Horizons de politiques Canada – L’avenir de la valeur (7)

Je ne ferai pas ici l’analyse des autres changements de valeur annoncés par les rédacteurs du rapport L’avenir de la valeur publié par le think tank fédéral Horizons de politiques Canada. Il resterait encore sept activités à analyser et j’en aurais encore pour deux ou trois semaines à écrire à ce sujet. Il me semble que nous pouvons déjà avoir une idée assez précise de ce qui nous attend si les changements prédits quant aux activités déjà analysées venaient à se produire. J’ai d’ailleurs choisi les activités qui nous concernent plus spécifiquement, en tant qu’êtres humains et citoyens, et aussi en tant qu’intellectuels ou artistes.

Voici les grandes lignes de ce qui apparaît à l’horizon, avec quelques contre-propositions.

 

Appauvrissement généralisé

Compte tenu du développement de la robotique et de l’intelligence artificielle, les robots et l’intelligence artificielle pourraient accomplir beaucoup de tâches physiques ou intellectuelles pour lesquelles nous sommes rémunérées. Et quand le travail humain serait encore requis, il nécessiterait moins d’expertise, celle-ci pouvant – selon les auteurs du rapport – être possédée par l’intelligence artificielle, être mis en ligne grâce à des cours sur demande ou à des enregistrements. Il en résulterait que le travail humain perdrait généralement en valeur, comme les employés, qui ne sont pas distincts du travail qu’ils accomplissent, et qui sont traités comme des marchandises sujettes aux lois de l’offre et de la demande par les rédacteurs du rapport et dans notre système économique. Quant aux chômeurs, ils n’auraient, dans cette perspective, aucune valeur ; ou ils auraient même une valeur négative, en raison des dépenses inutiles qu’exigerait leur subsistance.

D’un autre côté, on nous dit qu’en raison télétravail généralisé, la valeur passera des milieux de travail aux résidences privées, qui serviraient aussi de lieu de travail. Ce qui veut dire que le coût des maisons augmenterait, alors que les emplois disponibles seraient moins nombreux et seraient généralement moins bien rémunérés. Puisque beaucoup d’entre nous tiraient déjà le diable par la queue avant les troubles économiques provoquées par les périodes de confinement et les mesures dites sanitaires, notamment la fermeture de nombreuses entreprises de petites et de moyenne taille et l’inflation, il deviendrait encore plus difficile d’acquérir une maison et de payer son loyer.

Bref, la valeur des employés perdent en valeur sur le marché et voient leur salaire ou leur pouvoir d’achat diminuer en conséquence, alors qu’on leur demande d’assumer à la place des entreprises les frais immobiliers, censés augmenter en raison du déplacement de la valeur vers les résidences privées, sans parler d’une partie des coûts liés à l’équipement informatique, à la connexion internet et aux frais d’électricité et de chauffage. Il semble donc que les employeurs gagnent sur toute la ligne, alors que les employés se font rouler dans la farine.

Si ces « prédictions » venaient à se réaliser, il est légitime de nous demander comment beaucoup d’entre nous pourraient trouver les moyens de subsister ou de vivre décemment. C’est pourquoi les employeurs qui font travailler leurs employés à distance, à partir de leur maison ou de leur appartement, et qui réalisent des économies en n’ayant plus à payer des frais pour les espaces de bureau, devraient payer à leurs employés des frais pour l’espace utilisé à domicile pour réaliser leur prestation de travail et pour les dépenses énergétiques et technologiques supplémentaires qui en résultent. 

 

Fatalité technologique et économique

Qu’on se garde bien de voir dans cette tendance une sorte de fatalité technologique et économique. C’est bien un choix politique que de laisser la valeur des personnes et des lieux être déterminée par certaines technologies qu’on décide d’utiliser d’une certaine manière et par les effets qu’elles auraient sur la rareté et l’offre et la demande, donc sur la valeur économique des biens et des services, y compris nous-mêmes, qui sommes traités comme des marchandises dans cette perspective qui devrait déterminer l’évolution de notre société. C’est bel et bien un choix social et politique que de faire de ces transformations économiques et technologiques le principe qui détermine la valeur des personnes et des lieux. C’est aussi un choix social et politique que de faire des élites économiques qui contrôlent la conception, la production, la mise en marché et l’utilisation des nouvelles technologies les principaux bénéficiaires des gains en efficacité qu’elles permettent de réaliser. C’est aussi un choix social et politique que de laisser ces élites économiques décider quelles technologies il faut développer et mettre en marché, et de quelle manière et à quelle fin il faut les utiliser.

