Dissection de la Charte des droits et libertés de la personne à la lumière de la crise actuelle (2)

Je continue ici l’analyse de la Charte des droits et libertés de la personne, que j’ai commencée dans un billet publié il y a environ deux semaines. Je rappelle que je ne suis pas juriste et que mes analyses ne sauraient être considérées ou utilisées comme un avis juridique. La perspective que j’adopte n’est d’ailleurs pas celle du droit, mais celle de la philosophie politique.

Il s’agit d’examiner la Charte pour déterminer dans quelle mesure notre gouvernement et ceux qui appliquent ses décisions briment nos droits et nos libertés. Cet examen est la condition d’existence de nos droits et de nos libertés, surtout quand les juristes et les politiciens, par adhésion à l’idéologie sanitaire, par amour du pouvoir ou par crainte des représailles, n’assument pas leurs responsabilités de gardiens du droit et de défenseurs des libertés des citoyens, sont devenus de vulgaires mercenaires, ou agissent comme s’ils étaient nos maîtres.


Le préambule et le chapitre I (libertés et droits fondamentaux) de la Charte ayant fait l’objet de la première partie de cette analyse, passons au chapitre II (droits politiques).

« 21. Toute personne a droit d’adresser des pétitions à l’Assemblée nationale pour le redressement de griefs.

22. Toute personne légalement habilitée et qualifiée a droit de se porter candidat lors d’une élection et a droit d’y voter. »

Voilà, c’est tout ce que contient ce chapitre. Une telle brièveté, comparativement aux autres chapitres et même au préambule, montre le peu d’importance qu’on accorde à nos droits politiques dans la Charte. En effet, la question ne se pose même pas de savoir dans quelle mesure l’exercice de ces droits politiques est susceptible d’avoir un quelconque effet politique, en temps normal comme en temps de crise.

L’article 21 dit que nous avons le droit de présenter des pétitions à l’Assemblée nationale pour redresser des griefs. Mais les membres de l’Assemblée nationale n’ont pas l’obligation de débattre de ces pétitions, ou du moins de certaines d’entre elles (celles qui auraient obtenu un certain nombre de signatures, par exemple), ce qui veut dire qu’ils ont le droit de les ignorer et que notre droit dépend de la bonne volonté de nos députés. Mais ça va plus loin. En raison de leur appartenance à un parti politique, les députés doivent suivre une ligne de parti. Si la pétition n’est pas conforme à cette ligne de parti, les députés de ce parti l’ignorent simplement. Et même si un député ou un groupe de députés se fait porteur d’une pétition, cette dernière demeure presque toujours sans effet si elle va à l’encontre des politiques défendues par le parti politique au pouvoir, qui détient le plus de sièges à l’Assemblée nationale et parfois même la majorité des sièges. Le redressement des griefs, surtout quand c’est le gouvernement qui nous fait du tort, ne peut donc être obtenu que très rarement grâce à des pétitions adressées à l’Assemblée nationale. Il faut un concours de circonstances exceptionnelles pour que ça ait une chance de se produire. Ce droit est donc une fiction politique qui n’a que peu de chose à voir avec la réalité quant à sa capacité à obtenir le redressement des torts. Il n’a de réalité que par la possibilité de présenter des pétitions à l’Assemblée nationale. Notre situation s’apparente à celle des sujets d’un roi qui, impuissants politiquement, avaient le droit de lui présenter leurs doléances, auxquels ce dernier pouvait donner suite ou non, parce que tel était son bon plaisir.

Dans le contexte de la crise actuelle, cela signifie que le gouvernement peut continuer à n’en faire qu’à sa tête et à nous priver de nos droits et de nos libertés (ceux du chapitre I de la Charte) sous prétexte d’urgence sanitaire, sans que les membres de l’Assemblée nationale, faute de disposer d’un pouvoir politique indépendant, aient intérêt à mettre fin aux torts qu’on nous faits.

