Bilan sanitaire, moral et politique de l’année 2021 (2)

« Et si nous profitions de cette éclipse, de cet équivalent global des jours vides de l’année, pour réfléchir sur notre société qui se révèle malade de son système de santé ? Histoire d’avoir un plan lorsqu’inévitablement, le monde s’éclairera de nouveau…

Je ne parle même pas ici de réclamer une commission d’enquête sur la gestion calamiteuse de la pandémie dans plusieurs CHSLD au printemps 2020, qui pourtant le mériterait. Ça va bien au-delà. C’est à une réflexion globale sur la manière dont le système de santé GÈRE LE QUÉBEC que j’en appelle. Car notre État est géré comme un hôpital. C’est le nombre de lits disponibles qui dicte ultimement le nombre de personnes qui peuvent se réunir autour d’une dinde, ce que nous ferons, s’il y aura couvre-feu, quelle entreprise devra fermer.

Le gouvernement gère l’ensemble de la vie de la population en fonction du nombre de lits disponibles dans les hôpitaux, sans avoir fait quoi que ce soit pour augmenter la capacité du système de santé. Pas la capacité des soignants à prodiguer des soins à des humains : le nombre de lits ! C’est au-delà de l’idéologie. C’est de la comptabilité érigée au fil des gouvernements successifs en système.

Certes, à travers cet impératif des lits, il y a des gens admirables et des soignants exemplaires, mais eux aussi astreints à l’implacable logique du nombre de places. Est-ce normal, sain ? Que ce soit un calcul aussi… comptable qui dicte non seulement la logique des soins (fermer une salle d’opération en temps « normal »), mais en temps de crise, l’organisation de la vie de toute une société dans ses moindres détails très privés ?

La crise de la COVID-19 aura agi comme un révélateur extraordinaire : ultimement, la bonne marche de la société québécoise de 2021 ne dépend pas de son niveau d’éducation, d’une préoccupation pour ses fractures sociales et régionales, pas plus qu’un désir d’aplanir ses disparités économiques. Non. Ce qui ordonne la bonne marche de la société, qui en est le socle, est une bête question de lits disponibles. Mais quelle est cette logique déshumanisée ?

C’est plus que de l’hospitalo-centrisme, c’est une dérive de la morale publique et de la vie démocratique.

Le système de santé est fragile, certes, on y investit au fil des ans des milliards de dollars. Il est justement décrit comme un mammouth, il fonctionne à force de don de soi des gens qui y travaillent et qui le maintiennent à bout de bras. Il était déjà saturé avant la pandémie, on continue à le botoxer pour qu’il ait l’air vivant, alors que sa remise en question devrait impérativement être globale. Nous vivons en Absurdistan.

Du nombre de places disponibles dans un système malade dépendent non seulement notre santé, notre vie, mais qui nous voyons, quand et dans quelles circonstances. C’est juste fou.

Personnel soignant, politiciens, bureaucrates, éthiciens, usagers du système, population en général : nous sommes tous demandeurs, je crois, pour une révision profonde de ce système blessé à mort, et qui est en train d’entraîner la société dans son implosion tragique. »

(Marie-France Bazzo, extrait de « Ce système de santé qui gère nos vies », La Presse, 28 décembre 2021)
Colonisation de la société et des individus par le système de santé

J’ai été heureusement surpris qu’on publie ce texte dans La Presse, et qu’on ne le retire pas le lendemain. Alors tant mieux si des personnalités publiques réussissent parfois à exprimer publiquement quelques critiques ainsi qu’un appel à la réflexion. Je reprends donc la balle au bond.

S’il est vrai qu’on gère l’État et la société comme si c’était un hôpital, s’il est vrai qu’on nous gère comme si nous étions des malades soumis à la discipline hospitalière, s’il est vrai que l’état présumé du système de santé détermine ce qu’il est permis et interdit de faire dans notre société, c’est parce que le gouvernement l’autorise et consolide ainsi son pouvoir sur nous, c’est parce que, de cette posture du gouvernement et de cette orientation politique, il résulte que le système de santé s’étend au-delà des cliniques, des hôpitaux et des laboratoires médicaux, pour s’immiscer dans tous les milieux sociaux et dans nos vies, et pour les façonner à son image. Quand on dit que le Québec est géré par le système de santé, il ne faut pas faire comme si ce système de santé était toujours une partie de notre société distincte des autres parties. Voici comment je décrirais la situation – ou du moins la tendance qui s’est imposée à nous en 2020, qui s’est renforcée en 2021, et qui se renforcera probablement aussi en 2022 –, en ayant à peine l’impression d’exagérer : presque tout le Québec fait dorénavant partie du système de santé, qui ne se réduit pas aux cliniques, aux hôpitaux, aux CHSLD, etc.

