Historiette sur un avenir possible

Certains de mes lecteurs croient peut-être que je délire quand je soupçonne Horizons de Politiques Canada, ce think tank financé par le gouvernement fédéral, de faire la promotion d’un projet social et politique sous couvert d’adaptation économique aux changements produits par les nouvelles technologies. Mais les technologies n’existent pas par elles-mêmes et ne font que servir les fins que les personnes qui les conçoivent et les utilisent leur donnent. Même une intelligence artificielle qui, par ses capacités de calculs de nombreux paramètres et « d’apprentissage », surpasse l’intelligence humaine doit être programmée par des êtres humains.

Si ce projet social et politique se manifeste implicitement dans le rapport que j’ai commencé à analyser dans les billets du 29 octobre 2021 et du 1er novembre 2021, il apparaît plus clairement dans le rapport « Explorer la convergence bionumérique », publié le 11 février 2020, c’est-à-dire quelques semaines avant que les décisions autoritaires de nos gouvernements ne bouleversent notre manière de vivre.

Puisque je ne veux pas me lancer dans l’analyse d’un autre document d’une soixantaine de pages, je renvoie seulement mes lecteurs au billet du 17 juillet 2021, où je fais quelques brèves remarques sur l’avant-propos et où je me questionne sur les implications de ce qu’Horizons de Politiques Canada entend par convergence bionumérique.

Dans ce billet, je commenterai seulement une historiette provenant de ce même rapport, dont le but est de faire sentir l’esprit des transformations sociales et politiques dont on rêve ; et, peut-être sans succès, de le rendre séduisant aux lecteurs.

Voici la brève introduction de cette histoire intitulée «  Bonjour, le bionumérique » :

« De nombreux facteurs pourraient modeler les répercussions potentielles des technologies de convergence bionumérique sur les sociétés, les pays, les cultures, les environnements et les populations dans le monde entier. Les considérations qui suivent forment l’un des nombreux scénarios plausibles fondés sur des exemples d’innovations dans un futur monde bionumérique. »

Il serait faux de dire que la question de savoir si nous voulons de cette convergence bionumérique, individuellement et collectivement, est écartée du revers de la main. En fait, elle n’est même pas posée. Même si l’on se garde une marge de manœuvre en disant qu’il y a de nombreux facteurs susceptibles de modeler les répercussions des technologies de convergence numérique, il s’agit toujours de répercussions de ces technologies sur nous et le monde dans lequel nous vivons. Les technologies de convergence bionumérique existent et évoluent et il nous faudrait nous préparer à vivre dans cette nouvelle réalité. L’extension des répercussions de ces technologies – à peu près tout ce qui existe, y compris toute la population humaine – est ce qui vend la mèche : les technologies de convergence bionumérique ne sont pas les causes de ces transformations, mais sont des instruments servant à la réalisation de projets de transformation sociale et politique, et même de transformation de l’existence humaine.

À noter que je ne me scandalise pas du fait qu’on utilise les technologies – de convergence bionumérique ou de n’importe quelle autre sorte – pour modifier le monde dans lequel nous vivons et pour modifier les êtres humains, individuellement et collectivement. Ce qui me dérange, c’est qu’on le fasse sournoisement, en présentant comme des répercussions de ces technologies ce qui dépend en fait de projets sociaux et politiques explicites ou non, concertés ou non. Il n’y a rien de nouveau au fait de considérer les technologies comme des moyens de transformations sociales et politiques. Seulement, il faut toujours garder en tête que chaque technologie peuvent généralement servir à produire des transformations sociales et politiques très différentes, et que ces projets de transformation peuvent donner naissance à des usages de ces technologies qu’ils instrumentaliseront. L’écriture a pu aussi bien servir à diffuser créer et à diffuser une certaine culture chez les citoyens et même les esclaves dans certaines civilisations, alors qu’elle a servi à donner naissance, dans d’autres cultures, à des castes de prêtres ou de scribes gardant jalousement ce savoir grâce à une écriture complexe et indéchiffrable aux non-initiés. L’informatique, si elle n’était pas dominée par quelques grandes corporations, si le logiciel libre et la fabrication libre des ordinateurs avaient pu s’imposer, serait un ensemble de technologies à notre service et non au service des gouvernements, de ces compagnies et des « élites » économiques, qui profitent de leur mainmise sur ces technologies pour surveiller, réguler et contrôler de plus en plus ce que nous faisons, et pas seulement sur internet. La seule différence avec les technologies de convergence bionumérique, c’est la radicalité et l’étendue des changements qu’elles pourraient produire rapidement si on les utilisait dans le cadre d’un projet social et politique concerté, à l’échelle nationale et internationale. C’est pourquoi il importe encore plus de ne pas présenter les changements qu’impliquent ces projets comme de simples répercussions de ces technologies, ce qui rend difficile la discussion sur les principes et la fait porter seulement sur des ajustements et des nuances.

