Horizons de politiques Canada – L’avenir de la valeur (4)

Je continue l’analyse du rapport publié par le think tank fédéral Horizons de politiques Canada que j’ai commencée dans les billets du 29 octobre, du 1er novembre et du 6 novembre 2021. Nous nous intéresserons maintenant à la cinquième activité humaine de base, question de voir comment, selon les auteurs du rapport, les nouvelles activités pourraient affecter la rareté quant à la production de connaissances, et provoquer des changements de valeur, comprise au sens économique. Ce qu’on dit ici est très important pour nous, car je suppose que plusieurs de mes lecteurs entrent dans la grande catégorie des « producteurs » et des « consommateurs » de connaissances. Il n’est déjà pas sans danger qu’on considère nos activités intellectuelles et artistiques d’un point de vue économique assez borné. Gardons donc l’œil ouvert et voyons à quelles transformations on voudrait soumettre ce que nous faisons, sous prétexte de progrès technologique.

La définition est très vague et en même temps elle est restrictive et même simplificatrice. Comme je l’ai déjà dit dans mon analyse de l’activité 4, le fait de séparer en deux activités distinctes l’acquisition d’informations et la production de connaissances pose problème, surtout si les informations sont acquises par des personnes autres que celles qui les utiliseront par la suite pour produire des connaissances, ou automatiquement par des appareils dits intelligents Les informations auraient été collectées préalablement, et la connaissance devrait être produite dans un deuxième temps à partir de ces informations. Cela exclut que la connaissance puisse être produite par l’activité d’acquisition d’informations, et que l’acquisition de certaines informations (ou l’idée même d’essayer de les acquérir) dépendent de la production de connaissances par la recherche d’informations. C’est comme si les informations étaient simplement des choses statiques et fixes, qu’on pourrait cueillir comme on cueille des pommes de terre dans un champ ou des champignons dans une forêt. Tout au plus admet-on qu’il faut une certaine expertise pour trouver et identifier les informations pertinentes, complètes, vraies et utiles. Mais les informations sont là : elles existent d’elles-mêmes, elles sont données. La production de connaissances par excellence, ce serait l’analyse des données collectées. Je ne veux pas dénigrer l’analyse des données : c’est une activité qui demande de grandes compétences intellectuelles pour être bien faite, et qui peut même permettre de repérer des données fausses ou falsifiées, ce qui montre que la connaissance n’est pas simplement produite à partir des données disponibles, sauf si on est prêt à entendre que c’est produire une connaissance à partir des données disponibles que de montrer que ces dernières sont fausses ou ont été falsifiées. Mais ce sur quoi je veux insister ici, c’est qu’il y a d’autres manières de produire ou de créer des connaissances que d’analyser les données disponibles. Le penseur dont l’activité intellectuelle est intégrée aux milieux sociaux dont il fait partie ou qu’il fréquente analyse en observant et observe en analysant. Quand il s’agit de comprendre pourquoi les êtres humains pensent et agissent de telle manière, ce qui implique une compréhension de leurs sentiments, de leurs valeurs et de leurs préjugés, il n’est pas simplement question d’accumuler des données et de les analyser ensuite. Il s’agit de comprendre et même de sentir comment ils pensent, en les observant et même en expérimentant (les mettre dans différentes situations pour voir comme ils réagissent, par exemple en leur disant certaines choses de différentes manières). Si l’analyse peut certainement se poursuivre après ces observations, on gagne à ce qu’elle commence avec les observations, ce qui enrichit ces dernières et les rend plus propices à la poursuite de l’analyse. Et pour que les connaissances sur la psychologie de certains groupes humains soient aussi des connaissances pour les personnes qui lisent ces penseurs, il est utile de reproduire par des descriptions et des récits les observations faites, en y joignant des analyses, afin que ces lecteurs puissent comprendre et pas seulement ingérer des connaissances qu’ils ne comprennent pas et qui ne sont pas des connaissances pour elles, afin que les lecteurs soient formés pour poursuivre par eux-mêmes ces observations et ces analyses et créer ainsi de nouvelles connaissances portant sur les milieux sociaux auxquels ils appartiennent ou qu’ils fréquentent, tout en disposant des outils intellectuels pour les corriger et les améliorer.