S’il faut prendre au sérieux les projections d’Horizons de politiques Canada, si elles s’inscrivent bien dans un projet de transformation de la société pilotée par notre gouvernement et les élites économiques qu’il sert, on peut parler à juste titre d’ingénierie sociale. Précisions qu’il n’y a pas lieu de s’indigner à l’idée d’envisager la société comme une machine dont il faut transformer les mécanismes et les adapter les uns aux autres pour atteindre certaines fins. Ce que je critique, c’est le fait qu’on fasse de l’ingénierie sociale de manière insidieuse, sans expliciter les transformations sociales visées, sauf sur des points de détail, et toujours en les présentant comme les résultats des changements de valeur provoqués par les nouvelles technologies. Voilà qui entrave la discussion politique sur les transformations sociales et politiques que nous désirons et sur les manières possibles de les obtenir. Ce qui est aggravé par le fait qu’étant la plupart du temps incapables de penser les problèmes sociaux et politiques en adoptant le point de vue de l’ingénierie, nous n’avons pas d’autres machines sociales et politiques à proposer, lesquelles serviraient à atteindre d’autres fins et permettraient d’expliciter les fins qu’on cherche à nous imposer sournoisement.

 

Surveillance automatisée et contrôle social

Je comprends qu’il peut, aux yeux de certains, y avoir quelque chose de séduisant à l’idée de faciliter la collecte systématique de données sur toutes sortes de choses. Et quelle économie d’argent, d’énergie et de temps ce serait d’automatiser cette collecte de données grâce aux nouvelles technologies ! Nous aurions à porter de la main toutes les informations qu’il nous faudrait, pour les situations prévisibles et imprévues. Plus besoin de faire de longues enquêtes après que les événements se sont produits. On pourrait même éviter qu’ils ne se produisent par l’analyse des données collectées grâce à l’intelligence artificielle.

Mais ne nous laissons pas séduire sans réfléchir. N’oublions pas que les données qu’on collecterait ainsi pourraient très bien nous concerner. Tout ce que nous faisons pourrait facilement être documenté, même si ce n’est pas forcément pour en faire un usage immédiat. C’est déjà le cas, dans une certaine mesure. Qu’on pense seulement aux caméras de surveillance qui ont été progressivement installées dans les rues et les édifices depuis une vingtaine ou une trentaine d’années. Mais maintenant il y a des drones que les analystes en prospective aimeraient voir collecter toutes sortes d’informations sur le milieu dans lequel ils évoluent et dont nous faisons partie. Les drones peuvent être équipés de puissantes caméras, pourvu qu’on soit prêt à y mettre le prix. Celles-ci peuvent aussi bien servir à inspecter les façades des gratte-ciels qu’à espionner ce que font les gens dans la rue, dans les commerces et aussi chez eux, à l’intérieur comme à l’extérieur. En payant un supplément, on pourrait facilement y installer une caméra infrarouge ou à vision nocturne, sans compter l’usage de la reconnaissance faciale à partir des enregistrements faits et des photographies prises. Ce n’est pas pour rien que les manifestants américains, quelle que soit leur tendance politique, ont commencé à utiliser des dispositifs, par exemple des lunettes, pour contrecarrer cette technologie. Puis il y a le pistage de nos déplacements qu’il est possible de faire grâce à nos téléphones mobiles, la télémétrie qui sert à surveiller ce que nous faisons sur internet et les objets connectés (ce qu’on appelle parfois l’internet des objets) qui peuvent très bien servir à collecter des données sur nous et même à nous espionner quand nous sommes à la maison.

