Conditions du droit de manifester

Nos gouvernements et la grande majorité de la classe politique disent reconnaître le droit de manifester. Mais ils imposent à ce droit tellement de limites, juridiques et morales, que nous pouvons nous demander si nous nous y conformions, nous aurions alors encore le droit de manifester au sens fort du terme.

 

Le droit de manifester ne dépend pas des opinions défendues

Nos politiciens, s’ils ne contestent pas le droit de manifester, prétendent souvent qu’il y a, d’un côté, de bonnes raisons de manifester et, de l’autre, qu’il y a de mauvaises raisons de manifester. Si nous avons de bonnes raisons, nous pouvons manifester sans être inquiétés, obtenir le soutien de certains politiciens ou même du gouvernement, et êtres excusés s’il y a des bris et des altercations avec la police, des contre-manifestants ou des badauds. Si par contre nous avons de mauvaises raisons, nous devrions nous abstenir de manifester ou le faire très discrètement, sans troubler la « paix publique ». Dans le meilleur des cas, on nous tolère, même si tous les politiciens se dissocient de nous et nous dénoncent même. Dans le pire des cas, quelques vitrines cassées et poubelles incendiées suffisent pour que les policiers déclarent la manifestation illégale et ordonnent aux manifestants de se disperser, remettent des constats d’infraction et des amendes, procèdent à des arrestations et utilisent leurs matraques, leur gaz lacrymogène, leur poivre de Cayenne, leurs grenades désencerclement et leurs fusils à balles de caoutchouc. Au besoin, on peut même faire venir l’armée pour donner un coup de main aux forces policières, comme on en évoque la possibilité avec les camionneurs installés à Ottawa.

Bref, nous pouvons manifester sans être traînés dans la boue, sans être considérés comme une dangereuse menace pour la société et sans courir le risque d’avoir des ennuis et de subir des blessures, seulement quand les opinions que nous défendons sont conformes à celles du gouvernement et de la majorité de la classe politique. Mais quel est donc l’intérêt de manifester pour quelque chose à quoi adhèrent le gouvernement et la classe politique ? L’objectif d’une manifestation n’est-il pas justement de faire entendre au gouvernement et à la classe politique des opinions politiques qui ne sont pas les leurs et auxquelles ils s’opposent même farouchement, et aussi d’exercer des pressions sur eux ? À l’inverser, que serait une « manifestation » qu’approuveraient le gouvernement et la classe politique, sinon un simple rassemblement partisan ou pro-gouvernemental ?

Je dis la chose franchement : si les manifestants doivent obtenir la sanction gouvernementale pour avoir le droit de manifester, selon les opinions que la classe politique considère acceptables ou tolérables, nous n’avons pas le droit de manifester, ou du moins ce droit est dangereusement compromis. Car le droit de manifester est une illusion aussi longtemps que celui-ci ne nous est pas reconnu indépendamment des opinions qui sont défendues et de ce que peuvent en penser le gouvernement et la classe politique.

 

Le droit de manifester est incompatible avec le maintien de la tranquillité

Nous entendons aussi souvent des politiciens dire qu’ils reconnaissent le droit de manifester pour défendre des opinions qu’ils désapprouvent et qu’ils considèrent dangereuses, mais seulement si c’est dans le respect des autres personnes, qu’il ne faudrait pas déranger et dont il ne faudrait pas troubler la tranquillité. Les manifestants ont alors le droit de manifester s’ils n’entravent pas la circulation, s’ils évitent les zones qu’on leur a interdites, s’ils ne font pas trop de vacarme et s’ils n’empêchent pas les familles de profiter de quelque festivité en toute quiétude, par exemple le Carnaval de Québec. Agir autrement, ce serait « troubler la paix publique » et faire du grabuge.

Ce serait de la folie de nier que les manifestations peuvent déranger certains de nos citoyens, qui aimeraient continuer à vaquer tranquillement à leurs occupations, dans l’insouciance la plus complète. Et ce serait manquer d’honnêteté de nier qu’un des buts des manifestations, c’est justement de déranger nos concitoyens et de les forcer à reconnaître que tout le monde n’est pas du même avis qu’eux, par exemple sur les mesures dites sanitaires, alors qu’ils voudraient l’ignorer.

Si c’est ce qu’on veut dire par faire du grabuge, et si on tolère les manifestations seulement quand il n’y a pas de grabuge, on nie de fait le droit de participer à des manifestations qui sont vraiment des manifestations, pour tolérer seulement des rassemblements qui sont tellement tranquilles qu’ils ne permettent pas d’atteindre les objectifs d’une manifestation.

 

Le droit de manifester est incompatible avec la « tolérance zéro »

Nos politiciens disent que nous avons le droit de manifester, tout en affirmant que ce sera la « tolérance zéro » si on affiche des symboles jugés haineux et si on profère des paroles considérées haineuses. Outre le fait que ce qui est haineux est laissé à l’appréciation arbitraire des politiciens, des policiers et des journalistes, souvent ces symboles et paroles « haineux » ne sont pas illégaux. Je ne vois pas pourquoi il faudrait alors sévir contre les manifestants en leur contestant leur droit de manifester. Alors qu’on aimerait les priver du droit de manifester sous prétexte que ces actes et ces paroles seraient inadmissibles, ces actes sont en fait considérés (encore plus) inadmissibles, et parfois qualifiés d’illégaux et de criminels, justement parce qu’ils ont eu lieu dans le cadre d’une manifestation qu’on désapprouve. Ce n’est pas la manifestation qu’on ne tolère pas parce qu’il s’y passerait des actes intolérables, mais ce sont plutôt ces actes qu’on ne tolère pas parce qu’on considère cette manifestation intolérable.

Même dans le cas où les actes et les paroles considérés haineux seraient illégaux, l’idée de la « tolérance zéro » est incompatible avec le droit de manifester si ces actes et ces paroles sont traités différemment par les forces de l’ordre en fonction de leur contexte. C’est porter atteinte au droit de manifester que de traiter les manifestants soupçonnés ou coupables avec plus de brutalité et de sévérité que si ces actes et ces paroles avaient eu lieu dans un autre contexte que celui de la manifestation. C’est aussi porter atteinte à ce droit que de remettre en question la légalité de la manifestation et le droit de manifester de tous les manifestants parce que certains d’entre eux auraient porté des symboles haineux interdits et proféré des paroles illégales, par opposition à tous les autres qui ne l’ont pas fait, et qui se trouvent privés d’un de leurs droits et punis quand même, tout simplement parce qu’ils participent à cette manifestation. Voilà qui devient encore plus problématique compte tenu que les forces policières ont parfois recours à des agents provocateurs qui peuvent infiltrer les manifestants, porter des symboles jugés haineux, proférer des paroles considérées haineuses, et même commettre des actes dits haineux, afin que tous les manifestants en portent le blâme et que la manifestation cesse d’être tolérée par les politiciens et les forces de l’ordre. S’il en faut si peu pour que nous soyons privés du droit de manifester, il nous faut reconnaître que ce droit ne nous est pas assuré et qu’il peut facilement nous être retiré.

Plus les interdictions d’ordre juridique ou moral sont étendues et floues, plus notre droit de manifester ne tient à rien et n’existe que sur le papier.