Comparaison de deux cas de confinement

Imaginons deux cas de confinement pour comparer les obligations et les privations qui sont alors exigées des personnes. D’un côté, un célibataire sans enfants et en bonne santé qui habite seul. De l’autre, une personne considérée comme à risque qui vit avec son conjoint et ses enfants d’âge scolaire.

 

Le célibataire sans enfants et en santé

Bien sûr, le célibataire n’a pas à s’occuper d’enfants qu’il n’a pas alors que les possibilités d’activités sont limitées et qu’il faut passer beaucoup de temps enfermés à l’intérieur, sous prétexte de limiter les contacts et d’arrêter la propagation du Virus, avec les résultats que l’on connaît, selon les statistiques officielles du gouvernement. Puis il peut se considérer chanceux d’être encore jeune et en bonne santé.

Mais sa vie n’est pas non plus une partie de plaisir. Malgré le confinement, il travaille huit heures par jour dans une tour à bureaux déserte où il fait du soutien informatique. Il est considéré comme un service essentiel, car sans lui ses collègues ne pourraient pas travailler en cas de problème avec les ordinateurs auxquels ils se connectent à distance. Avant l’entrée en vigueur du couvre-feu, il faisait souvent des promenades avec un ami en soirée. Mais maintenant c’est plus compliqué. Il finit de travailler à 17 h 30 et il est de retour chez lui à 18 h 15. S’il cuisine et mange en vitesse, il peut sortir pour aller faire une promenade à 19 h. Comme son ami se trouve à 30 minutes d’autobus, impossible d’aller faire une promenade avec lui et de revenir chez lui avant le début de couvre-feu, comme il le faisait parfois, avant l’imposition du couvre-feu. Il a bien demandé à son ami s’il était possible de se voir directement après le travail, en mangeant d’abord un sandwich en vitesse. Pas possible : il a des enfants et il faut préparer les repas, manger en famille, laver la vaisselle et les aider à faire leurs devoirs. Ses autres amis étant à peu près dans la même situation, il doit bien se résigner à ne voir personne ou presque durant la semaine. Il lui est même difficile de les inviter chez lui ou de les rencontrer dans un parc la fin de semaine : c’est qu’ils s’efforcent de limiter autant que possible leurs contacts et préfèrent ne pas sortir de leur bulle familiale. Il a bien un ami qui est célibataire comme lui : mais il fait de l’entretien ménager le soir et la fin de semaine, et il est très difficile de le voir à cause du couvre-feu. Si bien qu’il lui arrive souvent de ne voir personne dont il se sent proche pendant deux ou trois semaines, parfois un mois. Ses amitiés se défont et se refroidissent peu à peu. Il perd contact avec tout le monde. Il se replie sur lui-même. Il communique avec ses amis et aussi avec ses parents et sa sœur (qui habitent dans une autre région) par courriel, par téléphone ou par vidéoconférence. Mais ce n’est pas la même chose. Les rares relations sociales qu’il a – cela va de soi – sont très distantes. Depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, il peut compter sur ses doigts le nombre de fois qu’il s’est approché à moins de deux mètres d’une autre personne sans cache-binette. Généralement il mange seul et en vitesse, parce qu’il faut bien qu’il se nourrisse. Et quand il lui arrive de manger avec quelqu’un d’autre, cette personne insiste généralement pour garder la distance minimale. C’est tout sauf convivial. Il lui semble ne pas avoir touché un autre être humain depuis dix mois. Pas même une poignée de main ou une bise. Sa vie sociale s’appauvrit toujours plus avec les nouvelles mesures, et elle est même devenue glaciale et à peu près inexistante. Et cela semble devoir durer encore des mois et des mois.

Quant à sa vie sexuelle, n’en parlons même pas. Il n’avait pas de partenaire sexuelle régulière avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. Il lui arrivait parfois d’avoir des aventures d’un soir, ou tout au plus de quelques soirs. Mais maintenant ce n’est plus possible, ou du moins c’est plus difficile. Et les réseaux de rencontre en ligne ne lui disent rien. Il aurait bien pu essayer de faire quelques tentatives de séduction cette été, mais il a préféré ne pas prendre de chances et obéir scrupuleusement à la Santé publique qui demandait de continuer à éviter les contacts inutiles même s’il y avait une accalmie. Puis il aurait fallu porter le cache-binette et suivre les consignes sanitaires pendant l’acte, comme ça n’aurait pas été une partenaire sexuelle régulière. Ça ne l’excite aucunement. Ça le refroidit même. Alors aussi bien s’en passer. À quoi bon faire de cette manière quelque chose qui est censée procurer du plaisir ? Il pratique donc l’abstinence depuis maintenant dix mois, si du moins on exclut les « activités sexuelles individuelles » recommandées par la Santé publique afin de diminuer les contacts. Et cela pourrait durer encore plusieurs mois, voire plus d’un an.