Toutes ces données sur nous peuvent ou pourraient être collectées de manière préventive, alors qu’aucun délit ou crime n’a été commis seulement, seulement pour les avoir à porter de la main si on juge plus tard qu’un délit ou un crime a été commis, seulement pour se faire une idée de ce que nous faisons ou ne faisons pas. Un peu comme si on collectait des informations biométriques (empreintes digitales, ADN, reconnaissance faciale) sur tous les citoyens canadiens sous prétexte de pouvoir les utiliser quand un meurtre ou un vol serait commis, ou quand un déplacement interdit ou rassemblement prohibé aurait lieu. L’existence de tels moyens de collectes d’informations sur nous pourrait permettre d’étendre le contrôle social, en multipliant les actions et les paroles qui pourraient être considérés comme des délits et des crimes, et qui sans ces moyens ne sauraient être surveillés et punis. Et si ces moyens existent, rien ne sert de faire appel à l’éthique de ceux qui les contrôlent pour qu’ils s’abstiennent des abus et pour qu’ils les utilisent seulement pour le bien commun, en faisant preuve de discernement et en s’appuyant sur des standards moraux élevés. Un tel appel à l’éthique, loin d’être une garantie contre les abus, revient à reconnaître qu’il n’y a pas de garantie. La collecte systématique d’informations sur nous est en elle-même abusive. C’est pourquoi on peut s’attendre qu’elle soit l’occasion d’un usage abusif de ces données, qui en fait serait normal et attendu dans ce contexte. Puis les personnes qui organisent cette collecte de données et qui ont accès à ces données sont souvent dans cette position justement parce qu’elles aiment le pouvoir sur nous que leur procurent ces informations. Il n’est donc pas raisonnable d’attendre la moindre retenue de leur part.

Ainsi le mieux serait d’interdire certaines technologies qui facilitent la collecte de données sur nous et qui rendent ces données très abondantes, et de favoriser le recours à des technologies qui entravent cette collecte d’informations. Autrement nous nous mettons à la merci de personnes qui ont une mentalité d’inquisiteur et de desporte, ce qui n’est pas compatible avec notre bonheur et la liberté nécessaire à l’existence de la démocratie.

 

Contrôle de la production et de la transmission des connaissances

L’insistance avec laquelle on veut confier, autant que possible, la production de connaissances à l’intelligence artificielle devrait nous mettre la puce à l’oreille. Outre le fait que toutes les formes de connaissance ne peuvent pas être réduites à une analyse de données réalisable par l’intelligence artificielle, il nous faut comprendre que la connaissance n’est jamais neutre, qu’elle s’inscrit toujours dans des projets de société concurrents qui souvent ne sont pas explicites. Nous devons donc nous demander si le fait de déléguer la production de la connaissance à des intelligences artificielles et aux informaticiens et aux mathématiciens qui les élaborent et les programment, est compatible avec notre autonomie individuelle et collective. Ne nous illusionnons pas : si nous nous engageons sur cette voie, l’organisation de la société et de notre vie sera déterminée par les connaissances (ou ce qui passera pour tel) que produira l’intelligence artificielle, à partir des données qu’on lui soumettra, et en fonction des principes d’analyse qu’on lui aura donnés et des raisons pour lesquelles on lui fera faire ces analyses. Car ce sont des choses que ne peut pas déterminer elle-même l’intelligence artificielle. Car le fait de déléguer à cette intelligence la « production de connaissances » nous rendrait inaptes à nous rapporter aux connaissances produites comme à des connaissances. Il nous faudrait plutôt croire aux « connaissances » produites à l’aide de l’intelligence artificielle qui prétendrait se substituer aux experts et aux penseurs, et dont les rouages et les finalités nous seraient opaques. Une telle conception de la connaissance exclut de prime abord le débat entre scientifiques et entre intellectuels, et aussi le débat public. Il nous faudrait prendre comme argent comptant les résultats auxquels arriveraient l’intelligence artificielle et ses opérateurs. Peu importe si l’intelligence artificielle, qui marche d’après les principes qu’on lui a donnés, ne pouvait pas par exemple en venir à conclure que l’augmentation des cas de contamination par le virus actuel ou un autre virus à venir (les autorités sanitaires internationales, tels des prophètes de malheur, annoncent déjà leur venu, qui leur est assurément profitable) ne constituent pas un facteur déterminant pour évaluer la gravité de la situation sanitaire. Elle fera les projections catastrophiques pour laquelle on l’a programmée. Si l’hécatombe ne se produit pas, elle en conclura l’efficacité des mesures sanitaires et de la campagne de vaccination massive. Si l’hécatombe se produit, elle en conclura qu’il faut resserrer et pérenniser les mesures sanitaires et accroître la couverture vaccinale. Il est fort douteux qu’elle puisse en venir à conclure que les mesures sanitaires et la vaccination massive sont efficaces, ou qu’elles aggravent même la situation sanitaire. Et si jamais elle en venait à cette conclusion, il est à craindre que de telles conclusions ne se rendraient jamais jusqu’à nous, car les opérateurs et les programmateurs de l’intelligence artificielle y verraient probablement un défaut de l’intelligence artificielle qu’il faudrait corriger, conformément aux vues des autorités politiques, sanitaires et économiques dont ils dépendent.

