Horizons de politiques Canada – L’avenir de la valeur (6)

J’analyse ici les modifications que pourraient entraîner les nouvelles technologies quant à la septième activité humaine de base (expériences qui modifient notre état émotionnel) selon le rapport L’avenir de la valeur, publié par Horizons de politiques Canada, un think tank financé avec les fonds publics, c’est-à-dire avec les taxes et les impôts que nous payons au gouvernement fédéral.

Nous pourrions penser qu’enfin les rédacteurs du rapport daigneront nous traiter comme des êtres dotés de sensibilité, et pas seulement comme des producteurs et des consommateurs de marchandises, ou même comme des marchandises. Mais le seul fait de regrouper dans une catégorie distincte les activités qui modifient notre état émotionnel montre qu’on se préoccupe assez peu de la manière dont les autres catégories d’activités et leur transformation affectent notre état émotionnel. Car toutes les activités affectent nos sentiments, même si ce n’est pas leur fonction première. Le fait, pour un étudiant, de devoir rester seul des journées entières dans son petit appartement pour suivre des cours en ligne – parce qu’on s’imagine pouvoir ralentir la propagation du virus ainsi, parce qu’on trouve que c’est plus économique et écologique –, au lieu d’y assister en personne sur le campus universitaire, sans masque et distanciation sociale, produit un effet sur ses sentiments qui n’est certainement pas bénéfique. À témoin les tendances dépressives et même suicidaires qui se sont développées chez les jeunes à l’occasion des confinements. Mais qu’importe : il faut ce qu’il faut pour maîtriser le méchant virus, et éventuellement pour faire des économies et sauver l’environnement. C’est pourquoi il existe, en guise de compensation, des activités dont la fonction première serait de modifier positivement notre état émotionnel dégradé par nos autres activités, par exemple le travail salarié, « en présentiel » ou en ligne. Comme les exemples le montrent, ces activités appartiennent essentiellement aux domaines du divertissement, du tourisme et des relations sociales.

Toujours le même refrain. On dirait que les rédacteurs du rapport n’acceptent pas, assez puérilement, d’être des êtres matériels soumis à des contraintes spatiales et temporelles. Presque tout ce que nous pouvons faire est assujetti à des contraintes spatiales et temporaires. Pour assister à un concert, il faut se rendre dans une salle de concert pendant que le concert a lieu, en se procurant des billets, car les places sont limitées. C’est la nature même du concert qui l’exige. On n’assiste plus à un concert quand ces contraintes n’existent pas. Et si nous voulons méditer près d’une chute d’eau, la seule qu’il y a dans les environs, il faut accepter de se rendre à l’endroit où elle se trouve et pas ailleurs, ce qui implique qu’on utilise les infrastructures de transports, ce qui ne pose pas vraiment de problème de rareté s’il y a des transports en commun ou si on possède une voiture ou si on peut en louer une. Quant aux spectacles de cirque, leur nature même implique la rareté des aptitudes exceptionnelles des acrobates et des contorsionnistes, et beaucoup de l’intérêt qu’on a pour eux vient justement de cette rareté.

Il est vrai que nous pourrons plus difficilement assister à un concert parce qu’il a lieu un soir où nous travaillons ou dans une autre ville où nous ne pouvons pas nous rendre facilement, qu’il n’y a pas suffisamment de lieux de beauté naturelle dans la ville où nous habitons, que les acrobates et les contortionnistes ne courent pas les rues, que les moyens de transport qui sont mis à notre disposition ne nous permettent pas toujours d’aller où nous voulons aller pour vivre des « expériences qui modifient notre état émotionnel », et qu’il arrive parfois que tous les billets d’un concert auquel nous voudrions assister soient vendus. Mais je ne comprends pas pourquoi on insiste à ce point sur cette rareté et pourquoi on en fait toute une affaire, au point de vouloir remplacer ces activités par des substituts numériques, et ainsi les rendre encore plus rares.

