Idées de sabotage intérieur

Après avoir proposé quelques idées de sabotage extérieur dans mon billet du 29 octobre 2022, je fais maintenant quelques propositions de sabotage intérieur. J’entends par là des actes malicieux ou espiègles ayant pour but d’atténuer ou de neutraliser la capacité à nuire des organisations auxquelles appartiennent ceux qui les commettent. Comme je l’ai dit dans le billet précédent, il ne s’agit pas de scier les câbles des ascenseurs d’un édifice administratif, de trafiquer les freins de la voiture d’un grand et puissant personnage ou d’incendier les locaux où se trouvent les serveurs informatiques d’un organisme public qui prépare l’identité numérique, des institutions financières qui collaborent avec le gouvernement pour l’implantation d’une monnaie numérique de banque centrale ou d’un grand fournisseur de téléphonie mobile qui collecte toutes sortes de données sur nous et les revend au gouvernement ou à d’autres entités qu’elle refuse d’identifier. Outre le fait que ceux qui commettraient ces actes inacceptables et inadmissibles seraient probablement arrêtés et légitimement condamnés à de graves peines d’emprisonnement, conformément à nos lois, des innocents pourraient aussi être grièvement blessés ou tués, et le gouvernement pourrait censurer et persécuter encore plus les dissidents et les résistants, même quand ils n’auraient rien à voir avec ces actes de sabotage spectaculaires, puisqu’ils seraient considérés globalement comme une menace pour le gouvernement démocratiquement élu, la population et « notre » démocratie. Ainsi j’exhorte ceux qui pourraient avoir des telles idées à ne pas passer à l’acte et de bien réfléchir à la répression qui pourrait en résulter. Et si jamais de tels actes se produisaient, je me dissocie d’avance de ceux qui les auraient perpétrés. Je ne suis pas un extrémiste. Je suis contre ces manifestations de violence grossières, aussi bien celles des révoltés que celles des gouvernements. C’est précisément pour cette raison que j’ai proposé des idées de sabotage extérieur et que j’apprête à proposer des idées de sabotage intérieur qui n’endommagent pas la propriété privée ou publique et qui ne mettent pas en danger mes concitoyens, dont l’intégrité physique et la vie sont pour moi des choses sacrées, et dont les sentiments à mon égard et à l’égard des autres dissidents sont sans doute les mêmes, en vertu d’une heureuse réciprocité qui est le fondement de la vie en société.


La question des cibles des actes de sabotage intérieur se pose aussi bien pour le sabotage intérieur que pour le sabotage intérieur, et la réponse que nous pouvons donner à cette question est la même. Il ne s’agit pas de nuire pour le seul plaisir de nuire, mais de nuire pour empêcher qu’on nous nuise ou, encore mieux, de nuire à la capacité à nous nuire de certaines organisations publiques ou privées qui, malgré leurs protestations de bonté et de gentillesse, nous nuisent bel et bien. Je pense aux organisations impliquées dans la mise en place d’un régime de biosécurité, qui nous surveillent ou nous espionnent déjà, en ligne ou dans le monde physique. Je pense aussi aux organisations qui provoquent une crise économique, énergétique et alimentaire, sous prétexte de lutte contre les changements climatiques et la Russie. Enfin, je pense aux organisations qui pratiquent la censure en ligne ou ailleurs, et qui s’efforcent ainsi de contrôler ce que nous pouvons dire, penser et sentir et, du même coup, ce que nous pouvons avoir l’idée et l’envie de faire.

Il m’importe peu que ces organisations soient publiques ou privées, d’autant plus que la collaboration et les partenariats entre les secteurs public et privé est tellement étroite qu’il devient de plus en plus difficile, voire impossible, de les considérer comme des entités séparées et autonomes. À mon sens, il leur suffit d’être impliquées dans certaines de ces opérations pour devenir des cibles légitimes de sabotage.


