Deux attitudes observées chez les immigrants

Je travaille principalement avec des immigrants nouvellement arrivés au Québec, ou établis ici depuis tout au plus cinq ans : surtout des Colombiens, des Salvadoriens, des Tunisiens, des Algériens, des Marocains, des Camerounais, des Sénégalais, des Rwandais, des Congolais, des Russes et des Bulgares. En plus de l’indifférence ou de l’ignorance de plusieurs à propos des transformations politiques, sociales et économiques qui se produisent au Canada et au Québec depuis quelques décennies – ce qui est déjà un problème –, j’ai remarqué deux attitudes très différentes.

La première consiste à penser qu’il est normal qu’il y ait une minorité de la population qui s’enrichit en exploitant le reste de la population qui s’appauvrit, et aussi que le gouvernement serve les intérêts de cette minorité et utilise les forces policières pour contrôler le reste de la population. Une Colombienne établie au Québec depuis environ deux ans m’a dit qu’elle trouve ça normal et qu’elle ne voit pas ce qui m’indigne dans la situation au Canada ou au Québec. Certes, les inégalités sociales et économiques sont moins grandes ici qu’en Colombie, et le gouvernement est moins ouvertement violent envers le peuple ou les opposants, mais ce n’est pas une raison pour laisser la situation se dégrader. Ce dont cette Colombienne ne peut pas s’apercevoir, puisqu’elle ne vit pas ici depuis assez longtemps pour être capable de remarquer que chaque nouvelle génération est plus pauvre et plus endettée que la précédente, et que le gouvernement multiplie les moyens de nous contrôler et de nous saigner, alors qu’il accorde de plus en plus de privilèges aux élites économiques. Un Tunisien d’une vingtaine d’années, établi au Québec depuis moins d’une année, me disait, au plus fort des confinements, qu’il trouvait que c’était de la folie de s’opposer au gouvernement, et que c’était s’attirer bêtement des ennuis. Ainsi, le plus sage était, à son avis, d’essayer de ne pas attirer l’attention des autorités, même si ce qu’il a vu en Tunisie, par exemple la disparition ou l’emprisonnement d’opposants, ne lui semblait pas devoir se produire ici d’une manière aussi directe et violente.

La deuxième attitude, très différente, consiste à comprendre ce qu’ont de nuisible, d’horrible et de révoltant la corruption et la tyrannie de la classe politique et bureaucratique, ainsi que la pauvreté et même la misère grandissantes, puisque les immigrants qui ont cette attitude ont vu ces choses dans leur pays d’origine et en ont parfois fait personnellement l’expérience. Quelques années avant les confinements, un Colombien me décrivait avec dégoût la répression des opposants qu’il a observée en Colombie, et m’a parlé favorablement des habitants des campagnes qui s’organisaient en guérillas, car il faut à son avis être prêts à résister et même à se battre quand on se fait écraser par un gouvernement et les oligarques avec lesquels il est acoquiné. Il regardait avec beaucoup de méfiance les efforts faits par le gouvernement canadien pour désarmer la population et la rendre impuissante. Quant à une Bulgare d’une soixantaine d’années, qui a connu le régime communiste, elle m’a dit s’inquiéter du tour que prenaient les choses depuis 2020. Elle avait déjà vécu dans une atmosphère suffocante semblable en Bulgarie, où le gouvernement communiste exerçait le pouvoir de manière arbitraire, prétendait exercer un fort contrôle sur ce que font, disent et pensent les gens, et prenait toutes sortes de mesures pour s’ingérer dans leur vie privée. Elle craignait que, si les Québécois et les Canadiens attendent trop avant d’ouvrir les yeux et de résister, la même chose arrive ici et se normalise, et que ce qui reste de notre société démocratique s’effrite et en vienne à disparaître pour de bon.

