Considérations stratégiques pour la défense de la liberté d’opinion et de discussion (2)

Je continue ici la réflexion commencée dans mon billet du 28 décembre 2022, où j’ai essayé de montrer qu’il est maladroit et inefficace de parler de censure ou même de limites imposées à la liberté d’opinion et de discussion quand nous essayons de défendre cette liberté en discutant avec des interlocuteurs qui sont convaincus qu’on ne saurait pratiquer la censure et limiter cette liberté dans les démocraties occidentales. Une telle affirmation, gratuite et même scandaleuse pour eux, a généralement pour effet qu’ils se cabrent avant même que nous commencions à argumenter. C’est pourquoi j’ai proposé de parler simplement de limites imposées à l’expression et la discussion de certaines opinions, en nous abstenant même de parler de censure et d’atteintes à la liberté d’expression et de discussion. Il s’agit alors d’ouvrir la discussion en leur faisant admettre qu’ils sont pour qu’on restreigne l’expression et la discussion de certaines opinions jugées fausses, nuisibles, immorales et même dangereuses, et ce, dans l’intérêt public. À partir de ce point, il est possible, avec certaines de ces personnes, d’examiner les effets des limites imposées à l’expression et la discussion de ces mauvaises opinions.

Nous pourrions commencer cette deuxième phase de la discussion en essayant de montrer que ces opinions ne sont pas si absurdes, immorales et nuisibles qu’il semble à première vue, et qu’il est impossible d’en juger en connaissance de cause sans permettre à ceux qui les défendent de s’exprimer publiquement et sans discuter avec eux. Nous pourrions aussi soutenir que les opinions, même quand elles sont fausses et absurdes, ne sont pas en elles-mêmes nuisibles ou dangereuses, que ce sont seulement les actions qui peuvent être nuisibles ou dangereuses et qu’il faut contrôler dans une certaine mesure, et qu’il est impossible de juger en connaissance de cause du caractère nuisible ou dangereux de ces actions sans tolérer l’expression et la discussion des opinions selon lesquelles ces actions ne seraient pas dangereuses. Qui penserait le contraire ne prétendrait-il pas être infaillible ?

Nos interlocuteurs reconnaîtraient certainement qu’ils ne sont pas infaillibles, mais sans en tirer les conséquences pratiques. Il serait malgré tout indiscutable, à leurs yeux, que les opinions décriées seraient non seulement fausses et absurdes, mais qu’elles seraient en elles-mêmes nuisibles et dangereuses, ou en ce qu’elles inciteraient à commettre des actes nuisibles et dangereuses. Ils invoqueraient alors les déclarations des autorités et le consensus qui régnerait parmi les experts, malgré tous les efforts faits pour ignorer, écarter et faire taire les experts qui ne se conformeraient pas au soi-disant consensus. Ils auraient aussi recours, explicitement ou implicitement, à la force du troupeau : « Nous tous qui pensons la même chose, nous ne pouvons quand même pas nous tromper. » Qu’importe à ces personnes qu’au cours des siècles passés, ce soient précisément les opinions qu’on pouvait difficilement remettre en question, et qui auraient fait consensus sauf parmi les méchants et les fous, qui ont mené à des actions que nous considérons aujourd’hui comme de graves injustices ou des atrocités, justement parce qu’on ne pouvait pas les remettre en question ouvertement. C’est que les membres des troupeaux actuels sont incapables de concevoir qu’ils pourraient ne pas être du bon côté, exactement comme les membres des troupeaux des siècles passés.

Il faut donc nous y prendre autrement. Nous ne pouvons pas raisonnablement espérer que nos interlocuteurs se mettent à douter soudainement que les opinions dont ils veulent restreindre ou contrôler l’expression et la discussion soient fausses, nuisibles et aussi dangereuses qu’on le prétend souvent. Si cela était possible, il y aurait déjà moins d’obstacles à l’expression et la discussion publique de ces opinions. Je pense donc qu’il nous faut faire comme si nous leur concédions que les opinions dont ils veulent limiter l’expression et la discussion sont fausses et mauvaises. À partir de là, nous pouvons essayer d’examiner, avec ceux de nos interlocuteurs qui sont assez posés et intelligents, si ces restrictions et ce contrôle permettent vraiment d’atténuer les effets nuisibles qu’ils attribuent aux opinions ciblées, ou si elles aggravent en fait ces effets. En nous y prenant de cette manière, peut-être pourrons-nous affaiblir subrepticement le soutien moral d’une partie de la population aux politiques de censure des gouvernements et des grands médias traditionnels, ainsi que des médias sociaux et des plateformes de diffusion les plus connues.

Voici quelques-unes des questions auxquelles nous pourrions essayer de répondre avec ces interlocuteurs, en faisant comme si nous étions du même côté qu’eux, et non des défenseurs des opinions dissidentes condamnées et de la liberté d’opinion et de discussion.

