Existe-t-il une corrélation entre la couverture vaccinale et le taux de cas actifs ?

Les autorités politiques et sanitaires québécoises disent, malgré la couverture vaccinale élevée, s’inquiéter d’une cinquième « vague » en raison de l’existence de régions ou de villes où la population est moins vaccinée qu’ailleurs. Ces craintes s’appuieraient sur ce qui serait observé en Europe, où les régions qui seraient les plus durement touchées seraient celles où la couverture vaccinale serait plus faible.

Mais parle-t-on des décès, des hospitalisations ou des simples cas de contamination, souvent sans symptômes, ou du moins sans symptômes graves ? D’après les déclarations du ministre de la Santé et des Services sociaux rapportées dans un article de La Presse (« Cinquième vague en Europe – Le ministre Dubé inquiet des régions moins vaccinées », 17 novembre 2021), l’indicateur principal serait la fréquence des nouveaux cas de COVID-19, même s’il est sous-entendu, dans cette perspective, que plus il y a de cas, plus il y a d’hospitalisations et de décès. Même s’il est certainement pertinent de le faire, je ne veux pas remettre ici en question le choix de ce critère pour évaluer la gravité de la crise sanitaire et essayer d’établir une corrélation entre la couverture vaccinale et l’évolution de la situation sanitaire. Acceptons de jouer le jeu pour voir si cette corrélation existe bel et bien.

Signalons d’abord un article de Réinfo Covid (La vaccination n’a aucun effet sur les taux d’incidence en France, 20 novembre 2021) qui montre que la corrélation entre la couverture vaccinale et le taux de vaccination n’existe tout simplement pas quand on compare les départements français entre eux. Et il est vraisemblable que la même chose soit observable dans les autres pays européens, par exemple l’Autriche, où l’on a confiné d’abord seulement les non-vaccinés, pour ensuite annoncer le confinement de toute la population et l’obligation pour tous de se faire vacciner d’ici février 2022, sinon…

Mais revenons au Québec et aux statistiques publiées par la journaliste pour appuyer le discours du ministre Dubé :

« Les régions les plus touchées présentement par la pandémie affichent les taux de vaccination les plus faibles. Le Nunavik, où l’on rapporte présentement 241 nouveaux cas par 100 000 habitants, affiche le taux de vaccination le plus faible, à 50,9 %. »

La journaliste, comme beaucoup de ses confrères et consœurs, manque de précision. S’agit-il de 241 nouveaux cas par 100 000 habitants par jour ? Si oui, s’agit-il de cas dépistés en une seulement journée ou d’une moyenne observée dernièrement ? Dans le dernier cas, quelle est la période de référence pour calculer cette moyenne ? Une semaine ? Nous n’en savons rien, et la journaliste n’en sait peut-être rien elle non plus, et régurgite simplement les données qui lui ont été fournies par le gouvernement. On en vient à se dire que cette déclaration ne découle pas d’une analyse des données, mais que les données ne nous sont fournies que pour donner une impression de preuve statistique de ce qui est déclaré.

Dans l’en-tête de la page « Données COVID-19 par région sociosanitaire » du site de l’Institut national de santé publique du Québec, on peut lire ceci :

« Données non présentées en tout temps : Cas, décès, hospitalisations et dépistage des régions du Nunavik et des Terres-Cries-de-la-Baie-James, ainsi que les hospitalisations de la région Nord-du-Québec. »

Allons maintenant voir s’il y a quelque chose dans le jeu de données « Portrait quotidien des cas confirmés répartis par région, groupe d’âge et sexe ». Comme son nom l’indique, il ne s’agit pas d’un historique, mais seulement d’un état de la situation à un moment donné, depuis le début de l’arrivée officielle du virus. Si bien que tout ce que nous pouvons savoir de la situation au Nunavik, c’est qu’il y a eu 824 cas dépistés et 581 cas rétablis depuis le début. Puisque nous ignorons combien de décès ont été attribués au virus dans cette région, nous ne pouvons même pas savoir avec exactitude combien il y a de cas actifs présentement. Et il n’y a pas davantage d’informations utiles sur le site de Statistiques Canada, qui dispose seulement d’informations sur les provinces et sur les territoires, et pas sur les régions qui les constituent. Quant au site de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN), on n’y trouve pas la moindre information utile, du moins pas en français et en anglais. Je ne sais pas ce qu’il en est en inuktitut.