Il passe la plupart de ses soirées et de ses fins de semaine à regarder des télé-séries et à jouer à des jeux-vidéos en buvant de la bière. Mais ça l’ennuie de plus en plus. Il a une impression de grand vide. Son existence est tellement morne. Il est de plus en plus déprimé et il se demande même s’il n’est pas en train de devenir un peu fou. Qu’est-ce que ce sera dans quelques semaines ou dans quelques mois, si les choses continuent de la même manière ou si la situation s’aggrave ?

 

La personne à risque qui vit avec son conjoint et ses enfants d’âge scolaire

Cette personne, même si elle est encore relativement jeune, est particulièrement à risque : elle est atteinte d’obésité morbide, elle fait du diabète et de l’hypertension, et par-dessus le marché elle a développé une maladie auto-immune il y a quelques années. Son médecin lui a demandé de sortir le moins possible et de limiter ses contacts à la bulle familiale immédiate. Pendant la « première vague » et depuis le début de la « deuxième vague », elle est seulement sortie de chez elle pour aller prendre des marches dans la rue. Elle fait bien un peu de vélo stationnaire pour que sa santé ne se détériore pas trop. Mais ça l’ennuie mortellement de pédaler en regardant le mur du sous-sol et elle manque de discipline. Elle a pris sept kilos depuis le printemps dernier et elle a l’impression d’avoir le souffle de plus en plus court. Pour tromper l’ennui, elle y va un peu fort au moment de l’apéro, ce qui n’est pas bon pour son hypertension. Mais pour l’instant, les choses sont sous contrôle.

Son emploi lui permet de faire du télétravail. Ce n’est pas facile quand les écoles sont fermées. Mais quand ses deux enfants sont en classe, ça ne va pas si mal. Elle a alors la maison à elle toute seule, puisque son conjoint travaille à la SAQ qui est considérée comme un service essentiel et qui n’a pas fermé une seule journée depuis la venue du Virus. Elle réussit même à voir le bon côté des choses : elle ne perd plus deux heures par jour dans les transports en commun et elle n’a plus à payer son laissez-passer. Et elle n’a plus à se préparer des « lunchs ».

Compte tenu de son état de santé, c’est son conjoint qui va reconduire et chercher les enfants à l’école. Et c’est aussi lui qui fait toutes les courses. Mais elle s’est quand même permise d’aller chez la coiffeuse cet été, parce qu’il fallait bien faire quelque chose de sa tignasse qu’elle n’avait pas fait couper depuis quatre mois.

Heureusement son médecin lui a dit qu’il ne fallait tout de même pas devenir folle et qu’elle pouvait avoir des contacts normaux avec son conjoint même s’il travaille avec le public, et avec ses enfants même s’ils ont recommencé à aller à l’école. S’ils respectent scrupuleusement les consignes sanitaires au travail et à l’école, les risques de contamination sont plutôt faibles. Fiou ! Si on lui avait demandé de garder ses distances même avec ses enfants et son conjoint, elle pense qu’elle serait devenue folle. Et cela n’aurait pas été bon pour ses enfants, qui ont besoin de l’amour de leur maman pour s’épanouir.

Mais regardons les choses en face : il lui est de plus en plus pénible d’être presque toujours enfermée à l’intérieur et de pas avoir vu en personne ses amies, son frère et ses parents depuis cet été. Elle communique souvent avec eux par vidéoconférence ou par téléphone, mais ce n’est pas pareil. Même si elle aime son conjoint et ses enfants, elle aurait quand même besoin de voir d’autres personnes et de changer d’air. Elle étouffe de plus en plus. Elle croit que si ça continue encore longtemps comme ça, elle va faire une dépression ou devenir hystérique.

 

Constat

La vie de ces deux personnes est terne, pauvre et franchement déprimante. Comme notre vie.

Mais si nous regardons ce qui différencie ces deux vies, ce qui frappe, c’est que la personne à risque a plus de contacts humains que le célibataire en santé et qui habite seul. Je ne dis pas qu’il faut isoler complètement la personne à risque. Au contraire, je suis content qu’elle ne s’arrête pas complètement de vivre, et je préférerais même qu’elle s’arrête encore moins de vivre, car elle est en train de se bousiller la santé pour de bon. Je dis seulement qu’il est étrange, arbitraire et injuste de demander à une personne en santé de limiter ses contacts plus qu’une personne à risque. Ne serait-ce pas justice de lui en demander moins, et de prévoir des arrangements pour atténuer un isolement qui est gratuit, arbitraire et excessif, surtout avec le couvre-feu, qui le voue à la solitude cinq jours par semaine, ou à peu près ? D’autant plus que s’il devient porteur du Virus, il a beaucoup moins de chances de le transmettre à d’autres personnes, puisqu’il habite seul et que ses contacts « non protégés » seraient beaucoup moins fréquents et continus que ceux qui ont lieu dans une famille qui n’est pas davantage coupée du monde que lui.

On aurait intérêt, me semble-t-il, à comparer d’autres cas de confinement. Par exemple celui d’un couple de septuagénaires qui vit une retraite confortable, et celui d’un couple de trentenaires qui a deux enfants et qui galérait déjà avant la venue du Virus.