Est-il vrai que ces opinions jugées fausses, nuisibles et même dangereuses disparaissent ou arrêtent de circuler simplement à cause des efforts faits pour en entraver ou en empêcher l’expression et la discussion publiquement ? Ne continuent-elles pas alors de se répandre sournoisement ? Les personnes qui adhèrent à ces opinions ne verront-elles pas, dans ces efforts des gouvernements et des médias pour étouffer ou faire taire leur voix, une confirmation des opinions qu’elles défendent ? Ne trouveront-elles pas alors qu’il est tout à fait légitime de s’adonner encore plus au prosélytisme ? N’auront-elles pas tendance à se durcir et à se radicaliser, ce qui arriverait moins souvent si elles ne sentaient pas qu’on exerce des pressions sociales sur eux et si elles ne s’exposaient pas à des sanctions disciplinaires imposées par leur employeur ou leur ordre professionnel ? Ne leur donne-t-on pas l’occasion de se présenter comme des victimes et ainsi d’attirer la sympathie de certains de leurs concitoyens, qui sont alors disposés plus favorablement aux opinions qui sont les leurs et dont on voudrait arrêter ou diminuer la circulation ? Du même coup, les gouvernements, les grands médias, les Big Tech, les employeurs et les ordres professionnels ne s’exposent-ils pas à des accusations de censure, de persécution et même de tyrannie ? Ne court-on pas le risque de faire ainsi le jeu de ceux qui promeuvent des opinions considérées fausses et nuisibles, dont l’une des composantes importantes est justement la méfiance vis-à-vis de ces institutions et de ces organisations ? N’est-il pas vrai que la seule apparence, même trompeuse, de censure, de persécution et de tyrannie suffit à susciter des émois dans certaines franges de la population et à les mettre dans des dispositions d’esprit susceptibles de leur faire adhérer à des opinions fausses et nuisibles et à des théories du complot qu’elles n’auraient pas prises au sérieux autrement ? Considérant tout cela, ne devons-nous pas en venir à la conclusion que nous obtenons en réalité des résultats contraires à ceux qu’on essaie d’obtenir en entravant ou en empêchant l’expression et la discussion des opinions non fondées, fausses et nuisibles, ou la circulation de la désinformation ou de la propagande provenant de pays rivaux ou ennemis ? N’est-il pas à craindre que nous alimentions ainsi les troubles sociaux que nous nous efforçons justement d’éviter, alors que notre société traverse une période de crise et a déjà été meurtrie par les mesures sanitaires que nos gouvernements ont été dans l’obligation d’imposer pour maîtriser la pandémie ?

Au lieu d’aggraver à notre insu la situation en cherchant à entraver ou à empêcher l’expression et la discussion des informations et des opinions jugées fausses et nuisibles, ne serait-il pas préférable de faire le contraire ? Ces informations et ces opinions ne pourraient-elles pas être remises en question et montrées pour ce qu’elles sont véritablement s’il était possible, lors de débats publics faits dans les règles de l’art et opposant des experts, des intellectuels ou des reporters, de montrer que ceux d’entre eux qui diffusent ces informations et qui soutiennent ces opinions se trompent ? Ne serait-il pas beaucoup plus convaincant, pour ceux qui partagent ces opinions ou pour les indécis, de voir ces experts, ces intellectuels ou ces reporters reconnaître publiquement qu’ils se trompent ou de montrer au public, ou de constater qu’ils sont incapables de répondre aux objections qu’on leur fait, que de voir qu’on cherche simplement à écarter ces informations et à faire taire ces opinions, ou à les déclarer fausses et nuisibles sans donner le droit de réplique à ces personnes qui les répandent ou les défendent – ce qui veut dire qu’elles auront beau jeu de répliquer sur leur blog ou dans des vidéos qui circuleront sur des plateformes alternatives, que liront ou regarderont leurs partisans et qui resteront souvent sans réponses par les experts, les intellectuels et les journalistes qui combattent la mésinformation et la désinformation, ainsi que les opinions fausses, nuisibles et dangereuses ? En procédant de cette manière, en permettant à ces informations et à ces opinions d’être défendues ouvertement et en les démontant dans un débat contradictoire, en n’exposant pas à des sanctions ou à des représailles les défenseurs de ces informations et opinions fausses et nuisibles, ne nous mettons-nous pas à l’abri des accusations de censure, de persécution et de tyrannie qui trouveront toujours créance auprès des personnes crédules, ne redonnons-nous pas confiance en nos gouvernements, en nos institutions et en nos grands médias, ne réduisons-nous pas les chances que se produisent des troubles sociaux, ne contribuons-nous pas à réparer les fissures qui déchirent notre société, malgré toutes les difficultés auxquelles nous sommes confrontés, comme la pandémie, la guerre en Ukraine, l’inflation, la crise énergétique et la crise climatique et écologique ? Puisqu’il est évident que nous avons raison et que ce sont les autres qui se trompent et qui répandent des informations et des opinions fausses et nuisibles, puisque nous sommes en mesure de montrer qu’il en est ainsi, pourquoi craindrions-nous de tels débats ? Bien au contraire, n’avons-nous pas intérêt à les organiser et leur donner toute la visibilité voulue, car c’est grâce à eux que la vérité triomphera et que l’intérêt public prévaudra ?

