Autres pistes de réflexion sur les causes de la pénurie de main-d’œuvre

Je veux ici continuer la réflexion commencée dans mon billet du 3 janvier 2023, en abordant les causes de la pénurie de main-d’œuvre à partir d’un autre point de vue. À mon avis, nous aurions tort d’essayer d’expliquer cette pénurie en nous intéressant seulement à ce qui se passe dans les milieux du travail ou ce qu’on appelle le « marché du travail ». En effet, l’éducation qui est dispensée dans les écoles primaires et secondaires, et aussi dans les collèges et les universités, joue un rôle déterminant dans la formation des comportements et des aptitudes des travailleurs, et ce, qu’elle concerne ou non directement l’acquisition de comportements ou de compétences exigés ou désirés par les employeurs.

Commençons par le début, c’est-à-dire avec les écoles primaires et secondaires. À partir des années 1990, les spécialistes de la pédagogie ont peu à peu réussi à s’imposer pour la formation des enseignants et aussi comme enseignants. Au Québec, il est devenu très difficile, voire impossible, de faire carrière dans l’enseignement primaire ou secondaire sans avoir fait un baccalauréat en enseignement ou, de manière exceptionnelle, sans avoir fait une formation complémentaire en pédagogie et obtenue une sorte d’équivalence. Il en résulte que les enseignants ont généralement une connaissance assez sommaire des « matières » qu’ils enseignent, à défaut d’avoir fait un baccalauréat dans la ou les disciplines qu’ils enseignent. Le fait qu’ils s’accommodent fort bien de cette situation permet de supposer que, pour la plupart, leur intérêt pour ces disciplines est assez limitée, de même que leurs connaissances et aptitudes dans ce domaine.

En effet, les futurs enseignants au primaire passent beaucoup de temps, pendant leur formation, à étudier la psychopédagogie et la gestion de classe et à faire des stages. Le reste du temps, ils suivent des cours de didactique du français, des mathématiques, des sciences, de la littérature pour les enfants et de l’univers social (géographie, histoire et éducation à la citoyenneté), pour leur faire connaître ce qui est au programme et leur donner des trucs ou des techniques pour l’enseigner. Si bien qu’à la fin de leurs études, ils en savent à peine plus que ce qu’ils doivent enseigner à leurs élèves. Un bon enseignant au primaire, c’est quelqu’un qui maîtrise ce qui est au programme, et qui connaît les savoirs et les procédures pédagogiques à la mode, c’est-à-dire bien peu de chose.

Quant aux étudiants en enseignement secondaire, ils se spécialisent dans une « matière » ou un petit nombre de « matières », comme les mathématiques, l’histoire et la géographie, les sciences et la technologie ou le français langue première. Malgré tout, le nombre de cours qu’ils suivent avec des étudiants au baccalauréat en mathématiques, en histoire, en géographie, en géologie, en biologie, en physique, en informatique et en littérature sont peu nombreux et il s’agit de cours d’introduction. Comme les étudiants en enseignement primaire, ils passent le reste de leur temps à faire des stages ou à suivre des cours de psychopédagogie, de gestion de classe et didactique des « matières » à enseignement. À la fin de leur programme de formation, on peut dire d’eux à peu près la même chose que des finissants des programmes de formation en enseignement primaire, à savoir qu’ils ne maîtrisent certainement pas les disciplines qu’ils ont étudiées en vitesse, qu’ils en savent à peine plus que ce qu’ils sont censés enseigner, et qu’ils ont été dressés à l’application de procédures pédagogiques à la mode du moment.

