La conception de la démocratie des dirigeants occidentaux

Quand il s’agit de lutter contre des opposants intérieurs ou étrangers, nos dirigeants s’empressent de dire qu’ils défendent la démocratie contre cette opposition, ce qui ferait de leurs adversaires un danger pour la démocratie. Ils espèrent ainsi rallier une partie importante des populations occidentales contre leurs concitoyens, contre des concurrents politiques, ou contre les dirigeants d’autres pays avec lesquels ils ont des rapports conflictuels. Il existe certainement des ennemis de la démocratie, à l’intérieur des pays occidentaux et aussi à l’extérieur. Le problème, c’est que nos dirigeants se contentent de prétendre que ce sont eux les défenseurs de la démocratie, sans se donner la peine de définir une conception rigoureuse de la démocratie, de la soumettre à la discussion et de nous montrer que les institutions politiques dans lesquelles ils évoluent, ainsi que leur manière de gouverner, incarnent cette conception de la démocratie ; et sans nous montrer que leurs opposants ne respectent pas cette conception de la démocratie, ou du moins la respectent moins qu’eux. Ils se font simplement accusateurs, et leurs accusations trouveraient en elles-mêmes leur propre justification ou la trouveraient dans leurs prétentions à être des défenseurs de la démocratie, lesquelles seraient confirmées à leur tour par ces accusations. Qu’il s’agisse du gouvernement russe, des mouvements populistes ou des récalcitrants anti-masques, anti-vaccins et complotistes, qui seraient du même coup racistes et misogynes, des procédés semblables sont utilisés par nos dirigeants pour faire d’eux des ennemis de la démocratie, avec lesquels on ne devrait pas négocier ou discuter, qu’il faudrait faire taire pour éviter que la désinformation et la mésinformation se propagent, et qu’il faudrait au besoin punir ou écarter de la société ou du monde civilisé. C’est comme si nous avions affaire à des prêtres qui nous disaient, à nous qui sommes leurs ouailles, qu’ils combattent l’Erreur et le Mal qui s’incarnent en la personne des infidèles, des hérétiques et des athées, parce qu’eux, ils seraient des représentants de Dieu, ce qui serait confirmé par leur noble lutte pour la Vérité et le Bien et contre l’Erreur et le Mal.

Un tel dogmatisme et un tel autoritarisme nous donnent déjà une certaine idée de la conception de la démocratie qui est partagée par nos dirigeants et qui repose en fait sur une attitude dont nous pouvons douter qu’elle soit compatible avec la démocratie. Mais gardons-nous bien de faire seulement des accusations, et essayons de voir plus précisément en quoi consiste cette étrange conception de la démocratie, afin de déterminer si elle a quelque chose à voir avec la démocratie.

Nos dirigeants, qui se prétendent pourtant démocrates, ne discutent presque jamais de nos institutions démocratiques et ne développent pas davantage des idées complexes à leur sujet, et se contentent plutôt de formules toutes faites et généralement vides. Cette omission sur un point aussi important, de la part de nos dirigeants, est très révélatrice. Quand ils sont au pouvoir et peuvent nous gouverner comme bon leur semble, il n’est pas question de réformer le mode de scrutin qui permet, au Canada, à un parti politique d’obtenir la majorité parlementaire avec une minorité de voix. Il n’est pas non plus question de discuter des inconvénients des partis politiques et de la ligne de parti, sauf quand il s’agit de se plaindre de la partisanerie, de rallier les partis d’opposition et d’obtenir leur collaboration, par exemple pour nous imposer des mesures soi-disant sanitaires sous prétexte de faire la guerre au virus, ou pour nous imposer des sanctions économiques sous prétexte de soutenir coûte que coûte l’Ukraine contre la Russie. Les présidents, les premiers ministres et les ministres s’accommodent fort bien du fait que les députés de leur parti politique respectif représentent les intérêts du gouvernement au Parlement, qu’ils leur permettent de contrôler ce corps politique, et qu’ils votent en bloc en suivant la ligne de parti, plutôt que de représenter les intérêts de leurs électeurs et d’exercer un certain contrôle sur ce que fait le pouvoir exécutif. En fait, gare aux députés qui oseraient ne pas suivre la ligne de parti, surtout lors d’un vote jugé important, car ils pourraient être exclus du caucus du parti et voir leur carrière politique compromise, ce qui les dissuade de représenter les intérêts de leurs électeurs au Parlement !

