Horizons de politiques Canada – L’avenir de la valeur (3)

Je poursuis l’analyse du rapport L’avenir de la valeur du think tank Horizons de politiques Canada, lequel est financé par le gouvernement fédéral. Dans le billet du 29 octobre 2021 je me suis intéressé au cadre de pensée de cet organisme, et dans le billet du 1er novembre 2021 je me suis intéressé au concept de rareté tel que compris par cet organisme et aux changements de valeur que produiraient les nouvelles technologies, en ce qui concerne les « services physiques aux êtres vivants » (activité 1), mais qui en fait semblent s’expliquer par un désir maladif de contrôler et de réduire les contacts et les déplacements. Ici j’analyserai les changements de valeurs qui concernent l’activité 4, c’est-à-dire l’acquisition d’informations.


S’il est certainement possible de collecter des informations sans les analyser, s’il est vrai qu’il est parfois préférable d’attendre que les données aient été collectées avant de les analyser afin de ne pas orienter cette collecte en fonction de présupposés (par exemple en pharmacovigilance, qui exige que la collecte des données sur tous les événements indésirables suivant l’injection des vaccins, sans analyse visant à établir s’ils sont causés par les vaccins ou non, cette analyse devant être faite globalement, en comparant le groupe vacciné à un groupe témoin ou à ce qui peut approximativement en tenir lieu), il arrive aussi que la collecte de données gagne à se combiner avec une analyse des données en temps réel, ce qui n’exclut pas que cette analyse puisse se poursuivre après la collecte des données. C’est ce qui se produit notamment dans l’observation participante (je parle ici à partir de l’expérience que j’en ai en tant que chercheur et non à partir de textes où l’on fait la théorie de cette forme d’observation), où l’observateur devient un acteur des phénomènes sociaux qu’il observe et analyse, au lieu d’essayer d’établir une coupure entre lui et son objet d’étude pour collecter des données de manière objective et scientifique. Si l’observateur fait preuve de jugement et est capable d’autocritique, il peut saisir des occasions que le chercheur à tendance plus scientifique ne percevra pas ou percevra trop tard (à la phase de l’analyse qui suit la collecte des données), afin de collecter de nouvelles données qui seront l’occasion d’une nouvelle analyse susceptible de déboucher sur de nouvelles occasions à saisir.

Il est vrai que les auteurs du rapport n’excluent pas des agencements entre différentes activités :

« Une seule activité humaine de base peut constituer une entreprise simple. Divers agencements d’activités peuvent former des entreprises plus complexes. Ces entreprises créent de la valeur en s’attaquant aux raretés associées aux activités humaines de base qui les composent. » (p. 17)

Mais en raison de la définition de l’acquisition d’informations, elle peut seulement s’agencer avec l’activité 5 (production de connaissances à partir des informations) si ces deux activités n’ont pas lieu en même temps.

