Ce dont il faut nous souvenir à l’occasion du jour du Souvenir

À l’occasion du jour du Souvenir qui aura lieu dans quelques jours, nous pouvons nous attendre à des commémorations plus ou moins hypocrites ou déconnectées de la réalité de la guerre, et à des déclarations du gouvernement fédéral canadien à propos des sacrifices faits par nos soldats en temps de guerre, pour défendre la liberté, la paix et la démocratie, nous dit-on. Étant donné que nous, Canadiens, n’avons jamais connu la guerre sur notre territoire et son occupation par des armées étrangères, nous avons une idée assez confuse de ce qu’est la guerre, et nous nous imaginons que c’est quelque chose qui se passe dans des pays lointains, où nous envoyons des soldats, de l’équipement militaire et de l’aide humanitaire. Nous pouvons dire à peu près la même chose de beaucoup d’Américains, et aussi de beaucoup d’Européens, même s’ils habitent dans des pays qui ont été dévastés pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces derniers, souvent trop jeunes pour avoir connu des personnes qui savent ce que c’est que de vivre dans une ville bombardée ou occupée, d’être soumis à des mesures de guerre, et d’être privé de choses qu’on considère comme acquises (nourriture, eau, électricité, chauffage, etc.), et habitués à la supériorité militaire occidentale des décennies précédentes, ils ont une représentation fausse et simpliste de la guerre, qui implique une conception manichéenne des conflits armés alimentée par des films d’action à l’américaine, par des jeux vidéos abrutissants et par la couverture médiatique des guerres qui se déroulent à l’étranger et où les armées occidentales combattent des armées déclassées technologiquement.

Il est donc dans l’ordre des choses, malheureusement, que les citoyens occidentaux ne s’aperçoivent pas que sont bien réels les risques d’une guerre chaude contre la Russie et peut-être aussi la Chine, ne comprennent pas que leur existence et les pays où ils habitent pourraient être anéantis, et consentent à l’escalade des hostilités et au sabotage des négociations de paix, sous prétexte de défense de la démocratie. C’est pourquoi il faudrait donner un tout autre sens au jour du Souvenir et en faire une célébration où on se souvient des souffrances engendrées par la guerre, et où on exhorte à les anticiper afin de les éviter. Sinon, à quoi bon se souvenir ?

Voici plusieurs des choses dont il faudrait nous souvenir à l’occasion du jour du Souvenir.

  1. Les sacrifices que nos gouvernements nous vantent tant en temps de guerre, c’est nous, qui appartenons au peuple, qui devons les faire. Les membres de nos gouvernements et des élites économiques qui profitent de la guerre ne sont généralement pas tués ou mutilés, n’ont pas à supporter la faim, la soif et le froid, et continuent à vivre dans un luxe indécent malgré la guerre, sauf en cas de défaite complète ou de frappes ennemies les prenant directement pour cibles.

  2. La guerre contre une puissance étrangère est souvent une manière de nous priver de nos droits et de nos libertés, notamment par la pratique de la censure, par la surveillance et le châtiment des dissidents et des opposants, et par la répression des manifestants. Au nom de l’effort de guerre, de la mobilisation des combattants et des civils, et de la lutte contre l’ennemi intérieur, les mêmes gouvernements qui prétendent défendre la liberté et la démocratie dans d’autres pays les détruisent dans les leurs.

  3. Un gouvernement qui fait la guerre en privant sa population d’une partie importante de ses droits et de ses libertés ne se soucie certainement pas davantage des droits et des libertés des peuples qu’il prétend libérer ou protéger d’un autocrate.

  4. La guerre permet aux gouvernements de rallier contre un ennemi extérieur le peuple qui se révolte de plus en plus contre lui à cause d’une crise économique qu’il a provoquée ou a été incapable d’endiguer, même si elle peut aggraver cette crise économique.

  5. Les mesures de guerre que les gouvernements imposent aux peuples qu’ils gouvernent ne disparaissent pas toujours avec la fin de la guerre, et ce, que les gouvernements en question soient victorieux ou vaincus.

  6. Un gouvernement qui est bien décidé à faire la guerre parce qu’il croit, à tort ou à raison, que cela lui est avantageux, trouvera toujours un prétexte pour la faire. La cause apparente de la guerre est en fait l’effet de son désir de faire la guerre.

  7. Pour les pays les plus puissants, la guerre peut servir à faire de leurs alliés des vassaux, à accroître la dépendance de ces derniers et même à les détruire.

  8. La propagande fait partie intégrante de la guerre, si bien qu’on peut dire qu’il n’existe pas de guerre sans propagande, ni de propagande sans guerre, bien que cette dernière ne soit pas forcément contre une puissance étrangère, à moins que nous adhérions à la manière de voir de certains gouvernements, qui traitent comme des puissances étrangères tout ce qui leur résiste dans les populations qu’ils gouvernent.

  9. Nous sommes beaucoup plus exposés à la propagande de nos propres gouvernements qu’à celle des autres belligérants. Cela fait partie de la propagande des premiers d’essayer de nous faire croire que ceux qui s’opposent à la guerre ou aux mesures de guerre sont sous l’emprise de la propagande ennemie ou sont eux-mêmes des propagandistes au service de l’ennemi.

  10. Tous les énoncés précédents peuvent être vrais même quand la puissance étrangère combattue par nos gouvernements est mauvaise en ce sens où elle est excessivement autoritaire, réprime violemment l’opposition et commet des crimes de guerre. Nos gouvernements peuvent très bien partager les caractéristiques de cette puissance étrangère, et même être pires qu’elle.

Toutefois, ne nous laissons pas séduire par une forme ou une autre de pacifisme naïf, voire niais. Ce dont il s’agit, ce n’est pas de faire disparaître comme par magie la guerre, qui existe depuis le début des temps, mais plutôt de ne pas nous laisser enrégimenter dans les guerres des autres où nous n’avons rien à gagner et tout à perdre, et de nous demander contre qui et pour quelles raisons il peut être avantageux et même nécessaire pour nous de faire la guerre.