Compte tenu du manque d’informations, je suis obligé de me référer à un autre article de journal (« Combattre la COVID-19 avec l’armée au Nunavik ? », Le Devoir, 19 novembre 2021) où la Dre Marie Rochette, directrice de la santé publique de la RRSSSN, nous informe un peu plus clairement de la situation :

« Le Nunavik affiche actuellement le pire bilan de COVID-19 au Québec. Son taux de cas actifs par 100 000 habitants frôle les 1825, loin devant le réseau local de services du Granit, en Estrie, qui arrive deuxième avec 516.

La COVID-19 s’est répandue comme une traînée de poudre au Nunavik depuis la détection du premier cas, le 7 octobre. La Santé publique recensait jeudi 222 cas actifs. « La situation n’est pas totalement maîtrisée », reconnaît la Dre Rochette. »

Finalement nous avons une idée approximative du taux de cas actifs par 100 000 habitants. La population de cette région sociosanitaire était d’environ 13 000 habitants en 2016, ce qui a vraisemblablement diminué un peu depuis, puisqu’en faisant une « règle de trois », nous arrivons à 12 164 habitants. Ce taux est effectivement beaucoup plus élevé que le reste du Québec. En date du 19 novembre, il y a 6 128 cas actifs au Québec selon l’INSPQ, pour une population totale d’environ 8 425 737 habitants à la fin de l’année 2021, ce qui correspond à un taux global d’environ 73 cas actifs par 100 000 habitants.

Ceci dit, j’attire l’attention sur le fait qu’on parle de la détection d’un premier cas le 7 octobre. Je suppose qu’il s’agit du premier cas cet automne, des cas ayant déjà été dépistés au Nunavik l’année dernière, il me semble. Se pourrait-il qu’en raison de l’éloignement et de l’isolement de cette région, la quatrième vague y ait commencé plus tard qu’ailleurs au Québec ? S’il en est ainsi, ne serait-il pas plus juste de comparer la situation actuelle au Nunavik à celle que connaissaient les autres régions vers la mi-septembre ? Mais les cas dépistés ayant recommencé à augmenter ailleurs au Québec, en partie à cause de l’arrivée progressive de l’hiver (n’oublions pas que nous avons affaire à une maladie respiratoire saisonnière), il faut peut-être malgré tout sens de comparer le Nunavik aux autres régions du Québec. Mais alors il faudrait tenir compte de sa position géographique et du fait que l’hiver y est déjà pleinement installé. C’est donc aller très vite en affaire que de dire que la couverture vaccinale plus faible est la seule cause ou la principale cause du taux plus élevé de cas actifs par 100 000 habitants.

Ensuite le confinement qui a été imposé à six des quatorze communautés inuites (le virus circulerait dans dix de ces communautés) joue peut-être un rôle significatif dans l’augmentation du nombre de cas actifs :

« Deux communautés — Tasiujaq et Aupaluk — sont récemment passées au palier d’alerte rouge. Leur population est confinée, et les lieux publics non essentiels, comme les écoles et les services de garde, sont fermés. Quatre autres villages vivent sous le même régime, dont Salluit depuis un mois.

Un confinement difficile pour les résidents qui vivent nombreux dans de petits logements. « On se retrouve avec des familles qui doivent passer plusieurs jours, voire des semaines en isolement complet parce qu’une personne est infectée, après ça, une autre personne de la maisonnée l’est, se désole la Dre Rochette. Ça amène un fardeau très important sur les familles. » »

Ce qui est aggravé par le fait que les familles, plus nombreuses qu’ici, vivent souvent dans des logements exigus, ce qui est très favorable à la propagation du virus, compte tenu de tout le temps passé à l’intérieur en raison de l’hiver (mais peut-être que les Inuits, habitués aux grands froids, sont-ils moins douillets que le reste de la population québécoise), du confinement et de l’isolement préventif.

Tout ceci pour dire que d’autres facteurs susceptibles de favoriser la propagation du virus devraient être pris en compte quand on compare le Nunavik aux autres régions du Québec. N’en déplaise au ministre Dubé et à la journaliste de La Presse, la couverture vaccinale n’est pas le seul facteur qui importe.