Ce qu’on veut faire, c’est remplacer les concerts auxquels nous pourrions vouloir assister sans le pouvoir, ou en devant nous soumettre à des contraintes spatiales et temporelles, par des enregistrements audio et vidéo numériques à la demande. À moins de croire que ces enregistrements, que nous pouvons écouter ou regarder grâce à nos ordinateurs ou à nos téléviseurs, sont l’équivalent de ces concerts, on ne surmonte pas les raretés typiques auxquelles sont soumis ces événements. On les remplace par autre chose, ce qui a pour effet de diminuer la demande pour ces événements et d’accroître leur rareté. Ce phénomène n’est pas nouveau et a commencé avec l’apparition des systèmes de son, des téléviseurs et des cinémas-maison, les événements qui avaient lieu dans des salles ou des édifices qui leur étaient réservés tendant à être remplacés par l’écoute ou le visionnement d’enregistrements à la maison. Loin de contribuer à surmonter aux raretés typiques auxquelles sont sujets les événements musicaux ou culturels, on accroît cette rareté. Et cette tendance se renforce en raison de l’accès, avec quelques clics de souris, à des enregistrements disponibles sur internet. Même plus besoin de se rendre chez le disquaire, pour y acheter le disque voulu ou le commander. Toutefois, on maintient artificiellement une certaine rareté en optant pour une formule sur demande, qui implique qu’on paie à chaque fois qu’on écoute ou regarde un enregistrement, par opposition à ce qui se passe quand on achète un disque.

Il se produit un véritable appauvrissement culturel et social quand on remplace les événements culturels et sociaux par des enregistrements qu’on écoute ou visionne à la maison. C’est comme si on disait qu’assister à un concert, c’est seulement entendre la musique que jouent les musiciens et voir les musiciens jouer. Un concert dont on évacue la dimension sociale n’est plus vraiment un concert. Puis il y a l’architecture de certaines salles de concert qui marque une rupture avec la réalité quotidienne (ce qui ne se produit pas quand on reste assis sur son canapé) et qui transforme les sentiments des spectateurs en les disposant à s’élever au-dessus de leur vie assujettie à une foule de petits soucis mesquins, pour vraiment pouvoir sentir et comprendre la musique qu’on s’apprête à jouer. Cet état d’esprit peut même être perceptible dans la foule et se communiquer grâce à elle (par exemple l’attente des spectateurs quand on plonge la salle dans le noir, quand seule la scène est éclairée et quand les musiciens sont sur le point de commencer à jouer). Mais il est vrai que c’est plus difficile quand beaucoup de spectateurs ne sentent pas vraiment la différence entre le fait d’assister à un concert et le fait d’écouter de la musique en vaquant à leurs tâches ménagères, par exemple. Puis il y a le son particulier de chaque instrument qui est clairement perceptible pendant les concerts, surtout quand l’acoustique de la salle est bonne, ce qui procure une expérience beaucoup plus riche et pleine des nuances que quand on écoute de la musique à l’aide de hauts-parleurs ou d’écouteurs.

On dira peut-être qu’il sera possible, grâce à la réalité virtuelle et augmentée, d’obtenir une expérience immersive semblable à celle qu’on aurait en assistant en personne à un concert. Mais cela exige des concepteurs de la réalité virtuelle qu’ils aient une sensibilité suffisamment développée pour reproduire intégralement cette expérience. Rien n’est moins certain. Ceux qui s’empressent de remplacer la réalité physique par des substituts numériques ne sont peut-être pas ceux qui sont les plus sensibles à toutes les perceptions qui constituent cette réalité. Et même si c’était le cas, le fait de se déplacer pour se rendre à la salle de concert prépare et dispose à l’événement musical : par exemple une promenade d’une trentaine de minutes par une nuit d’automne, avec son ciel étoilé, ses odeurs de feuilles mortes, la fraîcheur de l’air, etc. Contrairement à ce que semblent croire les rédacteurs du rapport, ce n’est pas une peine pour tout le monde de se déplacer et de voyager. Nous ne sommes pas tous pantouflards. Ce qui vaut aussi pour un repas dans un restaurant parisien, ou un véritable voyage en France. Je comprends bien que le fait d’avoir l’illusion de manger dans un restaurant parisien peut convenir aux touristes qui se contentent de voyages organisés ou d’une courte escapade à l’étranger pour se distraire de la routine harassante du travail. La réalité virtuelle ou augmentée pourrait effectivement les satisfaire et leur épargner toutes sortes de désagréments. Nous qui aimons nous déplacer et voyager, et pour qui cela n’est pas une corvée, pourrions même y gagner, puisque les villes où nous voudrions voyager ne seraient plus infestées de touristes qui auraient aussi bien fait de rester à la maison. Mais ne nous illusionnons pas : si on réussit à persuader la majorité de nos concitoyens de « voyager » en restant confortablement assis sur leur canapé, on en attendra autant de nous. Sans compter qu’il pourrait devenir, sous ce prétexte, plus difficile et plus coûteux de voyager à l’étranger.