Mais venons-en à l’historiette elle-même et tentons de voir à quels projets sociaux et politiques ces technologies pourraient servir. Faisons comme si cette fiction était la réalité, quoiqu’en nous gardant la possibilité de faire des remarques sur l’abus qu’on pourrait faire de la fiction quand il est question, sournoisement, de projets sociaux et politiques.

« Dès mon réveil, je profite du soleil et des effluves salés de la mer Adriatique. Je n’habite pas près de la mer Méditerranée, mais mon intelligence artificielle, qui est aussi mon conseiller en santé, m’a prescrit une qualité d’air, des odeurs et une intensité solaire précises pour gérer mon niveau d’énergie le matin et elle a programmé ma chambre pour qu’elle imite ce climat. »

À une autre époque, les médecins prescrivaient des cures de soleil et de bains de mer dans le Midi. On ne devait pas se faire prier pour se faire soigner quand on avait les moyens de faire le voyage. Dorénavant, c’est plutôt une intelligence artificielle attribuée à chaque personne qui sert de conseiller en santé. Il y a certainement une différence entre une plage de la mer Adriatique et des propriétés qu’on transpose artificiellement, sans leur contexte, dans une chambre à coucher. C’est quelque chose à quoi l’intelligence artificielle du narrateur n’est pas sensible, justement parce qu’elle n’a pas de sensibilité. Ce qui nous amène à la question suivante : comment l’intelligence fait-elle pour savoir avec précision, en fonction du niveau d’énergie (qui se mesure comment ?), la bonne qualité d’air, les bonnes odeurs et la bonne intensité solaire qu’il faut prescrire ? La réponse est simple : ceux qui ont programmé l’intelligence artificielle doivent le savoir. À moins de les considérer comme des experts de la qualité d’air, des odeurs et de l’intensité solaire, il n’y a pas de raison de les considérer plus aptes que chacun d’entre nous à juger de la qualité d’air, des odeurs et de l’intensité solaire que nous désirons, pour décider à notre place ce qu’il nous faut, jusque dans les moindres détails de notre milieu de vie. N’est-ce pas s’abandonner entièrement à l’intelligence artificielle et à ceux qui la programment et reprogramment, et dont le principal souci n’est pas forcément notre bien-être, quoi qu’ils en disent ? Ne pourrait-on pas mettre entre nos mains les moyens de maîtriser notre milieu de vie, selon nos désirs du moment, au lieu subordonner notre existence aux algorithmes abstraits d’une intelligence programmée par des experts aux qualifications douteuses et intrusives ? À condition, bien entendu, qu’on n’en profite pas pour nous priver de vrais voyages dans une ville portuaire, à la montagne, ou dans un petit village entouré de forêt, ou pour nous imposer toutes sortes d’exigences sanitaires qui auraient tôt fait de rendre pénibles ces voyages. Car la qualité d’air, les odeurs et l’intensité solaire de la mer Adriatique ne sont pas la mer Adriatique. Prendre l’un pour l’autre, en étant privé de la liberté de voyager (je veux dire voyager librement et de manière agréable), revient seulement à peindre sa prison de couleurs vives pour mieux la supporter et se cacher à soi-même ce qu’elle est.