On l’aura compris, il est important de profiter de la vanité et de l’outrecuidance de nos concitoyens qui sont convaincus d’être dans le vrai et dans le bien simplement parce qu’ils sont beaucoup à croire et à répéter ce que disent en chœur les politiciens, les bureaucrates, les journalistes, les experts patentés et les célébrités. Il faut renforcer l’opinion selon laquelle ils sont supérieurs à ces complotistes et à toutes ces personnes qui ont de drôles d’idées, qui se trompent et qui délirent. Il faut leur donner l’impression qu’ils sont rusés et qu’ils tendent un piège à ces dernières en leur permettant de dire publiquement ce qu’elles pensent, dans le cadre d’un débat, et ainsi leur donner l’occasion de perdre la face publiquement et de discréditer les opinions fausses et nuisibles et les thèses complotistes qu’elles défendent.

Gardons-nous toutefois d’être naïfs ou trop optimistes. Il est peu probable que, même si les arguments présentés dans ce billet réussissaient à faire peu à peu leur chemin dans l’opinion publique, cela suffise à inciter ou à forcer les gouvernements, les grands médias, les universités et les centres de recherche à organiser des débats publics sur des questions ou des problèmes qu’ils préfèrent ne pas voir débattus. Le principal avantage que nous pourrions obtenir d’une certaine sensibilité de nos concitoyens à ces arguments, ce serait un affaiblissement du soutien de la population aux politiques de censure et de contrôle de l’information et de l’opinion qui sont malheureusement à la mode actuellement. Les institutions et les organisations qui conçoivent ou appliquent ces politiques pourraient plus difficilement croire qu’elles bénéficient de ce soutien et devraient donc agir avec plus de précaution. Ce serait déjà quelque chose de gagner.

En fait, il faudrait nous méfier si ces institutions et ces organisations se rendaient trop facilement et trop rapidement à ces arguments et se montraient disposées à organiser des débats publics opposants des experts, des intellectuels ou des reporters conformistes à d’autres qui seraient dissidents. N’oublions pas que nous avons affaire à des tordus et à des salopards qui sont prêts à tout pour arriver à leurs fins ou pour servir les intérêts de ceux qui les financent. Non seulement les organisateurs de ces débats pourraient les mettre en scène pour avantager les participants qui défendent des idées reçues et pour désavantager les autres participants qui critiquent ces idées et en défendent d’autres, mais ces organisateurs pourraient aussi inviter les moins articulés et les moins solides parmi les dissidents, voire ceux qui semblent les plus fous et les plus détestables, pour discréditer publiquement les opinions dissidentes dont il s’agit. Ils pourraient même inviter des pseudo-dissidents qui auraient infiltré les rangs des dissidents pour les engager sur des voies infructueuses, pour les faire délirer, pour les induire en erreur et pour les discréditer, car c’est probablement quelque chose qui se fait depuis 2020, et peut-être même avant, bien qu’il soit très difficile de le prouver. Il importerait alors, tout comme il l’importe déjà, de critiquer ces vrais membres ou ces faux membres de la dissidence quand ils font des déclarations excessives, gratuites, arbitraires ou même délirantes.

Nous pouvons aussi prendre l’initiative et ne pas abandonner à nos adversaires – dont nous ne saurions trop nous méfier – le choix du terrain. Qu’est-ce qui nous empêche d’organiser nous-mêmes de tels débats publics, en leur donnant la forme qui convient, et en servant les arguments présentés plus hauts aux diverses autorités qui pourraient être mécontentes et aux participants conformistes pour essayer de les convaincre qu’il est d’utilité publique de discuter avec les dissidents qui feraient de la désinformation et qui répandraient des opinions fausses et nuisibles, pour en finir avec cette déformation et ces opinions trompeuses ? S’il s’avérait impossible d’obtenir la participation des conformistes, nous pourrions décider de nous battre avec les mêmes armes que nos adversaires, et faire passer pour des participants conformistes des médecins, des scientifiques, des experts et des intellectuels dissidents qui ne seraient pas encore identifiés comme tels et qui ne seraient donc pas compromis. En jouant les imbéciles et même les fous, ils pourraient contribuer à affaiblir les opinions ou les « vérités » qu’on cherche à nous imposer péremptoirement, tout en prenant des précautions pour ne pas s’exposer à des sanctions disciplinaires ou à des représailles. Et si les véritables conformistes n’étaient pas contents des résultats, ils n’auraient qu’à participer à ces débats publics.