Bons sentiments et tendances totalitaires

Les bons sentiments et les tendances totalitaires sont, pour beaucoup d’entre nous, des choses incompatibles. Selon eux, les Allemands du Troisième Reich auraient adhéré au nazisme parce qu’ils n’avaient pas de bons sentiments et avaient plutôt de mauvais sentiments. C’est pourquoi ils s’imaginent, quand les gouvernements et les médias de masse occidentaux déclarent, à tort ou à raison, que des mouvements politiques ou des groupes d’opposants sont d’extrême-droite, qu’il faut combattre les mauvais sentiments que répandent ces méchantes personnes et les remplacer par de bons sentiments, c’est-à-dire leurs sentiments. Ils ne comprennent pas que les Allemands de l’époque évaluaient positivement les sentiments qu’ils avaient, par exemple à propos de la puissance de l’Allemagne, de l’unification et de la purification de la race allemande et de l’élimination des éléments indésirables, impurs, parasitiques, dégénérés ou traîtres, comme les Juifs, les Slaves, les Tziganes, les homosexuels, les communistes, les socialistes et les démocrates. Ils croient que, quand ils auront réussi à imposer de bons sentiments, c’est-à-dire leurs bons sentiments, à toutes les personnes soupçonnées ou accusées d’être d’extrême-droite ou d’être sceptiques quant à ces sentiments, on en aura enfin fini avec le suprémacisme blanc, le fascisme, le néo-nazisme et tout ce qui s’y apparenterait. Imbus de leurs bons sentiments et de la supériorité morale qu’ils leur procureraient, ils ne se demandent pas s’ils propagent ainsi des tendances totalitaires, bien que liés à une autre idéologie que le nazisme. Comme ces Allemands du Troisième Reich dont on a façonné les bons sentiments pendant les années 1930 et qui sont devenus la chose des dirigeants nazis, nos concitoyens qui sentent de cette manière, et qui en réfléchissent d’autant moins, sont persuadés d’être dans leur bon droit, d’être de bonnes personnes, de contribuer à l’amélioration de la société et de la morale et de faire leur part pour le progrès de l’humanité.

Ne nous racontons pas d’histoires : les tendances totalitaires ne s’imposent pas en dépit des bons sentiments, mais grâce à eux. Car les plus dogmatiques, les plus zélés et les plus obéissants sont précisément ceux qui sont convaincus d’avoir de bons sentiments et qui, par conséquent, considèrent comme une vérité indiscutable que ceux qui ne partagent pas leurs bons sentiments sont des méchants qu’il faut convertir par tous les moyens, ou qu’il faut écarter ou punir en cas d’échec ou, du point de vue de ces fanatiques, en cas d’entêtement ou de rechute des méchants. Car les bons sentiments sont ce qui permet aux grands chefs de ne pas exercer seulement leur autorité sur les actions des individus, et d’étendre leur autorité plus profondément, c’est-à-dire au cœur et à la tête des individus. Du même coup, ils peuvent accroître leur contrôle sur le corps des hommes, car comme le disait si bien un habile propagandiste nazi, il faut contrôler le cœur des hommes pour contrôler leur corps ou, si on préfère, contrôler leurs sentiments pour contrôler leurs actions. Même quand les grands chefs ont à leur disposition de puissants moyens de surveillance et de contrôle – caméras de surveillance, traçage des déplacements grâce aux téléphones mobiles, espionnage en ligne, surveillance des transactions financières, gel des comptes bancaires et des cartes de crédit, etc. –, les tendances totalitaires atteignent certaines limites, qu’elles peuvent difficilement dépasser sans un fort contrôle des sentiments et la collaboration passive ou active des individus. En l’absence d’une adhésion assez forte aux bons sentiments du moment ou de l’époque, les individus disposent d’une certaine marge de liberté et peuvent contourner certains des dispositifs de surveillance et de contrôle, parfois avec l’aide des personnes responsables de leur utilisation ou de leur conception, pour autant qu’ils ne désobéissent pas trop ouvertement aux dirigeants, ce qui résulterait alors en des châtiments sévères qui montreraient qu’on contrôle assez mal les sentiments des individus, et qu’il faut donc avoir recours à la force et à sa crainte pour obtenir les comportements désirés. Au contraire, quand on contrôle bien les sentiments des individus, les actes de désobéissance sont plus rares et souvent moins radicaux. Beaucoup n’ont même pas l’idée et l’envie de désobéir. Et pour ceux à qui ça arriverait toujours d’avoir cette idée et cette envie, ils seraient souvent dans l’obligation de les réprimer, puisqu’ils seraient entourés majoritairement de personnes qui partageraient les bons sentiments du moment, parmi lesquelles ils pourraient difficilement trouver des complices, et qui pourraient se transformer en délateurs et en juges, voire en bourreaux. C’est cette adhésion et même cette participation des individus qui caractérisent les régimes totalitaires accomplis, qui ne se sont peut-être jamais réalisés totalement, heureusement.