« Les draps de lit frais, produits à partir de champignons régénérateurs qui poussent dans mon immeuble sont encore meilleurs que je ne l’imaginais; je me sens reposé et prêt pour la journée. Je dois vérifier quelques éléments avant de me lever. J’envoie un message cérébral pour ouvrir l’application qui surveille mon niveau d’insuline et vérifier que mon pancréas est soutenu de manière optimale. Je n’imagine pas devoir me piquer avec des aiguilles comme ma mère le faisait quand elle était enfant. Aujourd’hui, nous avons des greffes de microbes qui s’autorégulent et qui produisent des rapports sur nos niveaux. »

En plus d’une espèce d’obsession pour certains gadgets biotechnologiques dont on pourrait bien se passer, on voit que l’importance de bien se reposer la nuit est subordonnée au fait d’être frais et dispos pour la journée de travail qui suit. On pourrait certainement mettre à profit autrement l’énergie que procure un sommeil régénérateur.

Même si je peux comprendre que ce n’est pas plaisant pour les diabétiques d’avoir à se piquer régulièrement pour vérifier leur glycémie et s’injecter de l’insuline, on peut se demander s’il est nécessaire d’aller jusqu’à faire des greffes de microbes qui s’autorégulent et qui produisent des rapports auxquels on peut avoir accès grâce à une application qu’on peut ouvrir à l’aide d’un message cérébral. Assurément on pourrait rendre la vie des diabétiques plus facile sans perdre notre temps à de vains raffinements bio-technocratiques. Ce qui nous détourne d’autres inventions et de l’utilisation des nouvelles technologies à d’autres fins plus intéressantes, qui ne sont pas simplement subordonnés aux maladies véritables et au traitement du moindre malaise et du moindre bobo, sans parler des maux possibles ou imaginaires.

« Comme tout semble aller bien, je vérifie l’interface numérique de mon cerveau pour lire les données de mes rêves qui ont été enregistrées et traitées en temps réel la nuit dernière. Mon application de thérapie analyse les réactions émotionnelles que j’ai exprimées pendant mon sommeil. Elle me suggère de passer du temps dans la nature cette semaine, pour réfléchir à mon rêve récurrent dans lequel je suis enfermé dans une boîte et pour améliorer mon activité neurale subconsciente utile. Mon intelligence artificielle me recommande une « journée en forêt ». Je réponds par la pensée « d’accord », et mon intelligence artificielle et mon implant neural se chargent du reste. »

Les nouvelles technologies, utilisées de manière très intrusive et échappant à notre contrôle, ne se mêlent pas seulement de nos fonctions biologiques : elles s’intéressent aussi à nos pensées, par exemple nos rêves. Elles collectent et traitent des données à propos d’eux, ce qui veut dire qu’elles pourraient faire la même chose pour nos pensées à l’état de veille, si tel était le désir de leurs concepteurs. Le tout pour les soumettre pour analyse à une application de thérapie, qui évalue notre santé mentale et nous prescrit des traitements, selon ce que ces programmeurs et les personnes ou organisations qui les rémunèrent considèrent normal ou souhaitable.

Il n’est guère étonnant qu’une personne qui se trouve dans cette situation – on la sent presque toujours chez elle et soumise à toutes sortes de régulations dont les principes ne dépendent pas d’elle et qui lui sont même opaques – se sente enfermée dans une boîte et en rêve la nuit. Ce qui est étonnant, c’est que les auteurs de cette petite histoire aborde le problème de son emprisonnement (il aurait été plus habile de ne pas en parler), pour liquider le problème par une « journée en forêt » recommandée par l’intelligence artificielle et acceptée spontanément par l’unique personnage de cette histoire. Après quoi l’intelligence artificielle et l’implant neural se chargent du reste, ce qui montre que l’emploi des guillemets n’est probablement pas innocent : il ne s’agit vraisemblablement pas d’une véritable journée en forêt, mais d’une « journée en forêt » simulée par l’implant neural, sans que le narrateur ne sorte de sa boîte.