Néanmoins n’excluons pas totalement le recours à l’intelligence artificielle. Mais comme tout instrument, aussi complexe fût-il, il faut que les experts d’un domaine puissent soumettre au doute et à la discussion les résultats obtenus grâce à l’intelligence artificielle, et doivent donc disposer des compétences intellectuelles, des instruments et des laboratoires nécessaires pour ce faire.

Les rédacteurs du rapport nous disent aussi que la valeur devrait se déplacer des producteurs de connaissances vers les diffuseurs de connaissances. Il est certain que si les producteurs de connaissances, comme on les appelle, sont délogés par l’intelligence artificielle, ses opérateurs et ses programmeurs, les personnes qui diffuseront les connaissances, ou ce qui passe pour tel, auront plus de valeur qu’eux. Et ils joueront d’autant mieux leur rôle de diffuseurs qu’ils n’entendront rien à rien à ce qu’ils diffusent, et ne pourront pas en douter, contrairement à des producteurs de connaissances, car la connaissance exige l’épreuve du doute, par opposition à la foi.

Les moyens que les nouvelles technologies procurent aux diffuseurs de « connaissances » sont sans précédent. Et ça risque de s’aggraver rapidement au cours des prochaines années. L’endoctrinement auquel nous sommes soumis depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire (qui est en continuité avec tout ce que les journalistes et les intellectuels corrompus et rampants nous racontent depuis des années) n’est peut-être – hélas ! – qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Non seulement ces nouvelles technologies procurent des moyens de diffusion très puissants, mais elles procurent aussi à ceux qui les contrôlent le droit de censure et de dénigrement. Ce qui est fort incompatible avec notre auto-détermination, en tant qu’individus et en tant que peuple.

 

Perte de valeur des infrastructures de transport

Un point sur lequel on insiste dans ce rapport, c’est la perte de valeur des infrastructures de transport et, dans une moindre mesure, l’automatisation des moyens de transport, essentiellement le transport des marchandises, qu’on s’efforce d’ailleurs de réduire au strict minimum. Quant au transport des personnes, on a l’impression qu’il devient superflu.

Du point de vue des employeurs, pourquoi acheter ou louer des locaux et payer les frais de chauffage et d’électricité quand les employés, pour la plupart, pourraient faire du télétravail et rester à la maison ? Du point de vue des employés, pourquoi perdre du temps et dépenser de l’argent pour aller au travail quand on peut travailler à la maison ? Du point de vue de l’État et des contribuables, pourquoi construire et entretenir des infrastructures de transport pour le déplacement des personnes quand elles n’auraient plus, dans bien des cas, à se rendre au travail sur une base régulière ? À l’échelle internationale, pourquoi maintenir les réseaux de transport ferroviaire et aérien, dans la mesure où il ne serait plus nécessaire de déplacer des travailleurs saisonniers ou délocalisés, ou des immigrants, dont on n’aurait plus besoin, ou qui pourraient aussi bien travailler à distance, en restant dans leur pays d’origine, souvent à moindre coût (comme les employés exploités des usines ou des départements de service à la clientèle qu’on relocalise dans les pays en voie de développement) ? Voilà peut-être les caractéristiques d’une nouvelle phase de la mondialisation dans laquelle nous sommes en train d’entrer et qui, paradoxalement, pourrait impliquer un renforcement de l’étanchéité des frontières nationales et une diminution des mouvements migratoires des populations, sauf quand elles servent d’autres fins.

Quant aux voyages d’agrément, à l’intérieur d’une même région, d’une même province ou d’un même pays, ou encore dans un autre pays ou sur un autre continent, à quoi bon, puisque nous pourrions – comme nous le disent les rédacteurs du rapport – visiter les attractions touristiques virtuellement, en restant sur notre canapé et en mettant notre casque de réalité virtuelle, en nous évitant les désagréments des déplacements et des foules, et aussi en réduisant les dépenses énergétiques et la pollution dues à ces déplacements non essentiels ? Même chose pour voir nos proches et nos amis qui n’habiteraient à pas proximité. À quoi bon nous donner la peine d’aller les voir en personne quand nous pouvons leur parler par vidéoconférence et quand nous pourrions les rencontrer (les voir, les entendre et même les toucher) grâce à la réalité virtuelle ?