L’article 22 déclare que nous avons le droit de voter à une élection et de nous présenter comme candidats. Le droit de vote pose problème en ce qu’il s’agit de choisir parmi des candidats qui, au lieu de nous représenter, représentent les partis politiques qui les ont désignés comme candidats. Ce qui est aggravé par le fait que nous exerçons ce droit politique seulement une fois tous les quatre ans, environ. Entre-temps, le gouvernement peut n’en faire qu’à sa tête. Nous n’avons pas le droit de révoquer un gouvernement et nous ne pouvons pas exercer d’influence sur ses décisions. Il n’a pas de comptes à rendre à l’Assemblée nationale et encore moins à nous, simples citoyens. Et c’est lui qui décide de déclencher les élections quand ça lui semble opportun. Sous cette forme, et compte tenu de la situation de dépendance dans laquelle se trouvent nos représentants à l’égard des partis politiques auxquels ils appartiennent presque toujours, le droit de vote qui nous est accordé par la Charte est bien peu de chose et ne saurait nous donner un véritable contrôle, en tant que corps politique (l’ensemble des citoyens), sur ce qui est décidé par la classe politique qui nous gouverne.

Ce que nous ne pourrions pas obtenir en votant, nous pourrions l’obtenir en nous lançant en politique, nous dira-t-on. Mais en décidant de nous présenter comme candidats à une élection, nous nous retrouvons dans la même situation que nos représentants à l’Assemblée nationale. Ce serait nous tromper lourdement, si nous ne sommes pas déjà des personnalités publiques et si nous ne disposons pas de grandes sommes d’argent pour faire campagne, que nous avons une chance de remporter une élection contre les candidats même obscurs qui représentent les partis politiques bien connus de nos concitoyens et qui ont à leur service la machine publicitaire de ces partis pour faire campagne. Puis même si nous étions élus à l’Assemblée nationale, le temps de parole et le pouvoir que nous aurions seraient insignifiants en comparaison du temps de parole et du pouvoir qu’ont les députés qui appartiennent à des partis politiques et qui font bloc. Nous nous tromperions aussi lourdement en nous imaginant qu’en étant nommés candidats par l’un de ces partis, nous pourrions nous soustraire à la ligne de parti si nous sommes élus, et peut-être même transformer ce parti de l’intérieur, pour procurer aux députés une véritable autonomie politique et un réel pouvoir de représentation des électeurs à l’Assemblée nationale. Nous serions des députés de deuxième ordre, voire de troisième ou de quatrième ordre, invariablement assujettis à la ligne de parti, et dont on punirait les écarts par l’exclusion du parti. Quant à occuper des fonctions de ministre, il ne nous faut même pas y penser, pour nous qui n’avons pas de relations dans la classe politique, à moins de gravir petit à petit les échelons au sein du parti, ce qui prend beaucoup de temps et ce qui demande une forte adhésion à la ligne de parti.

Bref, le droit de nous présenter comme candidats à une élection se réduit à ceci : ou bien nous présenter comme candidats indépendants dans le but de représenter à l’Assemblée nationale nos idées, en ne pouvant pas raisonnablement espérer être élus et, si jamais cela arrive, en y étant marginalisés et impuissants ; ou bien nous faire nommer candidats par un parti politique et devenir son représentant pour accroître nos chances d’être élus, en nous mettant dans une position où nous devrons défendre les idées du parti à l’Assemblée nationale, au lieu de défendre les nôtres.

En raison de la forme de nos institutions politiques et de notre système électoral, nous ne pouvons pas nous présenter comme candidats au poste de premier ministre ou de ministre. Il est entendu que quand on nous dit que nous avons le droit de nous présenter à une élection, c’est en tant que candidats à un poste de simple député. Les candidats au poste de premier ministre sont nommés par les partis politiques. Puisqu’il n’y a pas d’élection pour élire le premier ministre (à la manière des élections présidentielles aux États-Unis et en France), le poste de premier ministre est donné automatiquement au chef du parti qui obtient le plus de sièges à l’Assemblée nationale à l’occasion d’une élection législative. Si nous pouvons considérer que les citoyens élisent d’une certaine manière le premier ministre en votant pour le candidat qui représente son parti politique dans la circonscription dans laquelle ils habitent, il n’en demeure pas moins vrai que nous ne pouvons pas prétendre aux plus hautes fonctions politiques à moins d’avoir nos entrées dans les partis politiques les plus importants, ce qui n’est pas donné aux simples citoyens que nous sommes. Et nous ne disposons pas de l’argent et du temps nécessaires pour constituer notre propre parti politique et consacrer des années à son ascension dans les intentions de vote, surtout que plusieurs d’entre nous se trouvent dans une situation économique encore plus précaire en raison de la manière désastreuse de « gérer la pandémie » qu’a choisi le gouvernement.

