cette intervention, et qu’elle a participé à une sorte de conférence organisée à ce sujet par la Chambre publique de la Fédération de Russie, elle ferait de la propagande nazie et fasciste et elle participerait à l’opération informationnelle spéciale de la Russie contre l’Ukraine. La voilà donc, après récidive, déclarée ennemie de l’Ukraine pour de bon.

Heureusement Eva Bartlett est présentement en Russie, où elle est sans doute plus en sécurité qu’en Ontario, où elle pourrait être à la portée d’individus ou d’organisations qui ont des sympathies néo-nazies ou fascistes, et contre lesquels le gouvernement canadien ne lui procurerait vraisemblablement aucune protection. Au contraire, Trudeau et surtout Freeland pourraient se dire que ce serait bien fait pour elle s’il lui arrivait quelque chose

Mais il en faut plus pour intimider cette journaliste indépendante, qui semble en avoir vu d’autres durant sa carrière.


Alors que la victoire de l’armée russe devient de plus en plus évidente, et qu’il restera en fait peut-être bien de chose de l’Ukraine telle que nous l’avons connue après l’intervention militaire russe si les pays occidentaux s’entêtent à vouloir faire durer les affrontements aussi longtemps que possible, nous devons nous demander si nous voulons que l’afflux de réfugiés et d’immigrants ukrainiens augmente au Canada et dans les autres pays occidentaux.

Je comprends que beaucoup d’Ukrainiens ont subi cette guerre bien malgré eux, et qu’ils ont parfois participé bien malgré eux aux affrontements, après avoir été conscrits et envoyés de force au front pour servir de chair à canon, faute de l’armement, de l’entraînement et du soutien logistique nécessaires. Je comprends aussi que beaucoup d’Ukrainiens qui cherchent à fuir leur pays n’ont pas la moindre sympathie pour leur gouvernement, pour les bataillons néo-nazis et pour leur idéologie, et qu’ils connaissent les maux dont ils sont responsables beaucoup mieux que nous. Je sais tout ça.

Il n’empêche que je ne suis pas très chaud à l’idée de voir d’autres réfugiés et immigrants ukrainiens arriver par dizaines de milliers au Canada. On pourrait en profiter pour exfiltrer des membres des bataillons néo-nazis ou des adhérents à l’idéologie bandériste puissante surtout dans l’ouest de l’Ukraine et au sein du gouvernement et de l’armée. Les associations ukrainiennes qui s’autoproclament représentantes des Canado-ukrainiens adoptent la ligne russophobe et ultranationaliste du gouvernement ukrainien, appuient la politique de plus en plus agressive du gouvernement canadien vis-à-vis de la Russie, et même réclament de lui qu’il en fasse plus. S’il est certainement vrai que certains Ukrainiens trouvent que ces associations vont trop loin, ou les trouvent même dangereuses pour les Canadiens (y compris la communauté ukrainienne), ce n’est pas eux qu’on entend parler. Outre la difficulté pour eux de se faire entendre, les pressions qu’on exerce sur eux pour étouffer les opinions politiques dissidentes doivent être encore plus fortes que pour les autres Canadiens. Si bien que quelques dizaines de milliers de réfugiés ou d’immigrants ukrainiens supplémentaires renforceraient ces associations et pourraient détériorer le climat politique intérieur et extérieur, en important et en diffusant chez nous une idéologie extrémiste et incompatible avec la démocratie, et en amplifiant le jusqu’au-boutisme dans la guerre d’attrition contre la Russie, en intensifiant l’envoi d’équipement militaire en Ukraine et le déploiement de troupes près des frontières ukrainiennes et russes, ce qui pourrait nous entraîner dans une guerre dévastatrice où nous n’avons rien à gagner et tout à perdre.

Si nous avions vraiment à cœur l’intérêt du peuple ukrainien, et si nous comprenions bien quel est notre propre intérêt, il faudrait arrêter de soutenir le gouvernement ukrainien, l’armée ukrainienne et les bataillons néo-nazis, collaborer avec la Russie pour purger l’Ukraine de l’idéologie néo-nazie qui est à l’origine d’une grande partie des problèmes de l’Ukraine et qui est utilisée par les gouvernements occidentaux contre la Russie, et contraindre le gouvernement ukrainien à se rendre et à abdiquer.


En guise de complément d’information, je vous suggère de lire deux articles de Christelle Néant, une autre ennemie de l’Ukraine qui a été fichée sur Mirotvorets il y a quelques années.

Berlin réclame la fermeture du site Mirotvorets – Il était temps ! (16 novembre 2018)
L’Ukraine rejette la demande de l’ONU de fermer le site Mirotvorets (18 octobre 2019)