Puisque la nouvelle économie pourrait, dans beaucoup de cas, bénéficier de la force de travail dont elle a besoin en évitant les déplacements inutiles, longs et coûteux, puisque nous pourrions satisfaire nos besoins sociaux et notre envie de changer d’air en restant à la maison, pourquoi conserver et améliorer ces moyens de transport des personnes désormais superflus et même dangereux pour la santé publique, compte tenu qu’on nous considère avant tout comme des vecteurs de transmission du virus actuel et des virus futurs, dont les autorités politiques et sanitaires annoncent la venue ?

Mais nous pouvons envisager d’autres possibilités en nous dégageant du projet social et politique d’isolement à domicile qu’on s’efforce de nous imposer, sous prétexte de progrès technologique, de transformation économique et d’urgence sanitaire.

(Je mets ici entre parenthèses la question de l’urgence sanitaire, car on n’en parle très peu dans le rapport, même si les tendances qui s’y dessinent convergent avec la « gestion de la pandémie ». Comme c’est commode !)

Je comprends que, dans bien des cas, les déplacements pour se rendre sur les lieux de travail sont inutiles et parfois même fastidieux. Nous avons mieux à faire de notre vie – hélas trop courte compte tenu du temps qu’on nous oblige à travailler pour subsister – pour perdre une heure ou deux tous les jours ouvrables dans les transports en commun ou en voiture. Ce qui ne veut pas dire que les infrastructures de transport devraient simplement perdre de la valeur. Alors que les infrastructures de transport servant à se rendre au travail pourraient certes devenir moins utiles parce que beaucoup d’entre nous feraient du télétravail, nous pourrions décider d’accorder de la valeur aux infrastructures de transport servant aux déplacements et aux voyages d’agrément. Le temps économisé chaque jour pourrait être utilisé à se déplacer et à voyager pour le plaisir. Et les économies faites en raison de la réduction des déplacements professionnels et laborieux pourraient servir à faciliter ces déplacements et ces voyages, le tout sans nécessairement augmenter la production de gaz à effet de serre, compte tenu de l’importante diminution obtenue grâce au télétravail de nombreux employés de bureau. Encore mieux, nous pourrions voyager tout en travaillant, ce qui nous permettrait de nous installer pendant quelques mois ou même plus d’une année dans des villes étrangères que nous aimerions visiter, par exemple Florence. Cela vaudrait beaucoup mieux que les petits voyages touristiques minables que plusieurs d’entre nous font à la presse pendant les quelques semaines de vacances qu’on daigne leur accorder. De quel droit nos employeurs pourraient-ils nous obliger de travailler à notre domicile et à ne pas voyager s’ils ont décidé de permettre ou d’imposer le télétravail ?

 

Dégradation de la culture et de la vie sociale

Les rédacteurs du rapport envisagent le remplacement des concerts auxquels nous pourrions assister par des enregistrements sonores ou vidéos ; de nos visites dans les musées par des visites virtuelles de ces musées ; de nos repas aux restaurants par un repas à la maison, en simulant une ambiance de restaurant grâce à la réalité virtuelle. Sous prétexte de déplacement de la valeur vers les expériences et les créations numériques, ainsi que vers les relations sociales virtuelles, nous devrions à l’avenir rester de plus en plus à la maison. Les lieux de culture et de convivialité (ou ce qu’il en reste) comme les salles de concert, les théâtres, les musées, les restaurants et les cafés perdraient alors en valeur et, à terme, pourraient même disparaître.

Outre le fait qu’on peut douter que ces expériences virtuelles reviennent au même qu’un concert et qu’une pièce de théâtre auxquels on assiste en chair et en os, au même que le fait d’aller regarder de ses propres yeux les tableaux d’une exposition de peinture, au même qu’un repas au restaurant ou qu’une discussion animée avec des amis dans un café (il ne s’agit pas seulement d’une ambiance à reproduire), cela dégraderait assurément les capacités déjà réduites des musiciens et des acteurs qui en seraient réduits à se donner en spectacle virtuellement, peut-être en ne jouant même pas sur la même scène, en jouant chacun de leur côté à domicile et réuni grâce à la réalité virtuelle.

