Horizons de politiques Canada – L’avenir de la valeur (1)

J’analyserai ici un document publié par Horizons de Politiques Canada, ce drôle d’organisme de prospective (de futurologie, si on préfère) financé par le gouvernement du Canada, dont j’ai déjà parlé dans un billet publié il y a quelques mois, et qui est particulièrement actif depuis l’arrivée du virus. On a même l’impression que les « experts » en prospective (fait-il plus sens de parler d’une expertise en prospective que d’une expertise en rétrospective ?) profitent de la crise actuelle pour faire faire du chemin à certaines de leurs idées sur l’avenir de notre société.

Il est vrai que ce rapport, intitulé L’avenir de la valeur et publié en août 2021, n’exprime pas une position officielle du gouvernement fédéral, comme le dit l’avertissement qui se trouve au tout début :

« Horizons de politiques Canada (Horizons de politiques) est une organisation de prospective stratégique au sein du gouvernement du Canada, dont le mandat est d’aider le gouvernement à développer des politiques et des programmes fiables et résilients face aux changements envisageables à l’avenir. Le contenu de ce document ne représente pas nécessairement les idées du gouvernement du Canada ni des ministères ou des organismes participants. »

Mais il est raisonnable de penser que les rapports publiés par cet organisme ne sont pas éloignés de ce que pense le gouvernement, ou du moins qu’ils n’entrent pas en contradiction avec ce qu’il pense. Sinon il arrêterait de le financer, il mettrait au pas les « experts » et il remplacerait les personnes qui y occupent des postes de direction. C’est ce qui se produirait probablement si des chercheurs faisaient des travaux visant à montrer que les partis politiques sont des structures politiques archaïques vouées à disparaître, ce qui ne serait pas une grande perte à leurs yeux, puisqu’ils seraient par leur nature même corrompus, serviraient à gouverner les citoyens en leur donnant l’impression trompeuse d’être représentés à la Chambre de Communes, et devraient céder bientôt la place à des représentants indépendants. C’est vraisemblablement pourquoi les « experts » en prospective évitent de proposer des transformations des institutions politiques à contre-courant et, loin de regarder vers l’avenir, regardent plutôt de quel côté souffle actuellement le vent, pour ensuite suivre le courant et tenter de le renforcer en s’imaginant être des pionniers.


Comme nous pourrons le remarquer tout au long de l’analyse de ce rapport, Horizons de Politiques Canada laisse entendre que les progrès technologiques provoquent des transformations économiques auxquelles nous devrions nous adapter. L’avant-propos s’ouvre sur cette note :

« En nous appuyant sur nos travaux précédents, La prochaine économie numérique, L’avenir du travail, et Explorer la convergence bionumérique, ce document examine comment plusieurs technologies arrivant à maturité entraînent des changements dans l’économie. Il illustre comment ces changements pourraient provoquer un transfert de valeur en modifiant les activités commerciales. » (p. 9)

S’il est bien vrai que les nouvelles technologies peuvent avoir des effets importants sur l’économie, et aussi sur notre société et sur nos manières de vivre, ces changements ne sont pas simplement causés par ces nouvelles technologies. Une même technologie peut être utilisée de plusieurs manières différentes pour atteindre des buts tout à fait différents. On obtient aussi des résultats très différents selon qui contrôle ces nouvelles technologies et peut les utiliser pour ses propres fins. Il est donc très simpliste et même trompeur d’affirmer que les nouvelles technologies entraînent à elles seules des changements dans l’économie et, ce faisant, dans toute la société. L’importance accordée à certaines de ces technologies plutôt qu’à d’autres, le fait de développer certaines technologies et d’en négliger d’autres, la manière dont on les utilise et les rend disponibles et les fins visées peuvent être déterminées par des projets économiques et politiques. Et c’est ce qui façonne les nouvelles technologies et les effets qu’elles produisent sur l’économie, la société et nos modes de vie. Elles sont des moyens et des instruments. Elles constituent des opportunités de faire telle chose ou telle autre. Et le fait de représenter les progrès technologiques comme quelque chose d’autonome, qui se produirait à l’écart des projets et des orientations économiques et politiques qui leur donnent pourtant forme et qui les rendent possibles, a pour effet d’occulter ces projets et ces orientations et de présenter de manière trompeuse ces progrès comme une sorte de mouvement inéluctable auquel les acteurs de l’économie et les gouvernements devraient s’adapter, ou qu’ils devraient tout au plus chercher à moduler. Autrement dit, ce peut être une manière de présenter des transformations économiques, sociales et politiques comme des effets des innovations technologiques ou comme des adaptations à ces innovations, alors que ces innovations peuvent en fait être des moyens grâce auxquels on obtient ces transformations économiques et sociales.

