La Galère et le Vent - chapitre I

CONTE FOLKLORIQUE OCCIDENTAL

(Table des matières)

Au mois de mars de l’an de grâce 1720, La Malsaine, une galère de quarante-quatre mats et de quatre mille quatre cent quatre rames, voguait dans l’Atlantique-Nord. Bien que sa majesté passée fût encore perceptible pour l’observateur avisé, elle faisait bien piètre figure. Sa coque était vermoulue, ses voiles étaient déchirées, ses rames étaient pourries, ses rameurs étaient vieillissants et même éclopés. Le capitaine, par avarice, avait refusé de faire calfater son navire avant de lever l’ancre. Six cent soixante-treize marins devaient actionner les pompes jour et nuit pour le garder à flot.

Près des côtes de l’Islande, la galère avait essuyé les attaques acharnées d’une flottille de corsaires d’Alger. Non loin du Groenland, elle avait failli être coulée par un submersible moscovite. Elle portait encore les traces de ces rudes combats : son château arrière avait été incendié, ses cordages avaient été sectionnés, son gouvernail avait été fracturé et sa boussole avait été fracassée. Si bien que le pilote naviguait à vue, et que le capitaine lui-même avait perdu le nord.

Un beau soir, peu après le coucher du soleil, des feux de Saint-Elme apparurent au bout des quarante-quatre mats. C’était incontestablement un mauvais présage. Pourtant les galériens continuèrent à ramer et à faire la manœuvre comme si de rien n’était. C’est qu’ils en avaient vu d’autres durant leur chienne de vie. Il n’était pas question de se laisser impressionner par quelques petits feux de Saint-Elme de rien du tout.

Le capitaine, les officiers, le médecin et l’apothicaire montrèrent pour leur part des signes d’inquiétude. Après de longues délibérations, le capitaine ordonna d’attacher le médecin – c’était un petit homme ventripotent d’une cinquantaine d’années – à un câble et de le hisser jusqu’au nid-de-pie. Le docteur Quack, qui se flattait de connaître toutes les sciences, humecta son index et le tendit pour savoir de quel côté venait le vent. Il fronça les sourcils. C’est bien ce qu’il croyait : c’était un vent d’ouest. Cela ne lui disait rien qui vaille. Il mit ensuite son doigt dans sa bouche, fit une grimace atroce et fut secoué de violents spasmes. Il fallut le descendre comme il était monté, et il fit durant tout le trajet la danse de Saint-Guy dans les airs. On lui vida un seau d’eau sur la tête, ce qui mit fin à ses mouvements désordonnés. C’est alors qu’il prit une pose tragique et qu’il apprit à l’équipage que le vent qui soufflait n’était pas un vent comme les autres : il était porteur de miasmes délétères. On ne saurait sous-estimer toutes les maladies qu’il était capable de causer, déclara péremptoirement le docteur Quack. C’est pourquoi il devait s’isoler dans sa cabine avec son frère, qui était apothicaire, afin d’analyser une fiole qu’il avait tout juste eu le temps de remplir de Vent avant d’être secoué de convulsions. On ne devait sous aucun prétexte les déranger, sans quoi on ne manquerait pas de provoquer un grave accident miasmatique.

Les frères Quack vêtirent leurs scaphandres et se barricadèrent trois nuits et trois jours, sans manger ni dormir. Les officiers rôdaient près de la porte de leur cabine en fumant la pipe dans l’espoir d’avoir vent de ce qui s’y passait, mais n’entendaient que des incantations en latin suivies de petits couinements stridents. L’aura de mystère lugubre qui environnait la cabine commençait à inquiéter même les plus endurcis des galériens.