Quant à la vie sociale, elle en prendrait tout un coup. Si les relations sociales en venaient à se déplacer presque entièrement dans un monde virtuel, comme l’annoncent et semblent l’espérer les rédacteurs du rapport, la société n’existerait presque plus que virtuellement, et serait morcelée ou inexistante dans le monde physique. Cette absence d’existence physique de la société nous rendrait plus faciles à surveiller et à gouverner. Nos interactions dans la réalité virtuelle pourraient facilement faire l’objet d’une collecte de données ou être simplement enregistrées, et elles ne sauraient donner lieu à des rassemblements que les autorités pourraient considérer comme susceptibles de troubler l’ordre public. À l’inverse, la dislocation de la société dans le monde physique, notre isolement dans l’espace, et le peu d’habitude que nous aurions aux rassemblements en chair et en os, rendraient très difficiles l’organisation de ces rassemblements.

Il pourrait aussi en résulter un appauvrissement des expériences que nous pouvons vivre et des activités que nous pouvons faire. Le sport, celui qu’on pratique et pas celui qu’on regarde, serait dangereusement menacé par ces innovations technologiques et sociales. Ce n’est assurément pas la même chose de jouer au tennis, au soccer ou au golf pour de vrai, avec d’autres joueurs et sur de vrais terrains, et de jouer dans une simulation, même très réussie. On parle même, dans le rapport, de la perte de valeur des parcs nationaux et des stations balnéaires, pour lesquels il pourrait difficilement y avoir des équivalents numériques, ce que confirme le fait qu’il n’en est pas question dans les usages qu’on pourrait faire des nouvelles technologies (activité 7). En effet, le corps est engagé (même les organes internes, comme le cœur et les poumons) entièrement dans la randonnée en montagne et la nage dans la mer.

Ce serait donc notre existence et la société dans laquelle nous vivons qui seraient gravement appauvries. Pourtant nous pourrions faire exactement le contraire grâce aux nouvelles technologies. Si nous pouvions nous aussi profiter du travail réalisé par les robots et l’intelligence artificielle (quand son utilisation est pertinente), et pas seulement les propriétaires des grandes entreprises, si nous pouvions moins travailler sans être privés de ce qu’il nous faut pour vivre décemment, si nous pouvions économiser du temps en travaillant à la maison et en ne nous rendant pas au travail sauf quand c’est pertinent, ne serions-nous pas dans de bien meilleures conditions pour goûter et pratiquer les arts, pour avoir une vie sociale active, pour pratiquer des sports, pour faire régulièrement de la randonnée en montagne ? Au lieu de rentrer à la maison, lassés ou crevés après une longue et pénible journée ou semaine de travail, nous aurions l’énergie et le temps pour profiter de nos soirées (ou de nos journées, si nous préférons travailler le soir ou la nuit) ou de nos fins de semaine (ou de nos autres journées de congé, si nous préférons travailler la fin de semaine). Plus question de passer nos temps libres devant la télévision, sur les médias sociaux ou, éventuellement, avec nos lunettes de réalité virtuelle parce que nous n’avons pas le temps et l’énergie de faire autre chose.

En utilisant autrement certaines nouvelles technologies, en les subordonnant à d’autres fins, en les inscrivant dans un autre projet social, elles pourraient être l’occasion d’un renouveau social et culturel, si tels étaient nos désirs. Mais nos maîtres ont de toute évidence d’autres projets pour nous. Les laisserons-nous nous imposer la manière dont nous devrions vivre, sous prétexte de transformations technologiques et économiques, sous prétexte d’urgence sanitaire (car il y a convergence entre ces transformations technologiques et économiques et les modifications sociales imposées au nom de la lutte contre le virus) ? Les laisserons-nous nous confiner pour de bon, nous disperser et nous priver de tout ce qui rend la vie digne d’être vécue ? Accepterons-nous les substituts numériques et virtuels qu’ils nous proposent ? Nous contenterons-nous de si peu ? Les laisserons-nous prendre en charge toute notre existence ? Ramperons-nous ? Ou leur montrerons-nous enfin que nous avons une colonne vertébrale ?