Nous ne pouvons pas davantage espérer devenir ministre de la Santé et des Services sociaux, par exemple, puisque les ministres ne sont pas élus en tant que ministres par les citoyens ou par leurs représentants à l’Assemblée nationale, mais sont nommés par le chef du parti qui détient le plus de sièges à l’Assemblée nationale, lui-même ayant été nommé candidat au poste de premier ministre par son parti et ayant été élu non pas à titre individuel, mais en tant que chef de parti politique.

Il en résulte, dans le contexte de la crise actuelle, que nous sommes dépourvus de moyens d’action politique, au sens où cette action est rendue possible par nos institutions politiques et notre système électoral. Même si notre impuissance politique se fait d’autant plus sentir que nos autorités politiques nous gouvernent par décrets, nous aurions tort de l’attribuer simplement à la crise actuelle. En effet, notre gouvernement ne nous prive pas de droits politiques dont nous aurions disposés avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, pour la simple raison que ces droits ne nous sont pas reconnus par la Charte et n’ont jamais été rendus possibles par nos institutions politiques. Cela n’a manifestement jamais été le but de la Charte et de ces institutions. J’y vois un signe que nos institutions ne se sont jamais entièrement dégagées de la monarchie constitutionnelle britannique, à laquelle elles sont encore liées officiellement, la reine d’Angleterre étant, formellement du moins, chef d’État selon les lois constitutionnelles canadiennes, d’où l’existence des fonctions honorifiques de gouverneur du Canada et de lieutenants-gouverneurs des provinces. Le principe même de la Charte relève de la monarchie : le monarque, dans sa mansuétude ou parce qu’il y a été contraint, daigne accorder à ses sujets certains droits et certaines libertés, ce qui impose des limites à son pouvoir et le rend moins arbitraire. Même si c’est beaucoup mieux qu’une monarchie absolue, surtout quand elle est de droit dit divin, nous sommes encore loin de la république démocratique, surtout en matière de droits politiques, lesquels le monarque accorde avec parcimonie à ses sujets, pour ne pas trop entamer son pouvoir politique et ébranler son autorité.

Bref, la crise actuelle a pour effet, quant à nos droits politiques, de rendre évident un état de fait bien antérieur. Nous pourrions tout au plus considérer qu’on nous brime dans nos droits politiques en empêchant nos représentants de délibérer des mesures sanitaires adoptées par le gouvernement grâce à des décrets. Mais nos représentants le pourraient s’ils le voulaient, c’est-à-dire s’ils avaient une certaine autonomie politique dont ils sont en fait presque entièrement dépourvus en raison de leur dépendance à l’égard des partis politiques qu’ils représentent au lieu de nous représenter. Rien n’empêche, dans la Loi sur la santé publique, l’Assemblée nationale de révoquer l’état d’urgence sanitaire déclaré par le gouvernement. C’est même ce qui est attendu de l’Assemblée nationale dans cette loi (qui semble supposer, assez bêtement, ou hypocritement, l’indépendance des membres de l’Assemblée nationale), le gouvernement pouvant seulement déclarer l’état d’urgence sanitaire pour une courte période et devant le renouveler régulièrement pour pouvoir continuer à décréter de nouvelles mesures et maintenir celles déjà en place, et l’Assemblée nationale pouvant révoquer l’état d’urgence sanitaire. Mais l’Assemblée ne le fait pas, les députés du parti au pouvoir et majoritaire suivant la ligne de parti, et les partis d’opposition s’accommodant fort bien de l’état d’urgence sanitaire, car ils auraient pu essayer d’entamer une procédure de révocation même si elle est vouée à l’échec en raison de la répartition des sièges, ne serait-ce que pour donner une tribune aux représentants qui s’opposent à l’état d’urgence sanitaire et aux mesures imposées par décrets. Rien d’étonnant à cela compte tenu de la facilité avec laquelle le gouvernement a réussi à rallier les partis d’opposition, malgré des divergences sur la radicalité des mesures et leur importance relative, les partis d’opposition exprimant le désir d’aller plus loin ou moins loin que le gouvernement sur tel ou tel point.