Je dis tout ça parce que je crains qu’en réduisant la production de connaissances à l’analyse des données disponibles, on appauvrisse la connaissance, certaines pratiques intellectuelles étant simplement mises à l’écart, certaines disciplines intellectuelles étant appauvries ou mutilées. Enfin, je crains aussi qu’en optant pour une sorte de division rigide du travail intellectuel, que les « producteurs » de connaissances errent souvent en raison des données qui leur sont fournies par d’autres et qui sont fausses, ou à tout le moins incomplètes, déformées et présentées sans leur contexte ; si bien que ces « producteurs » de connaissances induisent en erreur les « consommateurs » des connaissances qu’ils produisent, sans développer chez eux les capacités intellectuelles nécessaires pour se dégager de l’erreur à partir de l’observation et de l’analyse de ce qu’ils voient autour d’eux et en eux.

Ceci dit, je m’étonne de trouver parmi les exemples donnés la composition musicale. Si cet art produit certaines connaissances, ce ne sont assurément pas des connaissances produites en utilisant des informations. Nous pouvons même nous demander si la recherche scientifique et l’ingénierie peuvent être réduites à cette définition, même s’il est certain que l’analyse des données collectées grâce à des instruments y joue un rôle important. Mais je ne m’aventure pas ici dans cette direction, d’autant plus que j’ai une idée assez vague de la recherche scientifique et de la pratique de l’ingénierie. Il me suffit d’avoir montré que cette définition s’applique assez mal à certaines pratiques intellectuelles en vigueur dans les sciences humaines et en philosophie, et qu’elle peut donc constituer une menace pour elles. Ce qui devrait être assez pour nous inquiéter, pour autant que nous tenions à nos disciplines intellectuelles et artistiques respectives et à la culture dans laquelle elles s’intègrent.

Voyons maintenant ce qu’il en est des raretés typiques de la production de connaissances selon les auteurs du rapport.

Il est étrange qu’on parle seulement ici de la rareté absolue. Parmi les autres activités, douze seraient sujettes aux quatre types de rareté (rareté spatiale, rareté temporelle, rareté absolue et rareté artificielle) et une seule (l’activité 9, c’est-à-dire l’extraction de ressources et de matériaux non vivants) serait sujette à trois types de rareté (rareté spatiale, rareté absolue et rareté artificielle). Voilà qui me semble rendre compte assez mal de plusieurs activités intellectuelles et artistiques. La discussion de vive voix, qui joue ou devrait jouer un rôle important dans les séminaires universitaires de deuxième et de troisième cycles, est très propice à la production de connaissances en sociologie, en anthropologie, en philosophie, en histoire et en littérature, par exemple. Il en va de même dans les groupes de recherche, si leur raison d’exister n’est pas la division du travail de recherche, mais plutôt la confrontation d’idées concurrentes, dans le but de les mettre à l’épreuve et de favoriser leur développement par la critique. S’il est vrai que l’analyse de certaines informations ou données joue un rôle dans ces disciplines, différentes analyses de ces données sont possibles, d’où l’importance de la discussion et de la confrontation. Et pour que la discussion et la confrontation des idées, sous leur forme habituelle ou traditionnelle puissent avoir lieu, les participants doivent se trouver au même endroit au même moment. Donc il y a rareté spatiale et rareté temporelle. Et tout le monde n’est pas habilité à participer aux séances d’un séminaire universitaire ou aux rencontres d’un groupe de recherche, les diplômes pouvant être des conditions d’admission ou de participation. Donc il y a aussi rareté artificielle.

C’est d’une telle évidence qu’on peut se demander pourquoi les auteurs du rapport n’en parlent pas.

Peut-être n’entendent-ils rien à certaines formes de production de connaissances, faute d’en avoir fait l’expérience, faute d’avoir les aptitudes intellectuelles nécessaires et d’avoir fait les études et les recherches nécessaires. C’est une chose que d’essayer d’inscrire sa pratique intellectuelle dans une certaine tradition sociologique, anthropologique, philosophique ou littéraire qui est vivante pour nous, et c’en est un autre de s’auto-proclamer « experts en prospective ».

Peut-être préparent-ils par ces omissions la prise en charge d’une grande partie de la production de connaissances par l’intelligence artificielle, dont le fort n’est assurément pas la discussion critique, mais qui peut exceller et dépasser l’être humain dans certaines formes d’analyses de données, sans nécessairement avoir besoin d’espaces physiques appropriés et d’équipement spécialisé.