Enfin le médecin et l’apothicaire sortirent de leur cabine. Les yeux profondément enfoncés dans les orbites et rougis par la fatigue, et le visage livide et creusé de rides profondes, ils apprirent au capitaine, aux officiers et aux galériens les résultats de leurs recherches. Des dix-huit rats auxquels on avait fait inhaler 3,7 microlitres de Vent, quatorze avaient manifesté des symptômes de scorbut, dont six qui avaient eu de graves complications et trois qui étaient morts d’un mélange d’hémorragie viscérale, de liquéfaction des muqueuses, d’infection respiratoire et de troubles cardiaques. On sépara ensuite les quinze rats survivants en trois groupes auxquels on ajouta dix rats en bonne santé. On constata que les rats en santé qui avaient été en contact avec les rats qui n’avaient pas de symptômes avaient développé des symptômes, avaient eu des complications et étaient morts à la suite d’atroces souffrances dans les mêmes proportions que les rats en santé qui avaient été en contact avec les autres rats qui avaient des symptômes légers ou plus graves. Les deux frères Quack en conclurent non seulement que les rats en santé étaient contagieux, mais qu’ils étaient aussi atteints de cette forme particulièrement létale de scorbut.

Le capitaine, après avoir poussé un soupir de soulagement, s’exclama que, si c’était seulement le scorbut, quelques coups de rhum bien chaud avec un peu de citron allaient certainement suffire à remettre sur pied les malades. Le docteur Quack lui jeta un regard réprobateur et lui dit que le scorbut causé par le Vent n’était pas un scorbut normal : c’était un scorbut de type Q (il l’avait nommé ainsi en son honneur), beaucoup plus virulent et mortel que la forme habituelle de scorbut. Sans compter qu’on connaissait encore assez mal le Vent et les miasmes dont il était porteur, et dont on découvrirait probablement qu’ils sont capables de causer bien d’autres maladies.

L’apothicaire Quack renchérit : il était hors de question de soigner les malades en leur faisant boire des grogs. L’expérience avait montré que les symptômes des rats malades s’aggravaient dangereusement et que la fréquence des décès augmentait alors de 1/8 quand on leur faisait boire cinquante millilitres de grog. Le capitaine s’inquiéta : comment allait-il pouvoir diriger son équipage et éviter une mutinerie si on retirait à chaque galérien la ration quotidienne de rhum à laquelle il avait droit d’après le règlement ? L’apothicaire eut tôt fait de le rassurer : c’était seulement le mélange du citron au rhum qui s’avérait nocif. Rien n’empêchait les galériens de boire la dose de rhum à laquelle ils avaient droit ; seulement il fallait à tout prix enfermer les citrons dans un coffre dont seuls lui et son frère auraient la clé.

Le capitaine était malgré tout anxieux : comment allait-on soigner ce scorbut de type Q ? N’y avait-il donc aucun remède ? Le docteur Quack le réconforta en lui disant qu’il lui présenterait bientôt un plan de protection des galériens contre le Vent afin de ralentir la propagation de la maladie et de ne pas surcharger l’infirmerie, le temps que son frère apothicaire trouvât un nouveau remède à cette nouvelle maladie. Car il fallait se préparer pour le moment où le Vent frapperait de plein fouet la Galère.

Le docteur Quack tint conciliabule pendant quelques jours avec le capitaine et son second. On annonça ensuite en grande pompe à l’équipage que l’on avait découvert l’origine du mal. L’année 1719 et le début de l’année 1720 avaient été marqués par un nombre anormalement élevé de carcasses de cachalots perdues dans les profondeurs abyssales, en raison de l’inexpérience des équipages qu’avaient dû embaucher les capitaines des baleiniers pour répondre à la demande croissante d’huile de baleine. Emportées par les courants marins, ces carcasses s’étaient accumulées dans une grande fosse située à une centaine de miles marins au large du Labrador. Les gaz provenant de la putréfaction montaient peu à peu à la surface de l’océan, et ces exhalaisons étaient ensuite emportées par le vent d’ouest. Pour des raisons que la Science ignorait, la production de miasmes connaissait de grandes variations. Tous les signes annonciateurs d’une violente tempête miasmatique étaient réunis. Le médecin prédit la mort de 8657 galériens si on ne faisait rien. Un frémissement parcouru son auditoire.