Un des principes d’action que devraient se donner ceux qui pratiquent déjà ou qui voudraient pratiquer le sabotage intérieur, c’est d’utiliser autant que possible les défauts des organisations dont ils font partie pour accomplir leurs actes de sabotage et réduire la capacité à nous nuire de ces organisations. Outre le fait que cette approche permet de dissimuler les actes de sabotage, leurs effets sont renforcés par le fait qu’on suit les tendances internes des organisations en question, au lieu d’essayer d’aller contre elles. Et si jamais on adressait des reproches aux saboteurs, sans nécessairement les soupçonner de sabotage, ils pourraient assez facilement expliquer ce qui va mal en invoquant les défauts bien connus et reconnus des organisations dont il fait partie. Cela devrait lui permettre d’écarter les soupçons de sabotage ou même les empêcher d’apparaître.

Un autre principe important pour la pratique du sabotage intérieur, c’est de cultiver des apparences de respectabilité, d’assiduité et de professionnalisme, lesquelles sont très importantes dans de nombreux milieux de travail, notamment dans les bureaucraties publiques ou privées. De telles qualités suffisent souvent aux saboteurs pour obtenir la confiance de leurs collègues et de leurs supérieurs, et détourner les soupçons d’eux. Rarement ces personnes ont l’idée que des employés aussi respectables, aussi assidus et aussi professionnels puissent s’adonner au sabotage. Et quand certains d’entre eux en viennent à penser ou à dire qu’il ne faut pas se fier aux apparences et qu’un saboteur n’est pas toujours facile à identifier, le plus souvent ils se contentent du pouvoir de pénétration que semble leur donner cette remarque.


En matière d’embauche, le sabotage extérieur et le sabotage intérieur sont complémentaires. Même si les saboteurs ne se connaissent pas et ne se reconnaissent pas pour ce qu’ils sont, les effets de leur travail se cumulent. C’est ce qu’on verra si on a en tête les propositions que j’ai faites dans mon billet sur le sabotage extérieur.

L’embauche de nouveaux employés, dans un contexte où beaucoup prennent leur retraite et où il est difficile de combler les postes vacants, quelques employés capables d’exercer une certaine influence sur le processus d’embauche peuvent contribuer à le faire échouer et priver l’organisation nuisible pour laquelle ils travaillent de disposer de toutes les ressources humaines dont elle a besoin pour disposer de toute sa capacité de nuisance.

  1. Les saboteurs peuvent mal définir les tâches qui apparaîtront dans les offres d’emploi. Il en résultera que plusieurs des candidats ne répondront pas aux exigences des postes vacants, ce qu’il n’est pas toujours possible de savoir avant de faire passer des entrevues. Le processus d’embauche pouvant être assez long et assez lourd dans certains milieux bureaucratiques publics ou privés, il est possible de priver pendant assez longtemps une organisation nuisible des nouvelles forces dont elle a besoin pour nuire pleinement, et de détourner partiellement des activités nuisibles quelques employés qui doivent participer au recrutement des nouveaux employés.

  2. Les saboteurs peuvent embaucher des candidats qui n’ont pas les compétences, les connaissances et l’expérience de travail nécessaires pour occuper les postes à combler. Une fois que la chose est faite, ils peuvent s’acharner à former ces nouveaux employés même s’ils apprennent lentement, peinent à s’y retrouver et ne seront vraisemblablement jamais autonomes. De tels employés sont de véritables boulets pour les autres membres de leur équipe de travail. Le temps qu’ils passent à surveiller et à corriger ce qu’ils font les détourne partiellement des activités vraiment nuisibles pour nous. Vient enfin le jour où lesdits employés insuffisamment incompétents sont congédiés, changent d’emploi ou démissionnent. Il en résulte qu’il faut encore chercher de nouveaux employés, et ensuite les former. Etc.

  3. Les saboteurs peuvent aussi embaucher des immigrants détenant les diplômes et l’expérience de travail nécessaires, mais qui comprennent assez mal le français. Il est alors possible de profiter de la confusion et de provoquer de manière calculée des malentendus qu’on pourra expliquer à cause de problèmes de communication et qu’on pourra excuser en invoquant la politique d’embauche des minorités visibles, dont il faut accepter les quelques inconvénients pour intégrer les immigrants qui ont obtenu le statut de travailleurs qualifiés et mettre à profit leurs compétences. De ces malentendus, il peut résulter d’importants retards dans la conception et l’implantation de dispositifs capables de nous nuire, par exemple de nouveaux systèmes informatiques qui doivent s’intégrer à d’autres systèmes informatiques, nouveaux ou anciens.

