Appel aux aînés

Je m’adresse plus particulièrement à vous tous qui êtes nos aînés. Je ne sais pas exactement à partir de quel âge vous pouvez vous sentir concernés par ce que j’ai à dire. C’est assurément le cas si vous avez plus de 70 ans, comme les autorités politiques et sanitaires, les journalistes, votre entourage et vos concitoyens vous comptent parmi les personnes vulnérables dont il s’agit de protéger la santé en adoptant et en appliquant toutes ses mesures sanitaires et en prolongeant indéfiniment l’état d’urgence sanitaire. C’est assurément aussi le cas si vous êtes âgés de plus de 60 ans et si votre médecin vous compte parmi les personnes vulnérables en raison de votre état de santé et vous demande de prendre des précautions supplémentaires. C’est assurément aussi le cas si, âgés de plus de 60 ans ou même un peu plus jeunes, vous vous croyez en danger de maladie ou de mort si les consignes de la Santé publique ne sont pas rigoureusement suivies par toute la population, bien que votre état de santé ne fasse pas de vous une personne vulnérable.

Les autorités politiques et sanitaires et les journalistes, qui se sont proclamés vos porte-parole, réclament en votre nom des sacrifices considérables à tous vos concitoyens et les rabrouent s’ils ne s’y prêtent pas de bonne grâce, si les consignes ne sont pas rigoureusement suivies ou s’ils supposent qu’il y a un relâchement simplement parce qu’ils constatent une hausse des cas de contamination. Quelquefois des journalistes donnent la parole à l’un d’entre vous, pour lui faire dire ce qu’ils nous ont déjà répété un nombre incalculable de fois, et donner un visage humain à des propos qui autrement pourraient sembler abstraits et incapables de toucher la population. Quelquefois on entend certains d’entre vous se plaindre de la négligence des plus jeunes et de leur mépris pour votre santé. Quelquefois on voit plutôt certains d’entre vous ne pas faire un écart pour éviter un autre marcheur, ne pas respecter la distanciation sociale avec leurs amis, ou avec leurs enfants ou petits-enfants, ou porter leur masque ou leur couvre-visage de manière inadéquate, par exemple sous le menton, pour le remonter avant d’entrer au supermarché ou de monter dans l’autobus. Si bien qu’on ne sait pas ce que vous pensez vraiment des mesures que les autorités imposent à toute la population québécoise, à vous comme à nous. Et il serait intéressant pour nous de le savoir, surtout si vous n’êtes pas d’accord, en partie ou en totalité, avec ceux qui s’arrogent le droit de parler en votre nom, comme si vous n’étiez plus capables de parler pour vous-mêmes.

Mais avant, examinons la situation qui dure depuis huit mois et qui pourrait bien durer encore plusieurs mois, voire davantage. Et disons franchement ce qu’il en est.

C’est toute la vie des enfants et des adolescents qui est organisée de sorte à vous protéger du Virus, en raison de la manière dont on leur demande de fréquenter ou de ne pas fréquenter l’école, de faire ou de ne pas faire de sports, de voir ou de ne pas voir leurs amis, et de s’isoler s’ils reçoivent un résultat positif suite à un test de dépistage.

C’est toute la vie des étudiants collégiaux et universitaires qui est organisée en fonction du même impératif, lesquels sont privés de leurs premières années de liberté sans supervision parentale, des rencontres stimulantes (des professeurs ou d’autres étudiants) qu’elles peuvent faire sur les campus et qui sont si utiles pour former leur personnalité et développer leur intelligence, et de l’occasion de se découvrir une passion pour telle discipline intellectuelle, tel art ou telle profession, comme la formation à distance est sans doute moins propre à susciter l’enthousiasme que les rapports plus humains qui caractérisent l’enseignement « en présentiel ».

C’est toute la vie de beaucoup de travailleurs qui est chambardée, soit qu’ils aient été mis à pied, soit qu’ils peinent à faire du télétravail dans un petit logement inadapté et pour des tâches auxquelles cela s’avère inefficace, soit qu’ils continuent de travailler « sur place » en devant se soumettre à une foule de règles qui rendent leur boulot pénible ou même fastidieux, et leur procure une sensation d’étouffement qui n’est pas simplement une illusion.

C’est toute la vie de beaucoup de petits entrepreneurs qui est ébranlée, soit qu’ils aient déjà dû déclarer faillite ou devront peut-être le faire bientôt, soit qu’ils aient décidé de fermer leurs portes ou qu’ils envisagent de le faire, soit que la Santé publique ait ordonné la fermeture de leur entreprise et qu’ils réussissent à vivoter pour l’instant grâce aux programmes d’aides, soit que leurs affaires demeurent encore rentables pour l’instant, ce qui ne les empêche aucunement d’appréhender les mesures imprévisibles que le Gouvernement pourrait adopter dans quelques jours ou dans quelques semaines.

