Hypersensibilité aux microagressions et insensibilité aux macroagressions

C’est dorénavant la mode, surtout quand on appartient à un groupe victimisé, de se plaindre de microagressions ; et quand on n’appartient pas à un groupe victimisé, de se faire le défenseur des victimes de microagressions. Les clichés, les expressions jugées dénigrantes et les comportements perçues comme irrespectueux, quand ils concernent les Noirs, les Autochtones, les Asiatiques, les Latinos, les Arabes, les Juifs, les femmes, les homosexuels, les lesbiennes, les bisexuels et les transsexuels, par exemple, sont souvent considérés comme des microagressions. Celui qui ose employer le terme « nègre », ou qui emploie des expressions comme « travailler comme un nègre » ou « parler le petit nègre », ou qui plaisante un Noir sur la taille présumée de son membre viril, est par conséquent un microagresseur. Même chose pour quelqu’un qui se déguiserait en Amérindien pour l’Halloween, avec des mocassins, des plumes, un arc et un carquois. Même chose pour celui qui aurait l’idée d’ouvrir ou de tenir une porte à une féministe d’une certaine espèce, qui en conclurait qu’on pense qu’elle n’est pas capable d’ouvrir la porte elle-même. Même chose pour un homme qui se montrerait trop insistant dans la cour qu’il lui ferait, qui oserait la toucher du bout des doigts ou, encore pire, qui ferait des plaisanteries grivoises ou qui lui ferait des avances de manière crue. Même chose pour quelqu’un qui ne consentirait pas à utiliser les nouveaux pronoms et qui nierait les nouvelles identités sexuelles. Même chose aussi pour quelqu’un d’autre qui se moquerait ouvertement des prothèses mammaires énormes d’une femme transsexuelle. À la rigueur, tout ce qui peut heurter, à tort ou à raison, une de ces catégories de personnes est susceptible d’être considéré comme une microagression. Les occasions sont donc fréquentes, pour les personnes qui font partie de ces minorités de plus en plus nombreuses, d’être des victimes ; et, pour les microagresseurs, d’être blâmés, d’être dénoncés publiquement, de subir des sanctions disciplinaires, d’être suspendus ou congédiés, et parfois même d’être poursuivis en justice.

Même si on ne parle généralement pas de microagressions dans ce cas, le même comportement peut être observé de plus en plus souvent chez des personnes qui n’appartiennent pas à ces groupes minoritaires victimisés et qui se retrouvent parfois à constituer des groupes aux limites souvent mal définies, qui sont majoritaires ou qui passent pour tels. Les gens sont en train de devenir tellement fragiles qu’une salutation froide, qu’une attitude distante, qu’une absence de sourire, qu’un manque de reconnaissance pour de petits services rendus, qu’un refus d’être à l’écoute des sentiments d’autrui (même quand ils sont absurdes et pénibles), qu’un peu d’impatience ou de brusquerie dans le ton de la voix, qu’une expression du visage désapprobatrice et qu’une plaisanterie pointue sont perçus comme des microagressions pour lesquelles on peut être réprimandé, recevoir une mauvaise évaluation d’un supérieur ou une plainte d’un client ou d’un collègue et, plus rarement, être sanctionné ou congédié. Un regard condescendant ou méprisant, une moquerie et une insulte, même quand ils sont mérités, sont considérés comme des actes répréhensibles commis par des méchants qu’il faut rappeler à l’ordre, sermonner, corriger et punir s’ils persistent.

Par opposition aux méchants qui sont coupables de microagressions à l’égard des groupes minoritaires victimisés et groupes majoritaires fragilisés, les bonnes personnes sont les victimes effectives ou possibles de microagressions et les personnes qui participent à la grande campagne de sensibilisation aux microagressions, auprès des victimes et des agresseurs. Car il faut que les victimes reconnaissent les microagressions sous toutes leurs formes, que les méchants prennent conscience qu’ils sont des microagresseurs, que les témoins sentent les microagressions comme s’ils en étaient les victimes, et que les victimes et les témoins unissent leurs forces pour réformer ou corriger les méchants. Il en résulte qu’on fragilise les individus, qu’on intensifie et justifie leur perception des microagressions, qu’on accroît la fréquence de ces dernières et qu’on encourage l’invention de nouvelles microagressions, qui sont autant d’occasion de se victimiser soi-même ou de victimiser les autres, et de se faire le défenseur des victimes contre les microagresseurs. L’étiquette sanitaire mise en place sous prétexte de pandémie est un bel exemple de ce phénomène moral : du jour au lendemain, le fait de ne pas tousser dans son coude, de ne pas se désinfecter les mains compulsivement, de ne pas respecter la distanciation sociale, de ne pas porter un couvre-visage dans les lieux publics et de ne pas se faire administrer à répétition des doses de vaccin s’est mis à être considéré comme des microagressions par beaucoup de nos concitoyens, qui ont assumé pleinement le rôle de victime dans toutes ces circonstances, alors que d’autres se sont transformés en croisés sanitaires pour défendre le droit indiscutable des victimes de ne pas être exposées à des personnes qui leur manquent de respect en refusant d’appliquer les règles sanitaires et de les protéger comme elles les protégeraient.