« Dans le résumé des vidéos de surveillance enregistré par mes insectes-robots, je constate que mon appartement a été préservé de tout intrus (y compris d’autres insectes-robots) hier soir, mais on m’informe que mon essaim de petites cyberlibellules a faim. Elles ont travaillé dur pour recueillir des données et pour surveiller l’environnement extérieur toute la nuit, mais le nombre de moustiques et de tiques porteuses de la maladie de Lyme que mes robots chassent habituellement pour se recharger en énergie a été plus faible que prévu. D’une pensée, je leur commande un apport nutritif. »

En plus de l’attention presque maladive à tous les petits détails de la vie censés permettre de rester en santé, on voit ici se manifester aussi une obsession pour la sécurité, que se soient vis-à-vis d’insectes intrus ou d’insectes infectés. Voilà qui fait tant de choses à surveiller. Voilà qui donne l’impression qu’on est constamment entouré de petits et de grands dangers à peine visibles. D’où l’utilité apparente de cet essaim de cyberlibellules. D’où une certaine crainte, sans doute, de sortir de chez soi et d’être infecté par un moustique ou une tique porteuse de la maladie de Lyme.

« Je pose les pieds sur le tapis régénérateur et je prends un peignoir même si je n’en ai pas besoin pour me réchauffer. La température de mon appartement s’élève graduellement jusqu’à 22 degrés, grâce à un cycle quotidien qui assure mon équilibre et s’adapte constamment en fonction de l’heure et de la saison. Le code du bâtiment et l’infrastructure énergétique des maisons sont harmonisés et toutes les maisons doivent obligatoirement s’autoréguler à des fins d’efficacité. Comme les maisons et les bâtiments sont biomimétiques et intègrent, dans la mesure du possible, des systèmes vivants aux fins de climatisation, ils filtrent continuellement l’air et capturent le carbone. Je vérifie la mesure de la compensation de mes émissions de carbone, pour connaître le nombre de crédits que je recevrai pour la contribution de ma maison au programme gouvernemental d’atténuation du changement climatique. »

Variation sur le même thème, avec l’emphase mise sur le confort et l’écologie. Ici c’est la température de l’appartement autorégulée en fonction des normes environnementales gouvernementales qui procurent du confort et des crédits à ceux dont les maisons suivent ces normes. On ne sait pas ce qui arrive aux autres, mais on se dit qu’ils doivent payer de leurs poches cette infraction environnementale. S’il est vrai qu’on peut avoir de bonnes raisons de se préoccuper de l’environnement, on peut se demander si les maux sociaux, moraux et politiques provoqués par ces régulations ne devraient pas être pris en considération. Puis on pourrait peut-être contribuer autant à l’atténuation de la pollution en se passant d’une grande partie de ces dispositifs de surveillance et d’autorégulation qui nécessitent des infrastructures informatiques énergivores et polluantes, et qui génèrent une grande quantité de déchets contenant des métaux polluants. Pour l’instant, c’est escamoter le problème de supposer que ces technologies sont ou deviendront écologiques, alors que c’est encore loin d’être le cas, et que ce n’est pas absolument pas la tendance qui domine, qu’on prenne par exemple tous les appareils frappés d’obsolescence programmée, dont les fabricants sont responsables et pas les simples particuliers que nous sommes et qu’on voudrait taxer pour sauver l’environnement. Ce n’est donc pas servir l’environnement de nous engager sur cette voie avant que ces technologies de régulation des milieux de vie soient devenues non polluantes.

« Alors que je me dirige vers la salle de bains, je m’arrête à la fenêtre pour vérifier la croissance accélérée du bâtiment voisin. L’architecture biologique ayant atteint de nouveaux sommets, les composés d’arbres synthétiques grandissent de jour en jour. Pour vérifier que le bâtiment peut résister même aux vents les plus forts – et pour réduire le balancement des résidences situées aux étages supérieurs – une imprimante 3D robotisée escalade et parcourt la structure émergente pour ajouter un polymère biologique renforcé de carbone et consolider ainsi les points de contrainte critiques que son réseau de capteurs assistés par intelligence artificielle a repérés. Je me réjouis qu’on ait décidé de planter sur le toit de ce bâtiment des genévriers de Virginie génétiquement modifiés et résistants au feu, car les feux de forêt urbains sont devenus une source de préoccupation. »

Toujours le même rêve de la ville verte et en même temps connectée. Le fait qu’on a construit, pendant des années, des maisons en arbres synthétiques sans tenir compte du fait bien connu, pour qui a fait un peu d’histoire, que l’utilisation du bois comme principal matériau des maisons est à l’origine de graves incendies, montre qu’on ne pense guère. Et quand on propose une solution, on escamote le problème en inventant des arbres qui ne brûlent pas ou qui brûlent difficilement.