De tels enseignants sont des exécutants du système d’éducation primaire et secondaire. Leur travail consiste à appliquer les programmes du ministère de l’Éducation, c’est-à-dire à déverser dans la cervelle des enfants et des adolescents des savoirs convenus ou à leur montrer comment trouver ces savoirs convenus, en leur faisant appliquer des procédures elles aussi convenues. Dans de telles conditions, il n’est pas raisonnable de s’attendre à un fort développement intellectuel des élèves et à un accroissement progressif de leur autonomie. En l’absence de véritables exigences éducatives et en raison d’un apprentissage machinal, les enfants et les adolescents ne sont pas éduqués afin qu’ils deviennent des adultes intelligents et autonomes, mais plutôt afin qu’ils deviennent de grands enfants qui ne sont pas habitués à exercer leur intelligence et leur jugement, et qui souvent ne le désirent même pas, faute de savoir ce que cela signifie.

Étant donné que ce sont les produits de ces écoles primaires et secondaires qui étudient plus tard dans les collèges et les universités, il semble normal que les mêmes tendances pédagogiques s’infiltrent dans ces institutions d’enseignement supposément supérieur, pour s’appliquer à des jeunes adultes qui sont en fait de grands enfants. Ceux-ci ont constamment besoin d’être pris par la main, encadrés, dirigés et constamment évalués, afin qu’ils sachent s’ils sont sur la bonne voie ou non. Les bons étudiants sont alors ceux qui se gavent des savoirs convenus qu’il faudra recracher lors des examens et dans les travaux, et qui répètent assidûment et machinalement les procédures qu’il leur y faudra appliquer. Puisque les étudiants doivent travailler plus qu’il y a quelques décennies pour seulement subsister, beaucoup n’auraient guère le temps, l’énergie et les dispositions d’esprit pour faire mieux, s’ils en avaient l’occasion. Bref, ce sont de plus en plus de grands enfants, au développement intellectuel et à l’autonomie fort limités, qui sont admis dans ces collèges et ces universités, et qui en ressortent avec des diplômes.

Voilà que ces produits de nos collèges et de nos universités occupent, grâce à leurs diplômes, autre chose que des « emplois d’étudiant ». Souvent, ils ne sont pas capables de se débrouiller, faute d’avoir les connaissances et les compétences requises, et d’avoir l’esprit d’initiative et l’autonomie nécessaires pour les acquérir progressivement. Il faut donc aussi faire de la pédagogie dans les milieux de travail et encadrer longtemps ou indéfiniment des travailleurs pourtant diplômés et cumulant parfois même quelques années ou décennies d’expérience professionnelle. Il en résulte la prolifération des normes, des directives, des procédures, des règlements, des consignes et des recommandations pour régler toutes les petites tâches qui doivent être réalisées dans ces milieux de travail, ainsi que des formations récurrentes sur cet appareillage bureaucratique sujet à l’amélioration continue et à l’évolution des grandes tendances dans tel ou tel secteur de l’économie. Le plus grave, c’est que ces instruments bureaucratiques sont souvent élaborés et mis à jour par de grands enfants qui ne sont pas compétents et autonomes, et qui appliquent machinalement des procédures de transformation de ces instruments, tout comme les formations portant sur ces instruments et leur incessante refonte sont souvent données par des personnes qui viennent du même tonneau. Comment espérer que des employés plus ou moins incompétents et inefficaces, parce qu’on les gaverait de telles règles, procédures et prétendues connaissances, deviennent comme par magie compétents et efficaces ?

Il résulte de cette situation, plus ou moins marquée selon les milieux de travail ou les secteurs de l’économie, de nombreuses erreurs, des corrections étant en fait de nouvelles erreurs et d’incessants cafouillages, lesquels sont à l’origine d’une dépense inutile de beaucoup de temps et d’énergie et d’une inefficacité croissante, puisqu’on essaie généralement de remédier à la situation en multipliant et en modifiant les formations infantilisantes, ainsi que les normes, les directives, les procédures, les règlements, les consignes et les recommandations, lesquels renforcent en fait le tour d’esprit qui est à l’origine de ces problèmes, exigent des évaluations, de la surveillance, des contrôles et la rédaction de rapports, et aggravent donc la situation. Tout cela génère beaucoup de travail inutile et pénible qui n’augmente pas l’efficacité du travail réalisé, et qui contribue à accroître cette inefficacité. C’est un gouffre profond qu’on approfondit encore plus, faute de s’attaquer aux causes du problème.