L’hypersensibilité aux microagressions par les pairs qu’on cultive assidûment dans la population, en plus de rendre la vie sociale suffocante et d’en écarter la liberté, a pour effet nuisible l’insensibilisation aux macroagressions commises par les gouvernements, les employeurs, les élites économiques et l’ordre social pris dans son ensemble. Alors que plusieurs de nos concitoyens s’indignent vertueusement des moindres paroles ou gestes considérés comme racistes ou sexistes, ils s’accommodent généralement bien de naître pour contracter des dettes importantes pendant leurs études, de travailler pendant des décennies en accomplissant des tâches souvent inutiles, nuisibles ou absurdes, et de devoir organiser presque toute leur existence en fonction de cette servitude, tout ça pour enrichir les employeurs et les actionnaires, pour rembourser leurs dettes, pour payer leurs comptes, leurs loyers et leurs hypothèques à de grandes corporations, à des sociétés immobilières et à des banques, pour avoir une retraite qui sera manifestement repoussée et peut-être misérable, et pour élever des enfants qui connaîtront à peu près le même sort et qui seront encore plus pauvres et plus asservis que leurs parents. Comment se fait-il qu’une agression de cette ampleur – en tant qu’elle a pour objet la quasi-totalité des populations occidentales et une partie importante de son existence – ne soit pas reconnue ou sentie pour ce qu’elle est ? Comme se peut-il que la même chose se produise pour la politique de confinement qui a duré presque deux ans, qui consistait à imposer une discipline carcérale à l’échelle d’une société, et qui a produit d’importantes perturbations économiques qui nous ont généralement appauvris et qui continuent de nous appauvrir ? Comme cela se peut-il aussi pour les sanctions économiques prises contre la Russie, qui sont en fait des sanctions économiques prises contre nous ? Comment cela se peut-il, encore une fois, pour la rareté énergétique plus grande qui résultera du virage vert, et l’appauvrissement encore plus grand qui en résultera pour nous ?

Esquissons une réponse à ces questions.

