Couverture partiale et hypocrite des journalistes sur la délation et les atteintes à la liberté d’opinion

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, les journalistes occidentaux condamnent la répression par le Kremlin des citoyens russes qui s’opposent. Des milliers de manifestants anti-guerre auraient été arrêtés. Ce qu’il est permis de dire dans la presse à propos de l’opération militaire russe en Ukraine serait contrôlé par le gouvernement. Et plus récemment, le gouvernement russe inciterait à la dénonciation des opposants. Je ne sais pas ce qu’il se passe vraiment en Russie. Je ne sais pas si le gouvernement russe va aussi loin que le disent nos médias pour imposer sa propagande à la population russe. Je ne sais pas si c’est plutôt nos médias qui exagèrent dans leur description de la situation de la Russie pour nous imposer la propagande occidentale et atlantiste. En temps de guerre, il faut nous méfier de tout ce qu’on nous dit, que cela vienne des gouvernements et des médias étrangers (ukrainiens aussi bien que russes, dans le cas qui nous intéresse), ou encore de nos gouvernements et de nos médias.

Quoi qu’il en soit, l’incitation à la délation par le gouvernement et la dénonciation des opposants par leurs concitoyens sont des pratiques qui, en plus d’être moralement dégoûtantes, sont incompatibles avec la démocratie. Ainsi, si on a bien recours à la délation en Russie, cela est tout à fait déplorable et n’est certainement pas à l’honneur des autorités russes. Qu’on pense que la Russie est la seule responsable de la guerre en Ukraine, ou qu’on pense que les autorités ukrainiennes soutenues par les pays occidentaux ont aussi une grande part de responsabilité et que la Russie peut avoir de bonnes raisons d’envahir l’Ukraine, cela ne change rien à l’affaire. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des pratiques autoritaires qui briment la liberté d’opinion et de manifestation. Peu importe qu’on soit d’accord ou non avec les opinions exprimées et les raisons pour lesquelles on manifeste. Il est donc légitime de critiquer cet autoritarisme. Et c’est ce que fait Nicolas Bérubé dans son article « Le retour en force de la délation » (La Presse, 16 avril 2022).

Faute de pouvoir trancher la question à des dizaines de milliers de kilomètres de la Russie, faisons comme si tout ce que rapporte ce journaliste correspondait à ce qui se passe vraiment en Russie. Mon but ici n’est pas d’établir les faits à propos de la situation en Russie, mais de porter un jugement moral et politique sur la délation et la répression de l’opposition à partir de ce que rapporte ce journaliste.

Voici la description générale que Nicolas Bérubé fait de la situation en Russie au début de son article :

« Une enseignante antiguerre dénoncée à la police par ses élèves. Un couple appréhendé pour avoir discuté des victimes de la guerre dans un café. Une femme dénoncée par un voisin pour avoir affiché un message pacifiste sur son balcon.

Des Russes ont commencé à dénoncer leurs voisins, collègues et amis qui s’opposent à l’invasion de l’Ukraine, créant un climat où toute divergence avec la propagande officielle du Kremlin peut être lourde de conséquences. »

Si ces événements se sont bien produits, ils posent vraiment problème. Les enseignants devraient pouvoir exprimer ouvertement leurs opinions politiques devant leurs élèves, même si celles-ci ne sont pas en accord avec la décision du gouvernement russe d’envahir l’Ukraine et la propagande de guerre qui l’accompagne. Encore mieux, les enseignants d’opinions divergentes devraient pouvoir débattre ouvertement dans les écoles, entre collègues et même devant leurs élèves, sans être inquiétés par des mesures disciplinaires, et encore moins par des amendes et des peines d’emprisonnement. Et la même chose devrait être dite des personnes qui expriment des opinions divergentes dans des lieux publics comme des cafés ou qui affichent des messages ou des symboles d’opposition.

Ceci dit, nous devrions scruter attentivement ce qui se passe au Canada et plus particulièrement au Québec depuis deux ans.