Il en résulte qu’après la fin de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement devrait pouvoir assez facilement adopter des lois pour faire durer certaines des mesures sanitaires déjà en place, en imposer d’autres et continuer à nous priver de certaines de nos libertés et de certains de nos droits, par exemple ceux qu’on nous accorde dans le premier chapitre de la Charte, le tout avec la complicité de l’Assemblée nationale. Dans le meilleur des cas, nous assisterons à des tractations entre partis politiques, et non à une véritable délibération impliquant des positions politiques très différentes et des critiques fermes de l’autoritarisme du gouvernement à l’égard de la population. Même quand les partis politiques critiquent l’autoritarisme du gouvernement, il faut nous demander s’ils sont contre les abus d’autorité du gouvernement à notre égard, ou s’ils sont plutôt mécontents d’être tenus à l’écart de l’exercice autoritaire du pouvoir politique, que le gouvernement et le parti au pouvoir gardent jalousement pour eux. Ce qui m’amène à conclure que la fin de l’état d’urgence sanitaire annoncé par le gouvernement ne signifierait pas la fin de la crise actuelle, qui n’est pas simplement sanitaire et qui est aussi politique. S’il est vrai que nous pourrions connaître une période de calme relatif après la fin de l’état d’urgence sanitaire, il est légitime de craindre la pérennisation de l’autoritarisme gouvernemental, ainsi qu’un autre déferlement autoritaire, que la moindre étincelle pourrait provoquer.


Je me suis éloigné, dans ce billet, de la stricte analyse de la Charte que je m’étais proposée de faire quand j’ai entrepris la rédaction de cette série de billets. Mais le chapitre II sur les droits politiques est d’une telle pauvreté que je me suis laissé entraîner dans un mouvement d’analyse beaucoup plus ample et dont j’espère qu’il montre la vacuité de ce chapitre et le caractère fort limité et même illusoire des droits politiques qu’on prétend nous accorder. Car il ne s’agit que de mots vides, que de formules convenues. Puisque nos autres droits et nos libertés dépendent grandement de nos droits politiques, la Charte peut difficilement constituer une garantie solide pour nos droits et nos libertés pris dans leur ensemble. Car nous sommes les meilleurs défenseurs de nos droits et de nos libertés. Leur défense n’est pas quelque chose que nous pouvons déléguer entièrement ou presque entièrement à des représentants, surtout quand la carrière politique de ces derniers dépend des partis politiques auxquels ils appartiennent et qu’ils se retrouvent à représenter, au lieu de nous représenter. Ce serait de la bêtise profonde que de continuer à nous fier à ces représentants intrinsèquement corrompus pour défendre nos intérêts, nos droits et nos libertés. Comme ce serait de la folie de continuer à faire aveuglément confiance aux personnes qui constituent le gouvernement actuel ou qui constitueront les gouvernements qui lui succéderont (peu importe le parti politique) et à les croire bienveillantes à notre égard, pour pouvoir continuer à dormir d’un sommeil profond.

Pour en revenir à la Charte, si elle a une fonction quant à nos droits politiques, c’est celle de nous donner l’impression que nous vivons dans une démocratie. Mais le chapitre qui leur est consacré est tellement bref, vide, sommaire, pour ne pas dire rudimentaire, que j’en viens à me dire que nous pourrions le retirer de la Charte sans que cela n’affecte de manière notable les autres chapitres. Ce que l’analyse des chapitres suivants permettra peut-être de confirmer ou d’infirmer.

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