L’indignation provoquée par les microagressions commises par ceux qui font partie du peuple détourne l’attention des macroagressions commises par la classe politique et bureaucratique, par les grandes corporations et par les organisations politiques, sanitaires, économiques et militaires supranationales. Il est d’ailleurs beaucoup plus facile de s’opposer à des microagresseurs qui sont nos égaux et parfois même nos subordonnés, de les réprimander et de les punir, que de résister aux macroagresseurs qui nous gouvernent et qui nous assujettissent. On peut ainsi obtenir à peu de frais un certain capital moral, nous camper dans notre rôle de victime ou de protecteur des victimes, et crier au meurtre parce qu’un de nos congénères nous aurait piqué le bout du doigt, alors que nous ne nous soucions guère que nos maîtres sont en train de nous lier ou de nous scier les membres, ou même de nous dépecer. Ce n’est certainement pas un hasard si nos maîtres mènent une grande campagne de sensibilisation aux microagressions dans les écoles, dans les entreprises privées, dans l’administration publique, dans les médias traditionnels, sur internet et dans toute la société. En plus de diriger le mécontentement de leurs serfs dans la voie où il rencontrera la moindre résistance (les autorités sont alors avec eux ou derrière eux, et non contre eux), en plus de les hypnotiser et de les rendre insensibles aux macroagressions grâce à la lutte obsessive contre les microagressions, ils utilisent cette lutte pour écarter et punir les individus qui sont insensibles ou peu sensibles aux microagressions, mais qui en revanche sont beaucoup plus sensibles aux macroagressions et qui essaient de s’y opposer. Certaines de ces personnes peuvent, par exemple, trouver que ce sont des enfantillages d’inventer de nouveaux pronoms et d’en réclamer l’utilisation sous prétexte de reconnaître les identités sexuelles non binaires, et que ces enfantillages détournent d’une lutte contre les inégalités et les injustices autrement plus criantes et violentes, à savoir l’exploitation et la servitude que nous infligent les autorités politiques, bureaucratiques et sanitaires, les employeurs, les grandes corporations, les institutions financières et les organisations politiques et militaires supranationales. On verra dans une telle déclaration une microagression qui consisterait à nier l’existence des microagressions ou à en atténuer la gravité ; et on cherchera rétrospectivement des microagressions, des victimes et des accusateurs pour ternir la réputation de ces personnes, les exposer à des sanctions disciplinaires, administratives ou judiciaires et à associer à leur opposition aux macroagressions commises par nos maîtres à des choses nauséabondes comme le sexisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie et le suprématisme blanc. C’est ainsi que nos maîtres utilisent le capital moral acquis grâce à la lutte contre les microagressions reconnues pour dissimuler leurs macroagressions (ils seraient de bonnes personnes qui n’oseraient jamais faire de telles choses) et pour rallier ou mobiliser leurs serfs contre ceux qui s’opposent à ces macroagressions. L’hypersensibilité aux microagressions devient alors un instrument grâce auquel on commet les macroagressions. Dans certains cas, il arrive que les microagressions auxquelles les serfs sont hypersensibles s’intègrent aux macroagressions, et peuvent rendre légitimes aux yeux de ces serfs des microagressions contre les résistants aux macroagressions, lesquelles ne sont évidemment pas reconnues comme des microagressions, mais plutôt comme des punitions des microagressions dont se seraient rendus coupables ces résistants qui ne constituent pas un groupe minoritaire reconnu et victimisé. C’est précisément ce qui arrive quand des serfs sous emprise sanitaire sentent comme une microagression le fait de côtoyer quelqu’un qui refuse de leur procurer l’environnement sécuritaire et aseptisé auquel ils croient avoir droit en ne suivant pas les consignes sanitaires, et qui soumet à la critique ces consignes. Ces serfs pourront alors le traiter de covidiot, de complotiste, de négateur de la science, de criminel, de danger public, de fou et, par association, de tout ce qu’on veut, pourvu que ça soit nauséabond : de sexiste, d’homophobe, de suprématiste blanc, etc. Et ils pourront même se plaindre de lui pour qu’on le punisse grâce à des sanctions disciplinaires ou des amendes, ce qui dépasse les limites de la microagression. Loin de s’exposer à des réprimandes et à des sanctions, les serfs sont encouragés par leurs maîtres à commettre ces microagressions, même quand ils n’y ont pas été incités par ce qu’ils pensent être une microagression. C’est pourquoi ils ont recours à toute cette terminologie accusatoire même quand ils ne croient pas être en présence d’un méchant – ce qui arrive souvent, puisqu’ils tendent à se les représenter comme des monstres –, puisqu’il faudrait maintenir la mobilisation générale contre les méchants, qui pourraient avoir envie de commettre de microagressions et dont l’existence seule, en tant qu’elle mettrait en danger la santé publique, constituerait une macroagression.


Après avoir adopté dans une certaine mesure la perspective de ceux qui militent contre les microagressions reconnues, il est important que nous, qui sommes des résistants, évitions d’être aspirés dans cette perspective et d’en demeurer prisonniers. Le but de cette analyse n’est évidemment pas, pour nous, d’obtenir le statut de groupe minoritaire victime de microagressions et parfois de macroagressions. Cela ne marcherait probablement pas. Et même si c’était le cas, la lutte serait alors déjà à peu près gagnée quand ça arriverait et une telle reconnaissance ne nous procurerait plus un avantage stratégique digne de mention. Tout ce que cela nous permettrait de faire, ce serait de nous vautrer à notre tour dans le rôle d’une pauvre victime. Cette seule aspiration suffirait à nous fragiliser, à nous corrompre moralement et à saper notre capacité d’opposition, et nous ne vaudrions guère mieux que les personnes auxquelles nous nous opposons.

La fonction de cette analyse, c’est plutôt de montrer quelle est la dynamique de l’hypersensibilité aux microagressions reconnues et de l’insensibilité aux macroagressions qui ne sauraient exister, dans l’espoir d’éveiller peut-être ceux de nos concitoyens qui ne sont pas embrigadés dans la lutte contre ces microagressions, et pour lesquels les conséquences de ces macroagressions deviennent de plus en plus sensibles et difficiles à ignorer.

Suite