Le premier point de forme montre encore une fois que la production de connaissances tend à être réduite à l’analyse d’un grand volume de données, ce à quoi peut effectivement exceller l’intelligence artificielle (si elle a été programmée intelligemment). On tente de tout ramener à cette analyse et à ses produits. On peut se demander ce que les interprétations sportives en direct ont à voir avec la connaissance. Quant aux articles de presse, il se pourrait que l’intelligence artificielle surpasse les journalistes, pour la plupart décérébrés et incapables d’analyse critique, et se contentant simplement de régurgiter bêtement ce qu’il est convenu de considérer comme vrai et indubitable, sans bonnes raisons, et parfois même avec des justifications absurdes. Mais il est à craindre que si ceux qui programment une intelligence artificielle chargée de produire des articles de presse s’accommodent bien, par bêtise ou malveillance, du journalisme actuel, on en vienne à produire de super-journalistes artificiels capables de nous submerger d’articles de presse répétant toujours la même chose et se justifiant les uns les autres, sans qu’il n’y ait moyen d’en sortir. Nous avons déjà trop de tels articles de presse, et nous – qui sommes des intellectuels pas encore complètement ramollis – peinons déjà à en faire la critique et à en atténuer les effets. L’augmentation du nombre de productions journalistiques, sous prétexte de surmonter une certaine rareté dans la production des connaissances, aggraverait la situation. Enfin, en ce qui a trait au jeu de Go, ce serait assurément ne plus jouer que de se faire assister d’une intelligence artificielle, ou d’assister à des parties qui opposent des intelligences artificielles les unes aux autres ou à des adversaires humains. Ce serait assurément dénaturer l’esprit du jeu, qui ne se réduit pas à la capacité à trouver le meilleur coup qui fait gagner la partie. Le maître de Go de Kawabata se retournerait quatre fois dans sa tombe s’il assistait ou participait à une telle partie.

Le recours aux simulations numériques, dans le deuxième point de forme, afin de surmonter la rareté de certains lieux et équipements, comme des laboratoires et des instruments scientifiques très coûteux, peut être pertinente si, effectivement, les principes de ce qu’il faut simuler sont suffisamment bien connus et éprouver par des expériences (dans les autres cas, la simulation est fondée sur des hypothèses souvent arbitraires et risque de nous faire errer). Mais même dans ce cas, il est possible de se tromper, souvent en partie, parfois du tout au tout. Le fait de s’en remettre à des telles simulations, à moins qu’elles ne produisent des résultats aberrants, pourrait priver les chercheurs de l’occasion de corriger ces erreurs. C’est pourquoi les résultats des simulations devraient toujours pouvoir être éprouvés dans des laboratoires, à partir des choses elles-mêmes et pas simplement à l’aide de simulations qui supposent ce qu’il faudrait justement mettre à l’épreuve. Cela est d’autant plus important si certains scientifiques – pour l’avancement de leur carrière, ou pour servir les intérêts économiques et politiques de ceux qui les rémunèrent – parviennent à imposer des simulations qui prétendent se substituer à la réalité et qui sont conçues pour montrer ce qu’elles sont censées montrer, par exemple dans le cas de la modélisation des pandémies assistée par ordinateur. En pareille situation, la simulation numérique, loin d’être productrice de connaissances, devient productrice et propagatrice d’erreurs et d’illusions. On pourrait alors être entraîné dans un véritable décollage de la réalité, dans un véritable délire numérique, jusque dans les sphères les plus délirantes de la modélisation mathématique, qui devient autoréférentielle.

Je me demande ce que les simulations numériques dans le domaine des sciences peut avoir de commun avec la création de musique et de films sur ordinateur, à part le fait qu’on n’a plus besoin d’instruments de musique, de studios d’enregistrement, d’acteurs et de décors. Ces simulations diffèrent du tout au tout et il faudrait autant que possible ne pas les classer dans une même catégorie et les désigner par des termes différents. Ce regroupement est peut-être révélateur de l’idée que les rédacteurs du rapport se font de la connaissance scientifique. Il se pourrait (implicitement ou explicitement) que les simulations scientifiques s’apparentent dans leur esprit à la musique et au cinéma produits par ordinateur, qui se substituent à la musique et au cinéma produits dans la réalité matérielle. Elles pourraient alors devenir plus facilement des sortes de fantaisies scientifiques ou de science-fiction, avec des effets spéciaux qui pourraient s’apparenter aux effets sonores utilisés pour produire la musique générée par ordinateur, et aux effets visuels utilisés pour produire les films générés par imagerie numérique. Comme la production de musique et de films par ordinateur n’a pas entraîné une renaissance musicale et informatique, bien au contraire, il est à craindre que les simulations numériques en science, si on considère qu’elles constituent un progrès sans réfléchir avec rigueur à ce qu’on peut en faire, favorisent plutôt une dégénérescence de la science. Au fond, une certaine rareté ne serait pas nécessairement mauvaise pour ces choses et on aurait alors tort de considérer comme un bien le fait de la surmonter, coûte que coûte.