Le fait de parler d’un simple « transfert de valeur modifiant les activités commerciales » tend à dissimuler l’ampleur de ces transformations, qui ne portent pas seulement sur les activités commerciales et sur l’économie, mais aussi sur l’ensemble de la société et sur la vie des individus, qui ne sont pas seulement des travailleurs et des consommateurs, à moins que ces transformations tendent justement à les réduire de plus en plus à ces deux fonctions économiques. Pourtant, les rédacteurs de ce rapport insistent sur l’importance des changements qu’ils tendent à minimiser par leur manière de les présenter :

« Depuis toujours, l’humanité a cherché à contourner ou éliminer les diverses formes de rareté, notamment par la technologie, mais la rapidité et l’ampleur du changement en cours pourraient être sans précédent. Les nouvelles technologies réduisent, voire éliminent, certaines raretés déterminantes comme le travail humain, les matériaux et les connaissances, qui affectaient jusqu’à présent la valeur sur les marchés pour les entreprises. » (p. 9)

Il y a beaucoup à dire sur ces quelques lignes.

Il est d’abord étrange de faire de l’humanité une sorte de sujet qui aurait cherché à contourner ou à éliminer des formes de rareté. Cette affirmation est trop générale et trop abstraite. Ce sont toujours des êtres humains ou des groupes d’êtres humains qui agissent. Et ces êtres humains ont des buts différents et usent de moyens différents pour essayer de les atteindre. Certains d’entre eux cherchent à contourner et à éliminer certaines formes de rareté, mais d’autres cherchent à accroître ou à générer la rareté. C’est ce qui se produisait quand, à l’époque féodale, le seigneur imposait aux habitants de sa seigneurie l’obligation d’utiliser le moulin banal pour moudre le blé et prélevait une taxe en échange. C’est ce qui se produit quand l’industrie pharmaceutique – grâce à la collusion et à la corruption et à de vastes campagnes publicitaires – impose l’usage de nouveaux médicaments sous brevet et coûteux, alors que des médicaments génériques sont plus efficaces et plus sécuritaires. Il se peut même qu’un groupe de personnes cherche à éliminer la rareté de quelque chose (la rareté étant relative et dépendante de la demande) pour accroître la rareté de quelque chose d’autre (par une augmentation de la demande). C’est ce qui peut se produire quand les machines ou les robots sont capables d’accomplir les mêmes tâches que les êtres humains à des coûts moindres et de les remplacer : la demande pour le travail des employés décroît, de même que sa rareté et sa valeur, alors que la demande pour les machines ou les robots s’accroît, de même que leur rareté et leur valeur, ce qui peut être amplifié par la propriété intellectuelle et le contrôle exclusif de ces moyens de production par les riches propriétaires d’entreprises, qui sont les seuls ou les principales personnes qui bénéficient de l’augmentation de la productivité et de l’automatisation du travail. Il est bizarre, alors qu’on parle justement d’un transfert dû à des changements de valeur, qu’on fasse une affirmation aussi générale sur l’humanité qui cherche à réduire la rareté, laquelle occulte une facette importante des transformations qu’il s’agirait justement de décrire, facette d’ailleurs rebutante pour beaucoup d’entre nous, et qui ne le serait pas si le travail des machines et des robots faisait partie de notre patrimoine collectif (après tout, ces inventions sont le fruit d’un long travail d’invention auquel une foule de personnes ont participé pendant des générations) et nous procurait des rentes ou des redevances. Cette simplification et cette omission ne sont peut-être pas dues au hasard.