Cette invasion, cette colonisation et cette assimilation de la société et des individus par le système de santé a pour effet que l’essentiel de ses forces sont consacrées à bien d’autre chose qu’à l’amélioration de la situation dans les hôpitaux. Voilà ce qui se passe quand une puissance impérialiste connaît une expansion rapide de son territoire : l’essentiel de ses forces est consacré à la consolidation de son pouvoir dans ces nouvelles contrées, et à la pacification et à l’assimilation forcée des populations autochtones, au détriment de ce qui se passe à la métropole. D’où l’importance de la nouvelle discipline hospitalière (qui a aussi quelque chose de carcéral) à laquelle nous sommes assujettis au travail, dans les lieux publics et même dans nos domiciles. D’où la négligence et le peu d’intérêt des plus hautes autorités sanitaires quant aux problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs de la santé dans les hôpitaux, et qui servent à justifier cet impérialisme hospitalier.

Le contrôle des contrées sociales nouvellement annexées au système de santé dépend de la persistance de la crise (le virus est là pour rester), de la peur de la majorité des populations conquises, et du fait qu’elles accueillent les envahisseurs, les occupants et les colonisateurs comme des protecteurs. Autrement dit, l’impérialisme hospitalier repose sur la persistance de la crise sanitaire, dont le principal indicateur serait les lits hospitaliers disponibles, qu’on néglige justement d’augmenter parce qu’on est trop occupé à contrôler ce qui se passe dans les milieux de travail, dans les commerces, dans les autres lieux publics, à l’intérieur comme à l’extérieur, et même dans les lieux publics, parce que la saturation qui en résulte rendrait légitime cette intrusion et cette invasion du pouvoir hospitalier.

Le mieux que nous pourrions faire, pour les hôpitaux, le personnel soignant, la population et la société, ce serait de repousser le système de santé à l’intérieur de ses frontières originales. Le système hospitalier, repoussé à l’intérieur de justes bornes, pourrait s’occuper de ses propres affaires au lieu de s’occuper des nôtres, et nous serions libérés de la discipline hospitalière. Alors comment nous décoloniser ?

Toute la difficulté de la décolonisation tient dans le fait que les colonisateurs, ce ne sont pas seulement les hautes autorités sanitaires, ni même les experts qui justifient et qui réclament cette entreprise colonisatrice. Les colonisateurs, ce sont aussi toutes les personnes qui ont été recrutées ou qui se sont portées volontaires pour faire du dépistage, pour tracer les « cas contacts », pour vacciner, pour faire partie des comités et des escouades sanitaires qui veillent à l’application des consignes, pour mener des campagnes de sensibilisation au danger du virus, au respect des règles sanitaires et à l’importance de la vaccination, etc. Tout ce beau monde vit et profite de la colonisation. Par un mélange de zèle sanitaire, de paternalisme et d’intérêt professionnel, il contribue à imposer aux colonisés le nouvel ordre hospitalier, moral et politique, même s’il est aussi assujetti au pouvoir hospitalier en pleine expansion. La situation de ces personnes est analogue à celle les prêtres envoyés dans les contrées nouvellement conquises pour convertir les peuplades et même leur imposer la Vraie Religion, mais qui n’en sont pas moins soumis à une stricte discipline religieuse, afin de protéger l’orthodoxie.

Puis il y a, parmi les colonisés, ceux qui ont été convertis et qui collaborent avec les colonisateurs, en épiant les actes de leurs confrères et consœurs, en les rappelant à l’ordre et en les dénonçant. Ce qui complique encore plus la situation et rend encore plus difficile de secouer le joug de l’envahisseur.

Enfin il y a tous ceux qui craignent de ne pas être soignés s’ils tombent malades en raison de la saturation des hôpitaux, et qui se résignent aux mesures sanitaires et à l’expansion du système de santé dans l’espoir que cela contribue à remédier à la situation, alors que c’est précisément parce que le système de santé s’occupe de ce qui ne devrait pas le regarder, qu’il n’est pas en mesure de s’occuper adéquatement de ses propres affaires.

 