Heureusement il y avait moyen de se protéger. D’un côté il fallait exposer les galériens le moins possible au Vent. De l’autre il fallait réduire considérablement les contacts qu’ils avaient les uns avec les autres. Pour ce faire, on prit les mesures suivantes :

  1. Les galériens étant davantage exposés au Vent quand ils s’affairaient à la manœuvre, on réduisit au strict minimum les hommes autorisés à monter sur le pont ou à s’asseoir sur les bancs des rameurs.

  2. On obligea les galériens à maintenir en tous temps une distance de six pieds entre eux, y compris et surtout quand ils faisaient la manœuvre et quand ils ramaient.

  3. On ordonna aux galériens de rester dans leur hamac quand ils n’étaient pas désignés pour participer à la manœuvre.

  4. On autorisa les galériens à sortir, une fois par jour et à tour de rôle, pour aller aux cuisines et vider leurs pots de chambre.

  5. On fit poser des cloisons entre chaque hamac et on interdit à tous les galériens d’entrer dans la case et de s’étendre dans le hamac des autres.

  6. On intima à tout galérien qui aurait des symptômes de scorbut, ou qui serait entré en contact avec un galérien qui aurait de tels symptômes, l’ordre de rester allongé dans son hamac pendant quatorze jours.

  7. On fixa, en cas de désobéissance à un de ces règlements, une amende équivalente au pécule des galériens pour une semaine, ainsi qu’une peine de dix coups de fouet en cas de récidive.

Voyant le capitaine, les officiers et le médecin prendre ces mesures exceptionnelles, les galériens en conclure que le danger auquel ils étaient exposés était bien réel. Autrement le capitaine n’aurait jamais accepté de sacrifier l’impeccabilité de la manœuvre, à laquelle il tenait mordicus même pendant les ouragans les plus violents. Les galériens prirent peur pour la plupart et obéirent scrupuleusement aux nouveaux règlements. Certains allèrent même jusqu’à dénoncer aux gardes-chiourmes les réfractaires à ces nouveaux règlements, car on les considérait comme de dangereux délinquants.

Le capitaine, qui avait pour principe de ne pas payer les galériens à ne rien faire, pensa décréter un ajustement à la baisse de leur pécule pour qu’il corresponde au travail accompli. Quand son second lui représenta qu’il s’ensuivrait inévitablement une violente mutinerie, il décida plutôt de vendre des rations supplémentaires de rhum aux galériens en déduisant les sommes dues de leur pécule. La consommation de rhum par galérien doubla en quelques jours.

Malgré tout la grogne s’installa chez une partie des galériens qui s’entêtait à refuser les faveurs du capitaine et à prendre du bon temps dans leurs hamacs en buvant du rhum. Ils étaient des galériens, disaient-ils, mais pas des condamnés qu’on avait le droit de séquestrer. Le capitaine eut envie de faire pendre quelques-uns de ces fauteurs de troubles à la vergue, pour que les goélands les dévorent. Mais son second le prévint qu’une telle mort, loin de servir d’exemple aux galériens indociles, pourrait rendre incrédules les galériens dociles. Que se passerait-il si les goélands venaient à bout des galériens exposés au Vent avant qu’ils ne contractent le scorbut de type Q ? Il était bien connu que ces volatiles sont particulièrement voraces. Deux jours leur suffiraient sans doute pour qu’il ne reste plus une once de chair sur les squelettes des galériens indociles, alors que les premiers symptômes du scorbut se manifestent au plus tôt cinq jours après l’infection.

Le capitaine remercia son second pour sa perspicacité. Celui-ci lui suggéra de faire appel aux bons services de l’aumônier, qui était privé de la plupart de ses revenus depuis qu’il lui était interdit de célébrer la messe et de confesser les péchés des galériens. On convint donc qu’en échange d’une rondelette somme, le prêtre sermonnerait les galériens dociles et indociles huit heures par jour, en parlant dans un tuyau qui se divisait en plusieurs milliers de branches et dont les autres extrémités se trouvaient dans les cases desdits galériens.

Tout était donc en place pour affronter la tempête miasmatique qu’avait annoncée le docteur Quack. Celle-ci ne se fit pas attendre.

 

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