Ensuite, il est à craindre qu’en expliquant les innovations technologiques par un désir de réduire certaines formes de rareté, on commette un anachronisme en transposant à d’autres époques et dans d’autres sociétés très différentes des sociétés occidentales actuelles une vision économique qui n’y existe pas ou qui y a beaucoup moins d’importance. On peut difficilement expliquer par un désir de surmonter la rareté l’invention d’une nouvelle arme dans une société guerrière. Par exemple l’invention ou la mise au point de la sarisse (une lance très longue) utilisée par les armées macédoniennes à l’époque de Philippe et d’Alexandre, qui a procuré un avantage militaire aux phalanges macédoniennes sur les troupes d’hoplites et la cavalerie persane, est sans doute davantage attribuable à un désir d’efficacité militaire et de conquête, qu’à un effort fait pour surmonter quelque rareté, par exemple la rareté des fantassins ou, indirectement, la rareté des terres et des richesses en Macédoine, même si cette innovation a assurément permis aux Macédoniens de conquérir de nouveaux territoires et de s’enrichir. En fait, loin de rassasier les conquérants, les nouvelles ressources mises à leur disposition sont devenues des moyens de pousser leur expédition militaire jusqu’aux confins du monde connu et ont été intégrées à cette grande dépense guerrière. Et je pourrais aussi montrer que l’invention de l’étrier a été vraisemblablement motivée par le désir d’aider les cavaliers à se mettre en selle et à y rester, et non de surmonter une rareté, par exemple une rareté des talents équestres, ce qui serait tordre les choses par un jeu de reformulation qui aurait tendance à ramener tout au même, à savoir le mode de pensée de l’industriel et du bourgeois qui s’est grandement imposé aujourd’hui. Il est d’ailleurs important de remarquer que, même aujourd’hui, la diminution ou l’élimination de la rareté n’est pas toujours la raison de l’émergence de nouvelles technologies. Les technologies utilisées pour mettre en place le réseau Tor ont pour but de permettre aux internautes de naviguer de manière anonyme, et non de réduire une quelconque rareté, par exemple la rareté de la vie privée sur internet, ce qui serait une formulation boiteuse.

Même si les principes à partir desquels on pense dans ce rapport sont économiques, et même simplistes d’un point de vue économique, les enjeux dont il s’agit ne sont pas seulement économiques :

« Guidés par notre mandat, nous espérons inspirer des réflexions et discussions au sujet de l’avenir de la valeur et des retombées potentielles sur les entreprises, les personnes, les établissements d’enseignement et les gouvernements. Nous espérons ainsi contribuer à l’élaboration de politiques et de programmes robustes face aux changements qui s’annoncent. » (p. 9)

Car ces retombées, quelles qu’elles soient, pourraient modifier la manière dont nous pouvons vivre, les finalités des établissements d’enseignement, les politiques adoptées par les gouvernements et même la manière dont s’exerce le pouvoir politique.


Dans l’introduction, on précise le sens qu’on donne à la valeur dans ce rapport :

« Les nouvelles technologies bouleversent la façon dont la valeur est créée et distribuée dans l’économie. Par valeur, nous entendons le montant d’argent reçu pour la vente d’un bien ou d’un service dans une économie de marché. Cette somme peut prendre la forme d’un prix, d’un salaire, d’un intérêt ou d’un loyer. Beaucoup d’autres choses qui ont une valeur pour l’humain sont échangées en dehors du marché, mais elles n’entrent pas dans le cadre de ce rapport. » (p. 13)

Ce qui revient à dire qu’on reconnaît l’existence de choses qui ont de la valeur, mais qui ne relèvent pas des échanges économiques – quoiqu’on se les représente malgré tout comme si elles étaient soumises à des échanges –, tout en décidant de ne pas tenir compte d’elles dans ce rapport. Ce drôle de choix aura vraisemblablement pour conséquence que les choses de valeur qui ne relèvent pas de l’économie, et dont la valeur n’est pas économique, ne seront pas prises en compte dans l’élaboration des politiques et des programmes auquel ce rapport devrait contribuer. Ces choses dont on dit pourtant reconnaître la valeur seront ignorées, seront traitées comme des choses sans valeur économique, ou seront traitées en fonction d’une valeur économique qu’elles pourraient avoir en plus de leur valeur prise dans un autre sens. Bref, elles feront les frais de ces politiques et de ces programmes.


Tout ça ne me dit rien qui vaille. L’avenir auquel s’efforce de nous préparer Horizons de politiques Canada n’est vraisemblablement pas un avenir où j’aimerais vivre. Je crois que c’est aussi le cas de plusieurs de mes lecteurs.

Maintenant que le cadre théorique (c’est beaucoup dire) de ces « experts » en prospective a été explicité, je procéderai dans un autre billet à l’analyse des projections quant à la manière dont la valeur pourrait changer pour les 14 activités humaines de base en raison de l’émergence des nouvelles technologies, le tout en fonction de 4 formes de rareté : la rareté spatiale ou géographique, la rareté temporelle, la rareté absolue et la rareté artificielle. Par la même occasion, j’examinerai ce que ces transformations impliquent au-delà de l’économie, c’est-à-dire quant à notre manière de vivre et de nous gouverner.

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