Considérations stratégiques pour la défense de la liberté d’opinion et de discussion (1)

Jamais je n’aurais cru, il y a quinze ou vingt ans, que je me retrouverais à devoir défendre la liberté d’opinion et de discussion au Canada, pas seulement contre des bien-pensants dépourvus de pouvoir, mais aussi contre nos gouvernements qui renforcent ce moralisme et qui s’appuient sur lui pour censurer les opinions divergentes, pour dénigrer publiquement et avec le concours des grands médias ceux qui les défendent, et pour les exposer à des sanctions disciplinaires et économiques plus ou moins graves imposées par leur ordre professionnel ou par leur employeur, et parfois même à des poursuites en justice sous prétexte de discours haineux.

Comme il faut bien s’y attendre, les personnes qui soutiennent ces tendances et ces politiques ne disent pas et, souvent, ne pensent pas être en faveur de la censure. C’est d’autre chose qu’il s’agirait selon eux, car ce ne sont presque jamais ceux qui pratiquent ou qui soutiennent la censure qui parlent de censure, mais plutôt ceux qui sont censurés ou qui observent cette censure de loin, sans être concernés par elle, parce qu’ils vivent dans un autre pays ou à une autre époque. C’est que, pour ces personnes qui pratiquent ou qui soutiennent la censure, il y a tout de même des choses qu’on ne devrait pas pouvoir dire tant elles seraient fausses, délirantes, nuisibles, immorales et donc dangereuses. C’est que, pour ces personnes, on pourrait très bien s’opposer à la libre expression et à la libre discussion de ces opinions sans faire de la censure : ce serait seulement une question de bon sens, de décence et de moralité que d’entraver, d’empêcher ou de punir l’expression de ces opinions. Certaines d’entre elles vont même jusqu’à penser qu’on protège ainsi la liberté de discussion, puisqu’il serait de toute façon impossible de discuter raisonnablement avec des personnes qui exprimeraient des opinions à ce point nauséabondes, folles et dangereuses, et qui les répandraient de cette manière, rendant ainsi plus difficile et moins fructueux le débat public indispensable dans notre société démocratique.

Nous nous retrouvons donc souvent à prendre part à un dialogue de sourds quand, nous qui défendons la liberté totale d’opinion et de discussion, nous nous efforçons de montrer à des personnes favorables à la censure quels sont les maux de la censure. Si elles ne se braquent pas à la seule idée que la censure pourrait exister maintenant chez nous (et pas seulement à d’autres époques et dans d’autres pays), elles persistent généralement à croire ou à prétendre qu’elles sont bien entendu contre la censure. Comment de bonnes personnes comme elles pourraient-elles être pour une chose aussi mauvaise que la censure ? Impossible ! Ceux qui, à partir de ce point, réussiraient à discuter de la censure avec ces personnes seraient très habiles.

Pour ne pas nous retrouver dans cette situation, il vaut mieux éviter de parler de censure, du moins au début d’une telle discussion. Même en essayant de la redéfinir comme le seul fait d’interdire, d’empêcher ou d’entraver l’expression et la discussion de certaines opinions, peu importe si elles sont vraies ou fausses et bonnes ou mauvaises, et peu importe si c’est justifié ou non, la connotation négative de la censure demeure, et le jugement moral qu’elle véhicule indispose nos interlocuteurs. Nous pourrions alors décider de parler seulement de limites imposées à la liberté d’opinion et de discussion, au lieu de censure. Mais nos interlocuteurs persisteraient probablement à penser ou à prétendre qu’ils ne soutiennent pas la limitation de la liberté d’opinion et de discussion, et que, dans l’intérêt public, on ne peut quand même pas laisser circuler des opinions fausses, mauvaises et dangereuses. Nous ne gagnerions probablement rien à nous entêter à affirmer qu’ils sont pour la limitation de la liberté d’opinion et de discussion. Si ce dont nous nous soucions, c’est d’avoir une chance de produire des effets sur les opinions, les sentiments et les comportements de nos interlocuteurs qui sont d’un autre avis que nous, ne vaudrait-il pas mieux parler simplement de limites qu’on impose ou qu’on veut imposer à l’expression de certaines opinions jugées fausses, mauvaises et même dangereuses, et le refus de discuter ou d’argumenter avec ceux qui les défendent. Cela n’aurait-il pas l’avantage de leur faire reconnaître qu’ils sont en faveur de ces limites et de ce refus ? Il me semble que nos interlocuteurs auraient alors beaucoup moins de raisons de se cabrer au tout début de la discussion, et qu’ils ne se sentiraient pas accusés, de manière gratuite et même farfelue, d’être pour la censure et contre la liberté d’opinion et de discussion, puisqu’ils croient ou prétendent être des défenseurs des valeurs et des institutions démocratiques.

Il importe donc d’essayer de nous mettre dans la peau des personnes avec lesquelles nous voulons discuter. Discuter, ce n’est pas toujours appeler les choses par leur nom. Cela implique parfois d’adopter un point de vue ou un point de départ qui convient à nos interlocuteurs et qui rend possible la discussion, au lieu de la saboter par excès de franchise ou par maladresse. Dans le cas qui nous intéresse ici, il me semble que c’est ainsi que nous pouvons avoir une chance d’examiner, avec certaines de ces personnes, les effets et les implications des limites qu’on impose à l’expression et à la discussion de certaines opinions, sans parler de censure et d’atteintes à la liberté d’opinion et de discussion (même si c’est bien ce dont il s’agit), afin d’essayer de leur faire peu à peu envisager notre point de vue.

Suite