Si nous nous soucions vraiment des « expériences qui modifient un état émotionnel », nous pourrions nous y prendre autrement pour les rendre plus fréquentes et plus accessibles, sans chercher à les dématérialiser, en élaborant un autre projet de société (qui aurait un autre but que la réclusion à domicile) et en utilisant autrement les nouvelles technologies. Les machines, les robots et l’intelligence artificielle pourraient réaliser une grande partie du travail humain de manière plus efficace, nous dit-on. Ne serait-il pas possible de profiter de cette augmentation de la productivité et d’une baisse de la demande pour le travail humain afin de favoriser ces activités ? Sans doute si l’on décide que les entreprises qui tirent profit du travail des machines, des robots et de l’intelligence artificielle ne doivent pas être les seules à profiter de cette augmentation de la productivité. Il ne s’agit pas ici de faire la charité en redistribuant une partie des profits des grandes entreprises aux travailleurs dont on n’a plus besoin. Compte tenu que l’invention des machines, des robots et de l’intelligence artificielle est le résultat de siècles et même de millénaires de progrès scientifique et technologique, il est faux d’affirmer que ces entreprises sont les seules inventeuses de ces nouvelles technologies, surtout quand elles ont profité directement ou indirectement de découvertes ou d’inventions faites dans les centres de recherche et les universités financés avec les fonds publics et donc avec nos taxes et nos impôts. L’innovation scientifique et technologique est une entreprise collective à laquelle nous et nos ancêtres avons participé directement ou indirectement. N’oublions pas, par exemple, que les chercheurs et les inventeurs qui ont contribué aux récentes avancées technologiques et qui rendent possibles leur implantation ont été formés dans les écoles primaires et secondaires, les collèges et les universités financés par l’État, et donc grâce aux taxes et aux impôts que nous payons, alors que les géants de la technologie, eux, usent de toutes sortes de ruses – légales ou illégales – pour payer le moins d’impôts et de taxes possible. N’oublions pas que c’est grâce au programme gouvernemental d’aide financière aux étudiants que les chercheurs, les ingénieurs et les programmeurs ont pu étudier et acquérir les compétences dont ont besoin les entreprises du secteur numérique qui les embauchent. N’oublions pas que les avancées des derniers siècles dans les mathématiques et la physique, sans lesquelles les nouvelles technologies seraient impossibles, ne sont pas dues à ces grandes entreprises. Nous pouvons donc réclamer comme notre dû une partie des bénéfices générés par ces nouvelles technologies, par exemple grâce à une taxe sur l’utilisation des nouvelles technologies qui devraient être payées par les entreprises. Les sommes ainsi amassées seraient distribuées automatiquement, sous la forme d’une rente, à toutes les personnes adultes, un peu comme dans d’autres pays ou provinces les citoyens en reçoivent une pour l’exploitation des ressources naturelles faite par des entreprises privées ou publiques.

Pour en revenir à la question des « expériences qui modifient un état émotionnel » ou des activités culturelles, la diminution du temps de travail, la moindre importance qu’il occuperait dans nos vies, l’augmentation du temps libre qui en résulterait, et l’existence d’un revenu universel procuré par le travail des machines et l’utilisation des nouvelles technologies, nous permettraient de disposer facilement du temps nécessaire pour participer ou assister à des événements culturels et, au besoin, pour nous rendre où ils ont lieu. La rareté spatiale et temporelle, sans être entièrement surmontée, serait atténuée de manière significative pour beaucoup d’entre nous. Disposant tous de plus de temps libre, il serait plus facile pour ceux d’entre nous qui en sont capables de développer leurs aptitudes artistiques et de se consacrer à la pratique d’un art, notamment en raison de l’augmentation de la valeur des arts et de la culture due à la diminution du temps de travail et à l’augmentation du temps libre. Voilà pour la rareté absolue. Quant à la rareté temporelle et spatiale, elle pourrait être atténuée par le fait que le nombre de concerts augmenterait et par le fait, moins limités par les horaires de travail parfois très contraignants, le problème des heures d’ouverture des lieux de culture serait atténué pour nous.