  4. Les saboteurs peuvent provoquer des délais dans le processus d’embauche en faisant semblant de tomber malades quelques jours ou quelques semaines juste au moment où les candidatures sont reçues et qu’il faut passer les entrevues. Dans les cas où les personnes à embaucher devront surtout travailler avec eux, il est possible d’obtenir un report de l’analyse des dossiers de candidature et des entrevues, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir juger en connaissance de cause de la capacité des candidats à occuper le poste à combler et des affinités qu’ils ont ou n’ont pas avec eux.

Tout le temps et toute l’énergie gaspillés à recruter et à former en vain de nouveaux employés réduiront la capacité des organisations nuisibles à atteindre leurs objectifs, feront durer le manque d’effectifs et la surcharge de travail, et pourraient même l’aggraver si certains employés finissent pas en avoir marre de cette situation, changent d’emploi ou démissionnent simplement.


Les actes de sabotage suivants sont conçus pour être accomplis dans des milieux bureaucratiques publics ou privés et pourraient plus difficilement être accomplis ailleurs, sauf dans des organisations qui, bien que non bureaucratiques pour l’instant, sont en train de se bureaucratiser.

  1. Les membres des bureaucraties – à la fois les simples employés et les gestionnaires – s’imaginent souvent que plus une procédure ou un processus est complexe ou pointilleux, plus le travail accompli l’est avec rigueur. Les saboteurs intérieurs ne doivent surtout par les détromper, car s’ils le faisaient, ils les aideraient à nous nuire beaucoup plus efficacement. Au contraire, ces saboteurs doivent profiter de cette « procédurite » pour l’aggraver. Si les saboteurs se montrent suffisamment habiles à manier la pédanterie et la méticulosité des bureaucrates, il peut en résulter des séries interminables réunions auxquelles participe une multitude d’intervenants et qui s’étalent sur des mois ou des années. Le temps que tout ce beau monde passe à couper les cheveux en quatre et à enculer des mouches, il ne peut pas l’employer pour nous nuire. Tout ça pour obtenir des procédures et des processus difficilement intelligibles, parfois absurdes et presque toujours difficile à mettre en application, ce qui fournit d’autres occasions pour les saboteurs de provoquer de la confusion et de neutraliser les actions nuisibles de ces organisations.

  2. Personne ne pouvant avoir une vision d’ensemble des procédures ou des processus interconnectés et parfois même d’une procédure ou d’un seul processus, les saboteurs peuvent tirer profit du fait que beaucoup de bureaucrates travaillent « en silo », à savoir qu’ils ignorent exactement ce que les autres font et que les autres ignorent ce qu’ils font. Les saboteurs, s’ils sont plus dégourdis que la plupart des bureaucrates (ce qui n’est d’ailleurs pas difficile), peuvent assez facilement s’amuser à brouiller les cartes, à provoquer de la confusion et à faire perdre à des bureaucrates qui occupent des fonctions effectivement ou possiblement nuisibles beaucoup de temps à débrouiller la situation. Concrètement, il en résulte qu’il devient très difficile de raccorder des programmes offerts aux usagers de ces organisations, ou aux systèmes informatiques utilisés par ces organisations et leurs partenaires.

  3. Les bureaucrates croient souvent que plus on rédige de la documentation sur un programme, sur un processus, sur une procédure ou sur un système informatique, plus les choses devraient devenir intelligibles. Cependant, le problème d’intelligibilité provient généralement de ces productions bureaucratiques, si bien que la documentation portant sur elles tend à être elle-même inintelligible, et peut même aggraver ce manque d’intelligibilité. Les saboteurs intérieurs peuvent facilement apporter leur contribution à l’inintelligibilité ambiante en se portant volontaires pour rédiger une partie de cette documentation. S’il est tentant de rédiger une documentation qui n’est pas exacte et qui induit en erreur les personnes qui s’y réfèrent, il est aussi possible de rédiger une documentation qui embrouillera ou découragera ses lecteurs grâce à son volume important, à son exactitude pointilleuse et aux multiples renvois entre les différentes parties d’un même document ou entre différents documents. La moindre modification à ce qui fait l’objet de cette documentation ou à la documentation elle-même est susceptible d’entraîner des incohérences et de rendre encore plus difficile d’avoir une vue d’ensemble.