Vous souvenez-vous de cette enseignante qui a osé critiquer les mesures sanitaires en classe, qui n’aurait pas respecté la distanciation sociale et le port du masque à l’école, et qui a été dénoncée par certains de ses élèves ? Vous souvenez-vous que les parents de ses élèves l’ont dénoncée sur les réseaux sociaux et, au moins dans un cas, ont porté la chose devant les grands médias, lesquels ont monté contre elle l’opinion publique et ont exercé des pressions sur l’administration scolaire en s’informant des mesures disciplinaires qui pourraient et devraient être prises contre elles ? Vous souvenez-nous de l’enquête épidémiologique qu’on a faite pour montrer que c’était certainement elle qui était responsable de l’éclosion qui a eu lieu dans son école, sous prétexte qu’elle aurait été en contact avec la majorité des personnes qui auraient été infectées, sans qu’on se demande si d’autres personnes infectées ont eu elles aussi des contacts avec autant de personnes infectées, sans qu’on envisage la possibilité que plusieurs personnes ont apporté le virus dans cette école, et sans qu’on tire les conséquences du fait que des éclosions se produisaient régulièrement dans d’autres écoles sans qu’on ne parvienne à en attribuer la responsabilité à un « anti-masque » ?

Vous souvenez-vous de la « dénonciation citoyenne » de masse visant les personnes qui ne respectaient pas l’interdiction d’accueillir des invités chez soi, le tout à l’initiative du gouvernement québécois qui a même envisagé d’offrir des récompenses aux délateurs, mais en écartant finalement cette mesure incitative ? Vous souvenez-vous des interventions policières qu’a rendues possibles la délation par des voisins, et dont l’objectif était de mettre fin à ces rassemblements illégaux, de donner des amendes d’au moins 1 500 $ et parfois de faire des arrestations, en allant parfois même jusqu’à entourer d’un cordon policier les domiciles privés des récalcitrants non respectueux de l’orthodoxie sanitaire et qui pourraient essayer de s’enfuir ?

Vous souvenez-vous de ces personnes qui, après des dénonciations et des calomnies répétées dans les médias et sur les réseaux sociaux, ont été radiées de leur ordre professionnel pour avoir critiqué ouvertement les mesures dites sanitaires et l’autoritarisme du gouvernement, sous prétexte que cela ne serait pas compatible avec la dignité inhérente à la profession de comptable, par exemple ? Vous souvenez-vous de l’avertissement que le Collège des médecins a envoyé à ses membres pour leur dire qu’ils s’exposent à des graves sanctions disciplinaires s’ils expriment publiquement (sur les réseaux sociaux, par exemple) des opinions qui ne sont pas conformes à la Science ? Avez-vous entendu parler du Dr Charles Hoffe (Colombie-Britannique) qui a été dénoncé à son ordre professionnel pour avoir dit des choses négatives sur la vaccination, qui a été accusé d’aggraver l’hésitation vaccinale en signalant publiquement les effets secondaires, et qui s’est vu retirer le droit de travailler comme médecin urgentiste parce qu’il a dit que la vaccination est inutile pour les personnes qui ont déjà été infectées ?

Ou du Dr Kevin Slater (Colombie-Britannique), dont la licence a été révoquée parce qu’il a écrit des exemptions pour permettre à des personnes de ne pas être forcées de se faire inoculer les injections expérimentales pour garder leur emploi ? Ou encore de la Dre Sofia Bayfield (Colombie-Britannique) qui, refusant de soumettre à l’obligation vaccinale visant les médecins, a envoyé un courriel privé à ses patients pour leur expliquer la situation dans laquelle elle se trouve, et qui a été dénoncée aux médias par l’une de ses patientes pour avoir fait de la désinformation anti-vaccinale, et dont les informations personnelles ont été diffusées ?

Vous souvenez-vous de l’obligation des institutions financières et des plateformes de sociofinancement de fournir des informations au gouvernement fédéral sur les personnes qui soutiennent financièrement des mouvements de protestation et d’opposition qui le dérangent et qu’il qualifie pour cette raison d’extrémistes ? Vous souvenez-vous que les informations personnelles des personnes qui ont donné de l’argent au Freedom Convoy ont été divulguées sur internet par un hacker, ce qui les a exposés à du harcèlement et leur a parfois attiré des problèmes avec leur employeur ? Vous souvenez-vous que cette forme de délation institutionnalisée a permis au gouvernement de faire geler les comptes bancaires et les cartes de crédit de ces donateurs, et pourrait servir à traiter de la même manière les personnes qui soutiennent d’autres mouvements d’opposition qui dérangent le gouvernement ?