C’est la vie de beaucoup personnes confinées à domicile après avoir reçu un résultat positif à un test de dépistage, même si elles n’ont pas le moindre symptôme et par conséquent qui ne sont pas malades, qui se réduit à une assignation à résidence en bonne et due forme. Et tous n’ont pas la chance d’avoir un grand appartement avec un balcon ou une terrasse, ou encore une grande maison avec une cour arrière ou un petit jardin. Certains vivent seuls ou à deux dans un petit une pièce minable, par exemple, ce qui peut-être supportable quand ils peuvent sortir librement à l’extérieur, mais ce qui se transforme en véritable emprisonnement quand ils ne le peuvent plus.

Ce sont les loisirs d’une partie importante de la population – tous ceux qui ne se contentent par de regarder des films ou des séries télévisées ou qui font autre chose que des activités de plein-air – qui sont suspendus indéfiniment ou organisés jusque dans les moindres détails, jusqu’à en devenir inintéressants ou pénibles, si bien que la vie devient, pour beaucoup, labeur, solitude et ennui.

C’est toute la culture qui en prend un sale coup. On ne peut plus assister à une représentation de théâtre ou à un concert de musique, aller à une conférence ou dans un musée, bouquiner dans une bibliothèque, participer à un groupe de lecture ou aller voir une exposition dans un musée.

C’est toute la vie sociale qui est appauvrie, voire anéantie. Plus le droit d’aller prendre un café, d’aller boire un verre ou d’aller dans un restaurant avec des amis ou de la famille. Pas davantage le droit de recevoir plusieurs invités à la maison. Même plus possible d’aller pic-niquer à l’extérieur, notre climat ne le permettant plus pour plusieurs mois.

C’est la vie tout court, immédiatement, et aussi longtemps que durera l’état d’urgence sanitaire, qui semble s’être arrêtée. Les puritains les plus zélés, contempteurs des plaisirs du corps et de l’esprit, auraient difficilement pu trouver des moyens plus austères pour nous faire gagner notre ciel ; à l’exception près que nous pouvons toujours commander de l’alcool en ligne et boire à domicile, pour tromper l’ennui et nous assommer.

Tout cela vous concerne aussi, en partie ou en totalité.

Le jeu en vaut-il la chandelle, pour vos concitoyens plus jeunes mais aussi pour vous ? Est-ce là encore vivre, au sens fort du terme ? Ou est-ce seulement survivre ou subsister ?

Mais il y a plus.

C’est le fonctionnement habituel de nos institutions démocratiques qui est suspendu depuis huit mois, en raison de l’état d’urgence sanitaire et des pouvoirs accrus qu’il confère au Gouvernement et à la Santé publique, qui nous gouvernent par décrets et arrêtés.

C’est une grande partie de nos droits et de nos libertés qui est suspendue pour une période indéterminée, compte tenu que nous ne savons pas ce qu’il faudrait pour qu’on nous les rende, à part peut-être la disparation ou l’éradication complète du Virus et, ce faisant, la fin des décès, des hospitalisations et des cas de contamination.

Ce sont nos autorités qui s’habituent progressivement aux pouvoirs exceptionnels qu’elles se sont accordés à elles-mêmes, et qui ne voudront peut-être pas se départir de certains d’entre eux lors du retour à la normale tant attendu, et à propos duquel on nous annonce déjà qu’il ne s’agira pas de la normale d’avant la pandémie.

Ce sont tous nos concitoyens et nous-mêmes qui nous habituons graduellement à être dirigés, contrôlés et surveillés par les représentants de la loi, par des agents de sécurité, par des escouades sanitaires, et qui nous habituons aussi à surveiller et à dénoncer nos pairs, en guise de consolation ou pour nous convaincre nous-mêmes et montrer aux autres que nous sommes de bonnes personnes.

C’est toute notre économie qui se désagrège, ce qui pourrait avoir pour conséquence l’exploitation des travailleurs par les grandes entreprises survivantes et victorieuses, et précipiter beaucoup d’entre nous dans la pauvreté ou la misère pour des années ou des décennies.

Ce sont les revenus de l’État qui diminuent et ses dépenses qui augmentent, c’est la dette publique qui se creuse, et ce sont les mesures d’austérité qui se préparent, si bien que les systèmes d’éducation et de santé, le filet social, et la retraite tels que nous les connaissons pourraient appartenir, d’ici quelques années, à une époque révolue.

C’est tout le monde dans lequel nous vivons qui a été radicalement transformé depuis la déclaration de l’état d’urgence, et qui continuera de l’être, pour être remplacé par quelque chose de bien pire, peut-être pour de bon.

C’est donc notre avenir, individuellement et collectivement, qui est menacé. Ce qui nous concerne tous, mais surtout les plus jeunes d’entre nous, dont les projets d’avenir seront anéantis, et qui auront à s’accommoder de toute une vie dans la nouvelle normalité qui est en train de se mettre en place.