Les exemples montrent qu’on regroupe des choses très différentes sous l’appellation générale « acquisition d’informations ». Ce n’est pas la même chose d’offrir des services d’inspection, de réaliser un examen médical et de collecter des données brutes. Il est très différent d’inspecter les piliers d’un pont et d’inspecter la composition d’un produit pharmaceutique, par exemple un vaccin de Pfizer ; tout comme il est très différent d’avoir recours à l’imagerie par résonance magnétique pour détecter un anévrisme et de faire passer un examen complet de la vue pour déterminer les causes plausibles d’une dégradation soudaine de la vision, en fonction des habitudes de vie, des conditions sous-jacentes et des antécédents familiaux ; tout comme il est très différent de collecter des données brutes dans le domaine de la météorologie et dans le domaine de l’anthropologie. Dans le cas de l’inspection des piliers d’un pont, l’acquisition d’informations n’exige pas des analyses, lesquelles peuvent être faites dans un deuxième temps. Dans les autres cas, la collecte d’informations exige une activité d’analyse. L’inspecteur chargé de contrôler la qualité des lots du vaccin de Pfizer passerait certainement à côté de beaucoup de choses s’il réalisait mécaniquement une série de tests convenus, en suivant machinalement une procédure, au lieu de faire preuve d’esprit d’analyse pour élaborer des tests et les mettre en application pour tenir compte des effets indésirables qui lui sont signalés par la pharmacovigilance et par les témoignages des vaccinés. L’optométriste qui ne serait pas capable, par son esprit d’analyse, de poser des questions pertinentes pour se représenter exactement la nature des problèmes de vision d’un patient qui n’est pas simplement myope, presbyte ou astigmate, se retrouverait souvent à lui faire passer inutilement des tests, à errer dans son diagnostic et dans les correctifs proposés, et à référer inutilement son client à d’autres médecins-spécialistes. L’anthropologue qui voudrait collecter des données sur les mécanismes et les effets de la corruption systémique de la tribu des médecins et qui ne ferait pas preuve d’esprit d’analyse dans ses études de terrain ne verrait probablement pas grand-chose d’intéressant, et se ferait peut-être même mener en bateau par les médecins qu’il observerait et interrogerait, si bien qu’on peut se demander s’il est possible de trouver des données brutes, sans analyse, pour un tel objet.

On objectera peut-être que ces exemples n’entrent pas dans la définition de l’acquisition d’informations telle que la comprennent les auteurs du rapport. Je parlerais donc simplement d’autre chose. Je réponds : oui et non. Oui, parce qu’il est vrai que la définition de cette activité ne s’applique pas aux contre-exemples que j’ai donnés. Non, parce qu’il s’agit bien d’acquisition d’informations (mais pas seulement) dans ces contre-exemples. Ou s’il s’agit d’autre chose, il faudrait reconnaître que c’est une activité humaine de base, laquelle ne saurait être assimilée à la production de connaissances (l’activité 5, qui consiste à créer des connaissances à partir d’informations déjà disponibles et qu’il ne s’agit pas de collecter) et n’apparaît pas dans la liste des activités humaines de base fournie dans ce rapport.

Nous pouvons nous demander ce qui motive la simplification de l’acquisition d’informations. Je soupçonne que cette simplification facilite la prise en charge de cette activité humaine par des appareils technologiques, ce qui serait plus difficile si on la définissait autrement, pour ne pas en exclure l’analyse ou la reporter à une phase ultérieure d’un processus. Ce qui nous amène au problème de la rareté qu’il s’agirait d’éliminer ou d’atténuer grâce aux nouvelles technologies.

Il y a effectivement une certaine rareté de l’acquisition des informations, pour les activités auxquelles la définition s’applique assez bien, et surtout les activités auxquelles elles s’appliquent moins bien en raison de la part d’analyse qu’elles impliquent. Car il est encore plus important que la personne se déplace et se trouve sur place, pas seulement pour collecter des informations, mais aussi pour les analyser au fur et à mesure afin de mieux les collecter.

Voyons comment les nouvelles technologies pourraient être utilisées pour surmonter la rareté qui concernent l’acquisition d’informations telle que définie dans ce rapport.

Pour ce qui est du premier point de forme, de tels appareils « intelligents », connectés et toujours opérationnels collectent et transmettent des informations de manière continue. Je n’ai pas d’objections à ce que de tels appareils soient utilisés, par exemple, pour transmettre des informations sur la capacité portante de ponts et signaler une éventuelle diminution, dans la mesure où ces objets ne collecteraient pas d’autres informations, notamment sur les déplacements des personnes qui utilisent ces ponts, grâce aux signaux des GPS des voitures et des téléphones mobiles qui se trouvent à proximité. On peut même concevoir des usages où ce sont les personnes qui sont l’objet de cette collecte d’informations, nos gouvernements, les services de renseignement, les forces policières et les géants des technologies de l’information étant tous friands d’informations sur nous.

Pour ce qui est des dispositifs de réalité augmentée équipés de caméras, je ne sais pas exactement à quoi on pense. Mais je me dis que des policiers pourraient utiliser de tels dispositifs dans un but de surveillance de la population, par exemple grâce à la reconnaissance faciale. D’après ce que j’ai entendu dire, cela se fait déjà régulièrement dans certaines villes américaines, peut-être aussi au Canada, à notre insu.