Les tendances totalitaires qui se sont manifestées ouvertement à partir de 2020 –  au point que certains de ceux qui dormaient d’un profond sommeil jusque-là ont dû ouvrir les yeux – ressemblent, sur ce point, aux tendances totalitaires antérieures. C’est grâce aux bons sentiments inculqués aux masses que les autorités politiques et sanitaires ont réussi à accroître leur emprise sur l’ensemble de la société et à exercer un fort contrôle sur les comportements des individus : la solidarité dans la lutte contre le virus, la protection des plus vulnérables et ensuite des moins vulnérables, la compassion, la bienveillance, l’esprit de sacrifice, le combat contre la désinformation et le complotisme, la condamnation des récalcitrants-qui-ne-font-pas-leur-part, l’exclusion sociale des antivax-qui-sont-un-danger-pour-la-santé-publique, la mobilisation générale pour éviter l’effondrement du système de santé et le recours à la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à l’invasion de la capitale nationale par des camionneurs d’extrême-droite dont le but ultime aurait été de renverser ou déstabiliser le gouvernement fédéral. Tous nos concitoyens qui sont tombés dans le panneau, qui pour beaucoup n’ont pas compris et ne comprendront jamais ce qui s’est passé, agissaient au nom de bons sentiments dont ils étaient fiers quand ils se barricadaient à la maison, quand ils respectaient scrupuleusement la distanciation sociale, quand ils portaient un masque et en exigeaient autant des autres, quand ils pratiquaient la dénonciation (commodément renommée « dénonciation citoyenne ») de leurs concitoyens qui participaient à des rassemblements privés illégaux, quand ils montraient fièrement leur passeport vaccinal pour entrer dans certains lieux publics, quand ils approuvaient ou réclamaient la suspension ou le congédiement de certaines catégories de travailleurs non vaccinés, quand ils trouvaient que c’était bien fait pour les antivax d’être tenus à l’écart de la société, quand ils s’enquéraient du statut vaccinal de leurs collègues et de leur famille pour fréquenter seulement des personnes vaccinées, et quand ils se frottaient les mains de satisfaction quand les voix dissidentes étaient censurées ou sanctionnés. Voilà les effets des bons sentiments dont ils se sont fait une fierté dans le cadre de la mobilisation totale contre le méchant virus ! Et voilà les effets des bons sentiments qu’ils auront vraisemblablement à nouveau quand les autorités politiques et sanitaires déclareront qu’un autre méchant virus est apparu ! Et nous pouvons nous attendre à des effets semblables des bons sentiments qu’on pourrait leur inculquer en cas de conflit militaire et économique encore plus frontal avec la Russie et la Chine, ou en cas de guerre totale contre les changements climatiques.

Les opposants aux mesures soi-disant sanitaires, à la politique belliqueuse des gouvernements occidentaux et de l’OTAN et à la lutte contre les changements climatiques ont constaté tous les maux qui découlent des bons sentiments inculqués aux masses domestiquées et décérébrées. C’est ce qu’on voit quand ils critiquent ou se moquent de la vertu ostentatoire ou, en anglais, du « virtue signaling ». Il est moins certain qu’ils se méfient de leurs bons sentiments, qu’ils pourraient être tentés de substituer aux bons sentiments des autres, en cas de victoire contre les idéologies adverses. Je pense surtout aux conservateurs moraux et religieux qui sont fortement représentés au sein de l’opposition et qui pourraient se croire investis de la mission de sauver l’humanité ou la civilisation occidentale de la perdition. Il en résulterait une puissante réaction conservatrice et religieuse et un retour en force des bons sentiments traditionnels, avec les tendances totalitaires que cela implique. Car les religions et les morales traditionnelles inculquent aussi des bons sentiments aux individus, grâce auxquels elles prétendent contrôler leurs comportements et leurs choix de vie. Ne sous-estimons pas la force du contrôle social que rendent possible les rôles sexuels stéréotypés et la famille traditionnelle, la pratique d’une religion monothéiste révélée et dogmatique, la sacralisation de la vie humaine indépendamment des conditions de vie concrètes et l’existence de communautés religieuses tissées serrées. Rappelons-nous à quel point le Québec était, il y a à peine quelques décennies, peu favorable à la liberté et au développement des individus.

Cependant, nous devons aussi nous méfier, en tant qu’opposants, de l’illusion de la neutralité morale. Elle n’est pas possible et elle a pour effet de dissimuler ou de déguiser des valeurs et des attitudes morales, qui échappent ainsi à l’examen critique et qui agissent sournoisement, entraînant souvent avec elles un cortège de mauvais effets. Puis il faut opposer aux bons sentiments et aux tendances totalitaires conservatrices ou supposément progressistes d’autres sentiments et d’autres positions morales.

L’aversion pour le moralisme ou le dogmatisme moral, motivée par un puissant désir de liberté, est déjà une position morale susceptible d’avoir de nombreuses implications et applications politiques. Dans cette perspective, il s’agit, pour les individus, de prendre en charge leur propre transformation morale et de chercher les modes de vie qui les rendent le plus heureux et qui leur permettent de se développer le plus. Au lieu de faire comme les bien-pensants et les dogmatiques moraux – c’est-à-dire de croire que leurs bons sentiments ont forcément de bons effets simplement parce qu’ils seraient bons –, ces individus chercheurs évaluent leurs sentiments et ceux des autres en fonction des effets, bons ou mauvais, qu’ils entraînent, dans la vie des individus et à l’échelle de la société. Et pour connaître ces effets, il est nécessaire que les individus bénéficient d’une grande liberté d’expérimentation morale, qu’il est légitime de borner seulement quand elle nuit véritablement aux autres, notamment en les privant de leur liberté d’expérimentation morale. Bref, pas question de restreindre cette liberté au nom de bons sentiments dogmatiques.