Ces actes de sabotages peuvent retarder l’implantation de programmes, de processus, de procédures et de systèmes informatiques nuisibles pour nous, les rendre difficiles à appliquer ou à utiliser, et ainsi réduire leur capacité à nous nuire.


Nous vivons dans une société tellement allergique à l’individualisme que le travail d’équipe est devenu la norme. On ne jure que par lui. On s’imagine bêtement que ce qu’on pourrait faire seul est forcément mieux fait en équipe. Comme si cela ne suffisait pas, ce sont même les équipes qui doivent travailler en équipe avec d’autres équipes, de la même organisation ou d’autres organisations. Il en résulte qu’il faudrait être bien informé de ce que les autres font, mais qu’il est très difficile d’obtenir cette information en raison du grand nombre d’intervenants au sein d’une même équipe et des équipes qui travaillent en équipe avec d’autres équipes. Voilà qui devrait permettre aux saboteurs intérieurs de s’amuser.

  1. Les saboteurs devraient s’efforcer de provoquer des situations qui irriteront la susceptibilité des grands enfants qui font partie d’une même équipe ou qui stimuleront une rivalité malsaine entre des équipes censées collaborer, mais qui s’empressent souvent de se tenir mutuellement responsables de ce qui ne va pas bien, ouvertement ou hypocritement.

  2. Selon leur position dans les organisations sabotées, les saboteurs peuvent définir confusément les mandats des différents employés et des différentes équipes, faire mine de mal comprendre ces mandats, ou les transformer progressivement et subrepticement. Il en résulte l’oubli de certains éléments dont personne ne s’occupe, dont personne ne veut s’occuper, et dont chacun considère que ce n’est pas sa responsabilité de s’occuper ; ou des chevauchements de mandats qui impliquent que plusieurs personnes ou plusieurs équipes s’occupent des mêmes éléments en s’imaginant qu’en vertu de la division du travail convenue, c’est leur responsabilité de s’occuper de tel ou tel élément. Cette confusion a pour effet que certains éléments essentiels du travail ne sont pas réalisés ou pris en charge, et que d’autres éléments sont réalisés ou pris en charge en double, sans concertation, avec des résultats différents et souvent incompatibles. L’irritation qu’entraînent de pareilles situations est une belle occasion de mettre en œuvre l’idée de sabotage précédente.

Ces actes de sabotage qui rendent encore plus inefficace le travail en équipe peuvent accroître de manière significative les délais de réalisation de projets nuisibles pour nous et, s’ils provoquent une grande irritation, entraîner le départ d’une partie de ces équipes, ce qui réduit en conséquence la capacité à nuire des organisations sabotées.


Comme dans mon billet sur le sabotage extérieur, j’en viens maintenant à me demander s’il est préférable d’opter pour un sabotage ciblé, qui vise seulement les organisations nuisibles pour nous ou, pour plus de précision, celles de leurs actions qui sont directement nuisibles pour nous ; ou pour un sabotage plus généralisé, qui vise indistinctement toutes les organisations publiques ou privées qui jouent un rôle d’une certaine importance au sein d’un système économique, social et politique que nous jugeons globalement nuisible pour nous ou sur le point de le devenir. Ce qui mène à plusieurs autres questions.

Le sabotage visé qui cible seulement les parties les plus malades du système corrompu dans lequel nous vivons peut-il contribuer de manière significative à atténuer ou à ralentir les transformations nuisibles qui sont en train de se produire ?

Pour sa part, le sabotage généralisé ne reviendrait-il pas à disperser une force de sabotage limités et à en user aussi contre les parties les moins nuisibles ou les plus saines du système nuisible pour nous et à l’intérieur duquel nous sommes enfermés ? Cela ne pourrait-il pas avoir pour effet de permettre à des organisations plus nuisibles de se substituer aux organisations moins nuisibles sabotées ?

Enfin, qu’est-ce qui, du sabotage ciblé et du sabotage généralisé, peut s’inscrire le plus facilement et avec le plus d’efficacité dans un projet de transformation de nos institutions et de notre société ? Ne l’oublions pas : le sabotage ciblé et généralisé, extérieur et intérieur, ne suffit pas, en ce qu’il ne saurait constituer un projet social et politique digne de ce nom, dont il peut tout au plus être un moyen parmi tant d’autres.