Passons aux autres données que propage la journaliste de La Presse sur les autres régions où le virus se propageraient plus qu’ailleurs :

« Deuxième région la plus touchée, avec 16 nouveaux cas par 100 000, l’Estrie compte 74,7 % de sa population adéquatement vaccinée. C’est en bas de la moyenne québécoise est de 77,5 %. Même chose pour Chaudière-Appalaches, où 75,9 % des citoyens ont leurs deux doses. Plus à l’est, la Côte-Nord, où le taux de vaccination est de 74,7 %, connaît depuis peu une forte hausse des cas. »

Selon la Vigie des activités de vaccination contre la COVID-19 et de suivi des couvertures vaccinales au Québec du 19 novembre 2021 (page 9, tableau 5b), les régions de l’Outaouais, de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec ont respectivement une couverture vaccinale de 73,5 %, de 74,4 % et de 73,1 %. (J’exclus les Terres-Cries-de-Baie-James, qui posent les mêmes problèmes de comparaison que le Nunavik.)

Pourquoi la journaliste ne parle-t-elle pas de ces régions ? Serait-ce parce que le taux de cas actif par 100 000 habitants n’y est pas particulièrement élevé et est même plus bas que dans des régions qui ont une meilleure couverture vaccinale ? En date du 19 novembre, l’Outaouais a un taux de cas actifs de 24,7 par 100 000 habitants, alors que l’Abitibi-Témiscaminque en a un de 30,5 et que le Nord-du-Québec en a un de 0. La Mauricie-Centre-du-Québec, Montréal, Laval, Lanaudière, les Laurentides et la Montérégie ont toutes un taux de cas actifs par 100 000 habitants plus élevé malgré une plus grande couverture vaccinale.

(J’ai finalement trouvé sur le site de l’INSPQ les données que je cherchais dans la première partie du billet, mais tout au bas de la page principale des données COVID-19, qui porte pourtant de manière générale sur l’ensemble du Québec. J’ai décidé de ne pas réécrire le début du billet pour faire sentir à mon lecteur à quel point les données rendues disponibles par le gouvernement sont mal organisées et éparpillées, et aussi parce que les recherches qui ont suivi m’ont permis de faire des trouvailles que je juge intéressantes.)

En compilant ces données dans un même tableau et en les triant par ordre croissant de couverture vaccinale des régions, voici ce qu’on obtient :

Et maintenant sous la forme d’un tableau, en classant les régions en ordre croissant de couverture vaccinale sur l’axe des x, en y incluant l’ensemble du Québec (77,6%) :

On pourrait certainement affiner la comparaison en la faisant porter sur des sous-régions, sur des villes et sur des villages (si on disposait de ces données), en tenant compte des réalités différentes entre les zones urbaines, sub-urbaines et rurales, en tenant compte aussi du pourcentage de couverture vaccinale des différents groupes d’âge dans chaque région. Et nous pourrions faire le même exercice avec les taux d’hospitalisations et de décès par 100 000 habitants, au lieu du taux de cas actifs. Mais il faudrait qu’il y en ait assez dans chaque région pour que ça ait une certaine valeur statistique.

Pour l’instant, cela suffit pour montrer qu’à partir des données officielles du gouvernement du Québec, il ne semble pas y avoir de corrélation entre la couverture vaccinale des régions et la propagation du virus. Quant à Fanny Lévesque, la journaliste de La Presse, elle utilise les données qui lui conviennent et elle ignore les autres qui « ne font pas son affaire ».

Il serait donc arbitraire, sous prétexte de ralentir la propagation du virus, d’imposer des mesures sanitaires ciblant seulement les personnes non vaccinées, ce que le ministre Dubé semble exclure :

« Le ministre Dubé écarte pour l’heure l’imposition de mesures spéciales pour les régions où la couverture vaccinale est moindre ou d’autres contraintes visant spécifiquement les personnes non vaccinées, comme c’est le cas en Autriche par exemple. « On n’est pas là », a lancé le ministre. M. Dubé a fait valoir qu’il souhaite miser sur la communication et la sensibilisation pour convaincre les non-vaccinés de retrousser leur manche. »

Autrement dit, le ministre nous dit : « Pas pour l’instant. » Mais nous savons d’expérience que souvent cela veut dire « plus tard ».