« Pendant que je me brosse les dents, Jamie, mon intelligence artificielle personnelle, me demande si je veux qu’un drone de transport vienne chercher la dent de lait de ma fille, qui est tombée il y a deux jours. Les marqueurs épigénétiques contenus dans les dents des enfants doivent être analysés et catalogués dans la chaîne de blocs génétique de notre famille pour que nous puissions bénéficier de la remise sur les soins de santé; je dois donc m’en occuper aujourd’hui.

Je remplace l’autocollant intelligent qui surveille en temps réel la composition chimique de mon sang, mon système lymphatique et le fonctionnement de mes organes. J’ai du mal à imaginer les coûts et les souffrances que les gens ont dû endurer avant la généralisation de la médecine préventive et personnalisée.

Par ailleurs, j’admets que cela semble dégoûtant, mais c’est une bonne chose que la municipalité analyse des échantillons de notre matière fécale dans les tuyaux d’égout. Cela entre dans le cadre de la plateforme d’analyse des données sur la diversité nutritionnelle, les bactéries intestinales et l’utilisation des antibiotiques; une aide à la surveillance de la santé publique et à la lutte contre les souches d’infection bactérienne résistantes aux antibiotiques. »

Toujours la même ingérence, la même surveillance, par les nouvelles technologies et les groupes de personnes qui les contrôlent et dont on ne parle pas. Dans ce monde hyper-connecté, il est certain que le contrôle de ces données échappent aux personnes sur lesquelles elles portent. Et si quelqu’un s’y soustrait, il est privé des remises sur les soins de santé, ce qui veut dire qu’il doit les payer entièrement de sa poche ou, s’il n’en a pas les moyens, qu’il est privé de ces soins. Ou encore il est considéré comme un méchant récalcitrant qui s’oppose à la généralisation de la médecine préventive et personnalisée, ce qui pourrait en faire un fardeau et un danger pour la société, auquel il faudrait imposer l’isolement et infliger des sanctions, par exemple.

« Apparemment, le prochain téléchargement pour mon évier intelligent me permettra de choisir un mélange biotique personnalisé pour mon eau potable déchlorée.

Lorsque j’entre dans la cuisine, la composition du jour de mon microbiome s’affiche à l’avant de mon réfrigérateur. Ce dernier surveille mon évolution pendant que j’approche l’âge moyen : aujourd’hui, il me suggère de prendre une soupe miso au petit-déjeuner, car mon biome a besoin de plus de variété en raison d’un stress récent et d’une mauvaise alimentation hier soir.

Comme les immeubles de mon quartier partagent une ferme verticale, j’obtiens des crédits de carbone en mangeant du miso issu du soja produit sur mon toit et fermenté par mon réfrigérateur.

Mon réfrigérateur programme la production de plus de miso et la préparation d’un peu de kimchi pour la semaine à venir. Il ajoute aussi des ingrédients stimulants pour les défenses immunitaires à ma commande d’épicerie, car nous approchons de la saison de la grippe et une souche à laquelle je risque d’être sensible a été détectée à quelques rues de chez moi.

Je prends mon supplément intelligent qui vient de sortir de ma bio-imprimante. Il contient les nutriments et les microbes supplémentaires dont j’ai besoin, tout en renvoyant des données sur mon corps à ma bio-imprimante pour qu’elle ajuste le supplément de demain. La boucle de rétroaction entre ma bio-imprimante et moi comprend aussi le stockage dans le nuage de données quotidiennes en vue de déterminer les prochaines mesures préventives à prendre pour ma santé. Il est important de surveiller en temps réel mon taux de triglycérides, étant donné mes marqueurs génétiques.