Comment s’étonner qu’il semble toujours manquer de main-d’œuvre, alors que les employés embauchés sont souvent incompétents, dépourvus d’autonomie et inefficaces, et que les soi-disant solutions aggravent en fait cette incompétence, ce manque d’autonomie et cette inefficacité ? Et comment pourrions-nous avoir une chance de sortir de ce cercle vicieux, sauf peut-être par un effondrement économique et civilisationnel, si nous ne pouvons même pas appeler les choses par leur nom, pour ménager les sentiments de tous nos collègues incompétents, au nom de la morale de la gentillesse, de la sacro-sainte politesse, des saines relations de travail et de l’ambiance de travail, alors que ce sont précisément l’incompétence et le manque d’autonomie de ces personnes qui rendent le travail encore plus pénible et inutile, qui nous empoisonnent tous la vie ?

On dira que je suis méprisant. Sans doute : je pense que tous ces employés sont incompétents et fort limités. La raison de mon mépris, c’est que je crois qu’ils seraient capables de faire mieux dans d’autres circonstances, et s’ils n’acceptaient pas docilement la situation actuelle. Je fais remarquer qu’il existe d’ailleurs une autre sorte de mépris qu’on oppose souvent au mépris que j’exprime. Il consiste à voir dans l’incompétence généralisée et l’intelligence et l’autonomie très limitées de la majorité des travailleurs (dont on fait mine de s’exclure) une fatalité qu’il faudrait avoir la sagesse d’accepter, car il ne saurait en être autrement. Voilà qui est encore plus méprisant pour les personnes concernées, qui ne pourraient être que ce qu’elles sont actuellement, quelles que soient les circonstances. Par opposition, le mépris que j’exprime peut être positif en ce qu’il incite à essayer de sortir de la situation actuellement, au lieu de s’y enfermer confortablement.

Enfin quelques mots plus précisément sur la pénurie de main-d’œuvre qui se serait aggravée depuis la prise des mesures soi-disant sanitaires en 2020. Se peut-il que la production de grands enfants obéissants et conformistes – qui ont constamment besoin d’être encadrés et envie de s’encadrer les uns les autres – par nos institutions d’enseignement et nos milieux de travail ait contribué à rendre possible l’accélération de la prolifération des emplois inutiles, nuisibles et même absurdes (des « bullshit jobs »), et des tâches inutiles, nuisibles et absurdes qui font partie d’emplois qui ne sont pas intégralement inutiles, nuisibles et absurdes (la « bullshitisation » des emplois), qui a commencé en 2020, qui semble devoir se continuer sous d’autres formes (décrites dans mon billet du 3 janvier 2023) et qui peut contribuer à une certaine pénurie de main-d’œuvre, de plus en plus de travailleurs étant entièrement ou en partie occupés à réaliser des tâches inutiles, nuisibles et absurdes ? Inversement, se peut-il que la prolifération des emplois ou des tâches inutiles, nuisibles et absurdes, par exemple liés à toutes les mesures soi-disant sanitaires et à l’endoctrinement qui les accompagnent, ait entravé le développement de l’intelligence et de l’autonomie des jeunes travailleurs depuis 2020, ainsi que l’acquisition de compétences professionnelles dignes de ce nom, que ce soit dans les collèges et les universités, ou dans les milieux de travail ? La vaine agitation qui en résulte dans le premier cas, et l’incompétence encore plus prononcée dans le deuxième cas, auraient alors pour effet qu’un même nombre de personnes ne pourraient pas accomplir la même quantité de travail utile qu’avant, et qu’un plus grand nombre de personnes n’y parviendraient pas forcément, puisqu’elles pourraient s’embourber en faisant docilement et inefficacement du travail inutile, nuisible et même absurde ?