En ce qui concerne le troisième point de forme, je n’ai rien contre l’idée de la téléprésence, dans la mesure où elle pourrait être utilisée pour que des personnes qui ne pourraient que difficilement se rencontrer en personne puissent se rencontrer virtuellement, presque comme si elles étaient présentes de corps. Mais il ne faudrait pas que la téléprésence devienne un prétexte pour éliminer les lieux de production du savoir et les milieux intellectuels qu’ils abritent, ou pour empêcher ou entraver les voyages à l’étranger pour que se rencontrent en personne les producteurs de connaissances et pour qu’ils puissent entrer en contact avec d’autres milieux intellectuels que ceux auxquels ils sont habitués. Cet aspect humain joue un rôle important dans la production de nouvelles connaissances, en science ou dans d’autres domaines. Une telle destruction des milieux de recherche entraînerait vraisemblablement un appauvrissement des pratiques intellectuelles et, dans certains cas, leur disparition.

Venons-en aux changements de valeur potentiels.

Comme pour d’autres activités, la valeur se déplace des êtres humains vers l’intelligence artificielle et les infrastructures informatiques. Même les scientifiques et les programmeurs n’y échappent pas. Après un certain temps, on peut même se demander si, pour les rédacteurs du rapport et pour ceux qu’ils pourraient influencer, il serait pertinent de continuer à former des scientifiques et des programmeurs dignes de ce nom. L’intelligence artificielle et ses opérateurs peu qualifiés vaqueraient à la « science ».

Mais demandons-nous pour qui cette nouvelle « science » serait faite de connaissances scientifiques, c’est-à-dire produite par une démarche scientifique à laquelle on a participé et qu’on peut comprendre ? Existerait-il vraiment une science si, aux chercheurs en physique, en chimie ou en biologie, se substituaient en grande partie des opérateurs peu qualifiés pour lesquels les principes selon lesquels l’intelligence artificielle fonctionne seraient opaques ? La « science » ne serait-elle pas alors contrôlée par ceux qui décideraient comment on programme l’intelligence artificielle, quelles données elles doivent être capables d’analyser, quelle importance relative elles doivent accorder à ces données, et surtout les raisons pour lesquelles ces analyses doivent avoir lieu, ce que l’intelligence artificielle ne saurait déterminer elle-même ? Ne serait-ce pas une excellente manière d’enchaîner la science et même de la détruire, vraisemblablement pour lui faire servir d’autres fins que la recherche de la vérité et l’accroissement de notre bonheur ?

Voilà des questions que les auteurs du rapport ne posent pas et qui sont pourtant très importantes pour que nous comprenions bien le monde dont ils rêvent et le projet social et politique sous-jacent aux transformations technologiques et économiques dont ils se font les promoteurs auprès de nos décideurs. Malgré tout, il est clair que la « science » ainsi conçue est plus apte à nous maintenir dans l’ignorance et la servitude, qu’à accroître nos connaissances et notre liberté.

Pour ce qui est des pratiques intellectuelles non scientifiques, il est à craindre qu’elles soient, dans ce monde à venir, reléguées aux oubliettes, ou du moins laissées à l’abandon, en raison du grand mouvement de valorisation de l’intelligence artificielle et de ses opérateurs, au détriment des penseurs humains. À moins qu’on n’essaie aussi d’avoir recours à l’intelligence artificielle dans le domaine des sciences humaines, grâce des simulations numériques devant permettre d’anticiper les effets qu’ont sur nous les décisions prises par les autorités politiques et sanitaires, à partir de toutes les données accumulées à notre sujet, afin de nous gouverner plus efficacement.

La méfiance est donc de mise.

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