Pendant que mon café coule, je vérifie le dernier projet scolaire de ma fille, qui pousse sur le comptoir depuis une semaine. Dans le cadre de son initiative scolaire sur l’empathie, elle fait pousser un foie pour un chiot dans le besoin. D’autres cellules souches serviront bientôt à fabriquer un rein, parce qu’elle veut aider aussi d’autres animaux. Je prends mon café, préparé à partir d’une nouvelle variété de grains certifiés sans émissions de carbone, puis je m’assois sur le canapé pendant une minute.

Il semble que le traitement nutritif que j’ai fait peindre à la surface du canapé et des chaises leur a permis de rajeunir. Il faut que j’essaie le traitement sur mes chaussures de course bio-imprimées, car elles commencent à s’user. »

Toujours le même refrain. Une bonne vie, dans cet avenir possible, ce serait de vivre une petite vie douillette et mesquine dans un environnement s’autorégulant et nous régulant en fonction de normes écologiques, sanitaires et morales sur lesquelles nous n’avons pas de prise, qui s’imposent de l’extérieur à nous, comme si elles venaient du ciel, alors qu’en fait elles ont été élaborées par des groupes de personnes dont on omet ici de parler, et dont les intérêts sont certainement incompatibles avec notre liberté et notre bonheur, si du moins on entend par là autre chose que d’être soumis à des sensations censées nous procurer un certain bien-être sans avoir même à sortir de notre cage, et d’être contents de nous-mêmes parce que nous croyons faire notre part pour atténuer les changements climatiques.

« C’est pas vrai, il est déjà cette heure-là ? Il ne me reste que 10 minutes avant ma première réunion virtuelle. J’attache la ceinture de ma chaise à renforcement ostéomusculaire, je m’appuie au dossier et j’ouvre une session dans mon espace de travail. Pour commencer, je reçois le compte rendu de mes collègues qui terminent leur journée de travail à l’autre bout du monde. Je frissonne un instant en réalisant à quel point nous sommes tous connectés intimement dans cette biosphère numérique – mais cela passe. C’est parti pour la journée. »

L’unique personnage de cette histoire, afin de carburer en télétravail, se donne l’impression d’être un pilote de voiture de course qui traverse l’espace à toute allure, le tout en ayant une petite extase tout simplement parce qu’il travaille avec des personnes qui habitent à l’autre bout de la planète. Mais mettons-nous à sa place : il en faudrait peu à nous aussi si comme lui nous mettions à peine le pied dehors, confortablement installés dans notre prison technologique, sanitaire et écologique.


En guise de conclusion, je pose quelques questions à mes lecteurs.

Aimeriez-vous vivre dans un monde aseptisé, sans contact, sans liberté, où tout est régulé et surveillé par les organisations et les institutions qui conçoivent, programment et contrôlent les technologies de convergence bionumérique ? Aimeriez-vous que les générations futures vivent dans un tel monde ?

Pensez-vous que toutes ces régulations, toute cette surveillance et tous ces contrôles sont compatibles avec des institutions démocratiques ? Comment une société où tout est réglé au quart de tour par les autorités sanitaires et technocratiques laisserait-elle de la place pour la délibération politique et le début public ? Confinés à domicile, les citoyens pourraient-ils former un corps politique ? Comment pourraient-ils être aptes à décider des orientations politiques de la société alors qu’on ne les laisserait même pas décider des petits détails de la vie quotidienne, leur existence étant entièrement gérée par leur intelligence artificielle programmée selon les critères de ceux qui détiennent le pouvoir, et qui restent dans l’ombre dans cette petite histoire destinée aux grands enfants ?

Que concluez-vous du fait qu’un think tank financé par le gouvernement fédéral canadien (c’est-à-dire avec les taxes et les impôts que nous payons) diffuse des conceptions de la vie en société incompatibles avec la liberté des individus et la démocratie ? Quels liens pourrait-on faire entre cette historiette et ce que nous font subir nos gouvernements depuis la venue du virus ?