Qu’importe aussi à nos dirigeants que les citoyens soient privés de tout pouvoir politique entre les élections, à l’occasion desquelles ils doivent généralement se résoudre à choisir parmi les candidats de leur circonscription qui sont nommés par les partis politiques et qui, en raison de ce conflit d’intérêts, ne peuvent pas les représenter. Les dirigeants, surtout quand ils détiennent la majorité parlementaire ou réussissent à faire une alliance durable avec un autre parti politique, peuvent régner sans être inquiétés jusqu’aux prochaines élections. Ils n’ont pas de comptes à rendre aux citoyens ou à leurs représentants à propos de promesses électorales non tenues ou de politiques impopulaires ou arbitraires qui n’étaient pas dans leur programme électoral. Il n’existe pas, dans les institutions politiques du Canada et beaucoup de pays occidentaux, de procédure qui permettent aux citoyens de démettre des dirigeants qui n’en feraient qu’à leur tête, et dont la manière de gouverner irait à l’encontre de l’intérêt du pays et des citoyens. Les référendums, dans lesquels les citoyens peuvent voter directement sur une loi proposée par les élus ou même sur une loi proposée par leurs concitoyens, sont rarement possibles dans nos sociétés dites démocratiques. Et quand ils le sont, il est entendu que les dirigeants peuvent puiser dans les fonds publics pour organiser des campagnes publicitaires et orienter le vote des citoyens dans la « bonne direction ».

En réalité, tout marche à l’envers. L’élection des dirigeants au suffrage universel n’a pas pour effet qu’ils doivent plus tard nous rendre des comptes ou s’enquérir de notre volonté pour prendre une décision. Cette élection sert plutôt à leur procurer une légitimité qu’ils pourraient difficilement avoir autrement et qui leur permet de gouverner de manière autoritaire. En effet, les citoyens auraient exprimé une fois pour toutes (jusqu’aux prochaines élections) leur volonté en les portant au pouvoir. Cette volonté s’incarnant dans les dirigeants élus, les citoyens peuvent et doivent être tenus à l’écart de la politique, surtout quand ils sont en désaccord avec ces dirigeants. Dans cette perspective, le fait de demander une reddition de comptes, de refuser d’obéir au gouvernement, de s’opposer à ses décrets, et d’organiser des manifestations pour se faire entendre des dirigeants imbus de l’autorité qui découlerait du suffrage universel, reviendrait donc à contester l’autorité des dirigeants élus démocratiquement, à nier les fondements de la démocratie, et parfois à menacer la démocratie elle-même. Voilà un beau cas de corruption des principes de la démocratie, qui a pour effet que les citoyens sont relégués au rôle de spectateurs passifs du jeu politique, comme des fidèles qui doivent écouter sagement la messe.

C’est cette légitimité politique qui autoriserait nos dirigeants à suspendre nos droits et nos libertés, sous prétexte de sécurité, pour abuser impunément de leur pouvoir. Plus ils cherchent à nous protéger, par exemple contre les méchants virus respiratoires ou contre les méchants Russes, plus ils seraient des preux qui se porteraient courageusement à la défense de la démocratie. À l’inverse, les gouvernements qui refusent d’en faire autant passent pour moins démocratiques ou non démocratiques. Quant aux citoyens eux-mêmes, gare à ceux qui oseraient désobéir à nos dirigeants et essayer de se soustraire à leur bienveillance, puisque ces dirigeants, en tant que dépositaires de la volonté populaire, sauraient mieux qu’eux ce qui est bon pour eux ! Des citoyens ainsi privés de leurs droits et de leurs libertés ne sont plus des citoyens, mais plutôt des sujets dociles qu’on infantilise. Et les droits et les libertés de ces citoyens ne constituent plus des garanties contre les abus de pouvoir quand les dirigeants peuvent trouver toutes sortes de raisons pour les suspendre ou ne pas les respecter, avec l’accord des juges, qui rendent presque toujours des jugements favorables à la classe dirigeante à laquelle ils sont plus ou moins étroitement liés. Ces droits et ces libertés, qu’on dit nécessaires à la démocratie, n’existent alors que pour la forme et ne sont qu’une armure de papier, qui sert à procurer une illusion de protection contre les abus de pouvoir.

Bref, dans l’étrange conception de la démocratie de nos dirigeants, ces derniers détiennent le pouvoir suprême du seul fait d’avoir réussi à se faire élire, et les citoyens sont pour leur part réduits à l’impuissance politique et sont par conséquent assujettis. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que nos dirigeants soient des défenseurs zélés de la démocratie ainsi comprise, laquelle leur permet de régner sur nous sous couvert de démocratie. Ils ont même le culot de nous faire la leçon et de déclarer que nous constituons une menace pour la démocratie quand nous n’entendons pas nous satisfaire du rôle de sujets dociles qu’ils aimeraient nous faire jouer. Alors comment les prendre au sérieux, eux qui font si peu de cas de la démocratie dans nos pays, quand ils sont en train d’imposer à la Russie, qu’ils accusent d’être antidémocratique, des sanctions économiques qui en réalité nous appauvrissent et font déjà souffrir plusieurs d’entre nous (surtout en Europe), et quand ils sont en train de nous entraîner dans une guerre de plus en plus directe contre cette puissance nucléaire ? Comment ne pas voir qu’il s’agit encore de défendre la suprématie de la classe politique occidentale, mais cette fois-ci contre les dirigeants politiques d’autres pays ? Et c’est nous qui devons en faire les frais, bien entendu.