Vous êtes-vous déjà mis dans la peau de tous les professionnels de la santé qui savent des choses sur ce qui se passe dans les hôpitaux, et qui ont des critiques pertinentes à faire sur la gestion de la crise sanitaire, mais qui gardent le silence par crainte d’être dénoncés à leurs supérieurs et aux autorités sanitaires ? Vous êtes-vous déjà mis dans la peau des fonctionnaires qui savent des choses sur la manière dont les décisions sont prises et dont les contrats de gré-à-gré sont signés, mais qui craignent d’être dénoncés et punis s’ils parlent ? Vous êtes-vous déjà mis dans la peau des professeurs de cégep et d’université qui comprennent qu’à force d’autoritarisme, le gouvernement est en train de détruire ce qui reste de notre société démocratique, mais qui se taisent ou ne s’expriment pas ouvertement, par crainte d’être dénoncés par leurs collègues et leurs étudiants, de s’exposer à des sanctions disciplinaires et de se retrouver sur une liste noire quand ils feront des demandes de financement pour leurs recherches ?

Il est vrai que toutes ces personnes ne risquent probablement pas d’être emprisonnées, comme on dit que c’est le cas des personnes qui osent critiquer la guerre en Russie. Tant mieux. Mais la délation et les représailles auxquelles s’exposent les critiques de la gestion calamiteuse de la crise n’en sont pas moins réelles. La liberté d’opinion et la critique sont étouffées dans les institutions publiques, dans les médias et même dans l’ensemble de notre société. Les personnes capables d’esprit critique et intègres en viennent à s’autocensurer. Et si elles ont le courage de dire ouvertement et même publiquement ce qu’elles pensent, on s’efforcera de les faire entrer dans les rangs et, en cas d’échec, on décidera de purger d’elles les institutions dont elles font partie.

Les Canadiens et les Québécois devraient se regarder dans le miroir et considérer ce qui s’est passé ici depuis 2 ans, au lieu de se mêler de ce qu’ils croient savoir de ce qui se passe en Russie. Et les journalistes, au lieu de dénoncer l’autoritarisme du gouvernement russe et son recours à la délation, devraient plutôt critiquer l’autoritarisme du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux, et arrêter de participer servilement à la délation et à répression des opinions dissidentes.

Pour se défendre, nos gouvernements et les journalistes diront : « Nous avons raison de dénoncer publiquement ceux qui ne font pas leur part pour vaincre le virus, qui diffusent de la désinformation et qui représentent un danger pour la santé et la sécurité des Canadiens et des Québécois. » Mais le gouvernement russe et les médias qui sont alignés sur lui peuvent en dire autant. Ne prétendent-ils pas, par cette guerre, défendre et libérer la population russophone d’Ukraine, et agir au nom de la sécurité nationale de la Russie menacée par l’impérialisme américain et occidental, et ainsi protéger la population russe ? Mais comment s’assurer de ce que disent les autorités russes et canadiennes quand, de part et d’autre, elles entravent l’expression des opinions divergentes, exposent à des représailles les dissidents et empêchent le débat public ? Pourquoi ce qui devrait s’appliquer à la Russie, en ce qui concerne la liberté d’opinion comme condition de la démocratie, ne devrait-il pas s’appliquer aussi au Canada et à ses provinces ? Pourquoi les principaux médias canadiens sont-ils plus soucieux de la défense de la liberté d’opinion et de la démocratie en Russie qu’au Canada ? Ne faut-il pas voir, dans ce traitement différent, de la partialité et de l’hypocrisie ? Ne faut-il pas en conclure que nos gouvernements, nos grands médias et beaucoup de nos concitoyens, qui s’indignent ou feignent de s’indigner de la délation et des atteintes à la liberté d’opinion quand elles ont lieu en Russie, s’accommodent fort bien d’elles quand elles ont lieu au Canada, c’est-à-dire quand elles les touchent de près, quand ils en profitent et quand elles détruisent les conditions sans lesquelles les institutions démocratiques ne peuvent pas bien fonctionner et sans lesquelles on peut se demander si la démocratie peut continuer à exister ?