Ces remarques s’appliquent aussi aux robots et aux drones autonomes ou télécommandés, qui peuvent transmettre des informations sur leur environnement, lequel peut être les villes dans lesquelles nous vivons, voire nos maisons et nos appartements, si les caméras et les capteurs dont ils sont dotés sont suffisamment sophistiqués.

Il y a beaucoup de questions à poser quant à l’utilisation des nouvelles technologies pour surmonter la rareté en matière d’acquisition d’informations. Sur quoi et sur qui portent ces informations ? Dans quels buts les collecte-t-on ? Qui utilise ces informations ? Qui contrôle les dispositifs qui servent à collecter ces informations ?

La collecte d’informations, surtout quand elle porte sur nous, quand elle échappe à notre contrôle et quand elle sert les intérêts de ceux qui nous gouvernent ouvertement ou en restant dans l’ombre, n’est pas une simple activité économique, comme on s’efforce d’en donner l’impression, en parlant de changement de valeur. Ces dispositifs peuvent devenir et sont déjà dans une certaine mesure des instruments de surveillance et de contrôle social, qui peuvent servir un projet social et politique qui n’aurait certainement pas pour but de nous rendre plus heureux et plus libres, ou même de nous permettre de vivre en sécurité, ceux qui nous surveillent et qui contrôlent ce que nous faisons pouvant très bien constituer une menace pour notre sécurité.

Par conséquent, la rareté des informations n’est pas forcément une mauvaise chose. Ces dispositifs pouvant servir, ouvertement ou en cachette, à nous surveiller et à exercer un contrôle social, il est préférable d’accepter une certaine rareté de l’information, qui est la meilleure garantie de notre liberté. Si on se donnait plutôt pour projet d’accroître notre liberté, on pourrait plutôt élaborer des dispositifs de brouillage qui rendraient non opérationnels les dispositifs d’acquisition d’informations.

Pour revenir sur la question des activités de collecte d’informations qui ne correspondent pas à la définition qu’on en donne ici parce qu’elles comportent une part intrinsèque d’analyse et de jugement, il est à craindre qu’elles n’aient plus leur place dans un monde où la collecte d’informations est comprise dans un sens étroit et peut être réalisée grâce à de nouvelles technologies. C’est donc les pratiques intellectuelles qui reposent sur l’observation qui sont alors menacées de disparition. Tout au plus pourraient-elles survivre comme des activités intellectuelles coupées de l’observation directe, reposant sur des informations qu’on ne peut pas éprouver ou se perdant dans des abstractions déconnectées de la réalité.

Quant aux changements de valeur, rien de nouveau.

La valeur passe des êtres humains aux dispositifs de collecte de données et des infrastructures de transport aux infrastructures numériques. Même les experts ne seraient pas à l’abri de cette tendance.

Compte tenu de l’insistance avec laquelle on décrit des tendances en raison desquelles nous, les êtres humains, perdons de la valeur, et la perte de valeur de ce qui rend le transport possible au profit de ce qui est numérique, nous pouvons nous dire que, dans le projet social et politique sous-jacent à ces changements de valeur, on laissera le réseau de transport se dégrader, en conservant tout au plus ce qu’il faut pour rendre possible le transport automatisé de marchandises. Finis les voyages aux quatre coins du pays, de la province et, dans une certaine mesure, peut-être même de la ville. Car ce n’est assurément pas pour nous, qui perdons de la valeur, qu’on entretiendra et renouvellera à grands frais le réseau routier de notre vaste pays, surtout si la limitation de nos mouvements qui en résulterait pouvait faciliter la surveillance et le contrôle social.

Comme prix de consolation, ou pour rendre la perte de notre liberté de déplacement acceptable ou supportable, on pourrait nous donner la possibilité de « voyager » grâce à la réalité virtuelle.

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