Mais ce sont des possibilités d’utilisation des nouvelles technologies, ainsi que des manières de surmonter les raretés typiques de cette catégorie d’activités et de générer des changements de valeur, que les rédacteurs du rapport n’envisagent même pas puisque, dans leur perspective, les changements économiques, sociaux et culturels seraient simplement le résultat de l’évolution technologique. Ce qui nous apparaît comme relevant d’un projet politique parmi d’autres est dépeint par eux comme des répercussions du progrès technologique. Il est alors impossible de discuter différents projets politiques. Il peut tout au plus être question d’ajustements.

Ces changements de valeur, s’ils viennent effectivement à se produire à ce point, pourraient entraîner la disparition progressive des musées, des parcs nationaux, des salles de concerts, des stades, des stations balnéaires et des infrastructures de transport qui servent à s’y rendre. Ultimement, tout devrait être vécu dans une sorte de monde virtuel, qui pour sa part gagnerait en valeur, ainsi que les infrastructures numériques nécessaires à son existence et à son développement. Il en résulterait que, par la force des choses, nous devrions rester de plus en plus à la maison, devant nous contenter de créations numériques ou de copies numériques des créations physiques. Ce déplacement de la valeur entraînerait justement la rareté à laquelle seraient sujettes les activités culturelles, et qu’on prétend surmonter avec les nouvelles technologies. Et comme il n’est plus possible, dans bien des cas, de participer à ces activités culturelles qui ont lieu dans le monde matériel et social, à quoi bon entretenir des infrastructures de transport, dont la rareté sera alors croissante.

Ce mouvement converge avec les mesures sanitaires, dont les effets sont moins sanitaires que politiques, sociaux et culturels, à savoir la dégradation des institutions démocratiques, des libertés, de la vie sociale et de la culture. Ce déplacement de la valeur et même de l’existence vers une sorte de monde numérique en gestation faciliterait certainement le retour cyclique des mesures sanitaires et même leur pérennisation, et vice versa. Les activités sociales et culturelles, ainsi que les divertissements, étant de plus en plus numériques, les confinements et les couvre-feux résulteraient de moins en moins en une augmentation de la rareté spatiale (des lieux sont fermés), temporelle (on réduit les heures d’ouverture et on assigne à résidence le soir), absolue (des lieux d’activités sociales et culturelles doivent fermer leurs portes en raison des difficultés financières causées par les mesures dites sanitaires) et artificielle (on réduit le nombre de personnes autorisées à être dans ces lieux en même temps et on impose des conditions d’entrée, comme la vaccination). Il serait donc de plus en plus facile de faire passer les mesures sanitaires comme proportionnées, ce qui pourrait entraîner leur radicalisation et leur pérennisation ou leur retour saisonnier. Ce qui favoriserait, en retour, la marche accélérée vers la numérisation de la vie sociale et culturelle, et les activités sociales et culturelles se déroulant dans le monde physique deviendraient de plus en plus difficiles d’accès et affectées par la rareté créée par les mesures dites sanitaires.

En raison d’un possible projet politique instrumentalisant des tendances sanitaires, technologiques et économiques convergentes, nous pourrions nous retrouver de plus en plus prisonniers de nos domiciles privés, ce qui poserait de moins en moins problème puisque nous pourrions et devrions nous évader dans un monde numérique où se déroulerait la majorité de nos relations sociales, de nos activités culturelles et de nos divertissements, en plus de notre activité professionnelle.

Ce monde virtuel ne pouvant évidemment pas apparaître de lui-même et exigeant de grands moyens financiers et technologiques, il importe de nous demander qui le concevra et qui le contrôlera. Il est à craindre que les géants des technologies numériques se portent volontaires.

Voici une vidéo sur le Metaverse, une extension numérique du monde physique ou un substitut au monde physique que Meta (anciennement Facebook) se propose de développer. Non contente de collecter des données sur nous, de surveiller notre activité sur internet et de dicter ce qui est vrai et ce qui est moral, cette compagnie veut dorénavant prendre en charge le monde virtuel dans lequel nous évoluerons et dans lequel nos relations sociales se dérouleront. Ça promet !

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