La société comme malade assujettie aux prescriptions de la Santé publique

Ce ne sont pas seulement les individus qui sont traités comme des malades même quand ils n’ont pas de symptômes et quand ils ne sont pas considérés comme infectés. C’est la société dans son ensemble qui serait malade et qui doit par conséquent se conformer aux prescriptions de la Santé publique. La Santé publique, c’est la médecine appliquée non plus aux personnes, mais à l’ensemble du corps social. Ce passage de l’un à l’autre ne se fait pas sans problème. Devenant ainsi foncièrement politique, cette nouvelle forme de médecine n’est pas seulement fondée sur la science et l’art médical ; et elle est mue par d’autres motivations que la guérison de la malade. L’existence même de la Santé publique ainsi comprise – ou du moins sa puissance – exige la maladie de la société. Contrairement à la médecine qui s’occupe de malades individuels et qui, après leur guérison, peut s’occuper de nouveaux malades, la médecine appliquée au corps social dans son ensemble perdrait sa raison d’être si ledit corps social venait à guérir et à devenir bien-portant. Il pourrait alors se soustraire à la tutelle de la Santé publique, ainsi qu’au repos et au régime austère qu’elle lui impose. Il n’est certainement pas innocent que les hautes autorités sanitaires se gardent bien de définir quels sont les critères à partir desquels on pourrait dire qu’il y a guérison à l’échelle sociale. En ce qui la concerne, ce qu’on dit du virus doit être dit de l’état d’urgence sanitaire : il est là pour rester. Sans urgence sanitaire, sans crainte d’urgence sanitaire, la Santé publique devrait se départir de ses pouvoirs nouvellement acquis, des ressources qu’on a mises à sa disposition et de ses nouvelles colonies. Il est donc dans son intérêt que la maladie du corps social pris dans son ensemble soit ou passe pour une nouvelle normalité, et que son hospitalisation ne connaisse pas de terme. On peut difficilement espérer que la Santé publique donne de son plein gré congé au corps social. C’est la société, c’est nous tous qui devrons secouer le joug de la Santé publique en cessant d’agir comme des malades et en faisant preuve de vigueur.

Sinon il est donc à craindre que la Santé publique saigne à blanc la société qui a été annexée au système de santé, ou qu’elle la corrompe de fond en comble, comme une tumeur cancéreuse qui gagne en volume et en poids, et qui envoie ses métastases coloniser de tous les côtés, qui s’installe partout et qui devient indélogeable, jusqu’à ce que tout soit cancer, jusqu’à ce que l’organisme cesse d’être viable ; ou comme un phagocyte surdimensionné qui est en voie d’englober, d’absorber et de digérer tous les organes et toutes les cellules du corps social, jusqu’à ce qu’il en vienne à détruire ses propres conditions d’existence.

Si notre société est malade de son système de santé, ce n’est pas simplement à cause de la fragilité des hôpitaux, mais c’est surtout en raison de sa propagation dans tout le corps social (lesquels il paralyse, détourne de leurs fonctions ou liquéfie) et en raison de ses efforts d’absorption de la moindre de ses parties, ce qui détourne justement le système la santé de la recherche sérieuse et rigoureuse d’une solution quant à la saturation des hôpitaux.

 

Instrumentalisation de l’expansion du système hospitalier par le gouvernement

Le gouvernement tire assurément profit de cette expansion hospitalière. N’est-il pas beaucoup plus facile de gouverner des personnes hospitalisées que des personnes libres ? Ne pouvant disposer librement de leur propre personne, comment les hospitalisés pourraient-elles prétendre intervenir dans les affaires du grand hôpital qu’est devenue notre société ? Il y a une incompatibilité radicale entre la société démocratique et la société hospitalisée. Tout comme il y a d’importantes différences entre les caractéristiques morales des hospitalisés et celles qui devraient être attendues ou exigées des citoyens. Passivité, abandon, résignation, acceptation, obéissance, docilité, voilà des attitudes morales qui peuvent convenir à des grabataires entièrement pris en charge par le système hospitalier, mais qui ne sauraient en aucun cas convenir à des personnes bien-portantes et libres, à plus forte raison à des citoyens.

Si notre gouvernement s’accommode de ce traitement hospitalier de tous ceux qui, en principe, sont censés être des citoyens, s’il en profite même pour exercer le pouvoir de manière plus autoritaire et ne pas avoir de comptes à rendre, assurément il ne se soucie pas de la démocratie, quoi qu’il ait été élu au suffrage universel, quoi qu’il ait réussi à obtenir l’adhésion de ses sujets, comme les rois réussissaient souvent à le faire. Car ce qui se passe actuellement, c’est l’assujettissement des citoyens et l’agonie de la démocratie. À terme on peut même craindre, à force d’effritement, la dissolution de l’État et l’effondrement de nos sociétés tels que nous les connaissons.

Si par contre la crise sanitaire devait continuer encore longtemps, et avec lui l’état d’urgence sanitaire (dont on ne sait toujours pas ce qu’il faudrait pour qu’il prenne enfin fin, à part peut-être l’éradication définitive et chimérique du virus) qui permet l’expansion du système de santé et de la discipline hospitalière, ainsi que la suspension de la démocratie, il ne faudrait pas hésiter à dire que nous sommes gouvernés par une idéologie hospitalocentrique, que nous appartenons à une société ou à une civilisation hospitalocratique, et même que notre État est hospitalotariste. À la rigueur, nous pourrions même parler de l’apparition d’une nouvelle espèce d’hominidés, les hospitalopithèques, qui seraient des descendants (au sens propre et au sens figuré) dégénérés des homos sapiens, ce qui pourrait inaugurer une nouvelle phase de l’anthropocène, à savoir l’hospitalocène.

Voilà qui promet. À vous de voir si vous voulez agir et vivre comme des homos sapiens, ou si l’état d’hospitalopithèques destinés à vivre en captivité vous convient.