J’ai observé ces deux attitudes chez des immigrants originaires d’un même pays ou d’une même région. Il se peut qu’une des deux attitudes soit plus fréquente chez certains groupes d’immigrants, pour des raisons culturelles, religieuses, économiques et politiques. Toutefois, je n’ai pas fréquenté assez d’immigrants pour être capable d’en juger avec quelque certitude. Chose certaine, la deuxième attitude, compatible avec la démocratie, est de manière générale plus rare, peut-être parce que les immigrants hésitent à critiquer leur société d’accueil de cette manière, par crainte de s’attirer la réprobation de celle-ci. Et cela est dommage, puisque cette deuxième attitude – qui implique de l’aversion à l’égard de l’autoritarisme et des inégalités sociales et économiques arbitraires, ainsi qu’une certaine capacité de résistance et d’opposition – est beaucoup plus favorable à la démocratie que la première attitude. Alors que l’arrivée d’immigrants qui ont la première attitude est nuisible à notre société démocratique en déclin, la présence d’immigrants qui ont la deuxième attitude est bénéfique.

Avec des différences, ces deux attitudes existent aussi chez les Canadiens, les Québécois et les autres Occidentaux de souche. Le jugement qu’on porte sur elles, quand ce sont des immigrants, doit aussi valoir quand il s’agit plutôt d’Occidentaux de souche. Et il ne serait pas possible d’accueillir aussi facilement la mauvaise sorte d’immigrants si leur attitude n’était pas semblable à celle de nombreux Occidentaux et ne s’additionnait pas à elle. Ces personnes, qui ont généralement une mémoire de poisson rouge et pas de suite dans les idées, s’accommodent fort bien de la montée actuelle de l’autoritarisme, de la corruption de nos gouvernements, de leur ingérence dans tous les aspects de notre vie, de l’érosion de nos droits et de nos libertés, et de l’appauvrissement généralisé. À la limite, c’est encore pire chez elles, qui ont tendance à croire que les grandes corporations, les oligarques occidentaux et les gouvernements de nos soi-disant démocraties ne cherchent pas activement à leur nuire et ne font pas toutes sortes de manigances contre elles. Car ce serait du complotisme que de croire de telles choses. Les immigrants, eux, savent assez souvent d’expérience ce dont sont capables les élites économiques et les gouvernements en général, ceux de leurs pays d’origine, et aussi ceux des pays occidentaux, qui ont étendu leurs tentacules dans beaucoup d’autres pays.

Cette attitude antidémocratique, qu’elle se manifeste chez des Canadiens et des Québécois de souche ou chez des immigrants, est un véritable cancer qui met en danger les derniers vestiges de nos institutions démocratiques et des droits et libertés qu’elles impliquent. Il faudrait l’extirper de nos sociétés et l’empêcher de s’y immiscer de l’extérieur. Ce n’est pas une affaire qui se fait sans heurts, puisqu’au nom d’un prétendu universalisme démocratique, l’état de citoyen serait donné à tout le monde. Au même titre qu’il faudrait choisir avec rigueur les immigrants que nous accueillons dans nos sociétés qui se veulent démocratiques, il faudrait nous montrer encore plus exigeants quand il s’agit d’accorder les droits politiques qui font de quelqu’un un citoyen au sens fort du terme, qu’il s’agisse d’une personne née au Canada, dans un autre pays occidental, ou dans une autre région du monde. Car des citoyens qui ne tiennent pas à leurs droits et à leurs libertés, et qui s’accommodent de l’exercice autoritaire et arbitraire du pouvoir, ne sont pas dignes d’être des citoyens, et en sont incapables. Car une société démocratique ne peut pas continuer à exister longtemps quand ceux qui sont censés être des citoyens ne sont pas à la hauteur et ne s’efforcent même pas de l’être.

Mais comment nous y prendre pour établir des critères en matière de citoyenneté et les appliquer ? Ne sont-ce pas les gouvernements occidentaux qui seraient les mieux placés pour le faire ? Hélas ! s’ils décidaient de nous imposer de tels critères, ceux-ci favoriseraient nécessairement les personnes qui s’accommodent de leur autoritarisme ou qui voient même en lui une bonne chose, et ils excluraient ceux qui sont allergiques aux gouvernements autoritaires et au pouvoir arbitraire et qui sont dotés d’une forte capacité d’opposition. Ce serait nuire à leurs intérêts de faire le contraire.