Ce n’est pas par simple caprice, par égoïsme ou par manque de compassion pour vous, les aînés, que certains de vos cadets critiquent et refusent même d’obéir à certaines mesures sanitaires. Et, à vrai dire, il faut avouer que cela est plutôt rare, même chez les plus jeunes d’entre nous, qui pour beaucoup suivent scrupuleusement les consignes de la Santé publique, qui en font souvent même plus que ce qui est demandé pour protéger leurs grands-parents ou les personnes âgées et vulnérables en général (par exemple, ils portent leur masque ou leur couvre-visage à l’extérieur, dans des rues très peu fréquentées, en expliquant que ce n’est pas pour eux qu’ils le font), et qui acceptent l’état d’urgence sanitaire et toutes les mesures qui en découlent, en supportant patiemment les inconvénients actuels, et sans même réfléchir sérieusement aux inconvénients à venir, tant ils font grand cas de la protection de la santé des personnes plus vulnérables. Il y a donc lieu de nous étonner que les jeunes se plient si bien à ce qu’on leur demande, plutôt que de nous scandaliser des « partys » privés hypermédiatisés, mais en réalité peu fréquents.

Au lieu de reprocher aux jeunes leur prétendu manque de compassion et de respect pour leurs aînés, il faudrait leur reprocher leur manque de prévoyance, lui-même dû à un manque d’expérience, comme le font parfois leurs aînés. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, comme le dit le proverbe. Mais les jeunes pourraient savoir si leurs aînés (c’est ainsi que vieillesse pourrait), loin de s’en tenir à de vagues récriminations, se donnaient la peine de leur expliquer et de leur faire sentir ce qui résultera et ce qui résulte déjà des sacrifices auxquels ils consentent de bon gré sous prétexte de protéger la santé des personnes plus vulnérables ; et manifestaient clairement que non seulement ils ne leur demandent pas ces sacrifices, mais qu’ils refusent aussi que leurs porte-parole autoproclamés – les chefs politiques, les autorités sanitaires et les journalistes – les réclament en leur nom et les enferment dans le rôle de pauvres victimes (certainement pas le plus beau rôle qui soit), en s’imaginant ainsi accomplir un acte d’une grande moralité et d’une grande utilité sociale.

Car une chose est évidente : l’avenir, la prospérité et la santé de notre société et même de notre civilisation convergent avec les intérêts des plus jeunes d’entre nous. C’est pourquoi leurs intérêts doivent être une priorité pour nous, et que ceux de leurs aînés ne sauraient raisonnablement constituer pour nous, en tant que société et civilisation, une priorité absolue, contrairement à ce qu’on entend parfois dire. Il faut bien reconnaître que cet avenir n’est plus entre vos mains, vous qui êtes nos aînés, pas plus qu’il n’est entre les mains de ceux qui, comme moi, ont déjà atteint la quarantaine depuis quelques années, et qui voient la cinquantaine approcher à grands pas. Ce qui ne veut pas dire non plus que l’on doive faire comme si nos intérêts n’existaient pas, et comme si nous étions déjà dans la tombe.

N’oublions pas qu’il y a des morts pires que celles dues au Virus. N’oublions pas qu’il y a aussi des vies qui sont pires qu’elles. N’oublions pas que ces morts et ces vies, que nous pourrions tous connaître dans une certaine mesure, malgré notre âge plus ou moins avancé, seront l’héritage que nous laisserons aux jeunes si nous persévérons à lutter contre le Virus en méprisant leurs intérêts. Car que vaudrait une vie caractérisée par une certaine pauvreté et, pour plusieurs, par une misère crasse ; se résumant à des décennies à occuper des emplois minables et à être exploité ; essentiellement organisée par les décisions autoritaires des autorités politiques et sanitaires ; et dans une grande mesure dépourvue des libertés et des plaisirs nécessaires à la joie de vivre ?

Ne seriez-vous pas, ne serions-nous pas tous des égoïstes sans compassion si nous acceptations de condamner nos cadets à une pareille existence ? Ne ferions-nous pas preuve d’un grand culot en les accusant d’être des égoïstes et de manquer de compassion pour obtenir d’eux de plus grands sacrifices ? Ne serions-nous pas coupables d’un manque impardonnable de prévoyance quant à l’avenir de notre société et de notre civilisation, quant aux intérêts des jeunes, et quant à nos intérêts aussi, sauf si nous prévoyons mourir d’ici quelques mois ?

J’en reviens à vous, nos aînés, pour vous demander comment vous voulez que l’on se rappelle de vous.

Comme la génération au nom de laquelle on a gâché l’avenir des générations plus jeunes et de notre société, et qui y a consenti par son silence ? Comme la génération qui s’est confinée dans le rôle de pauvre victime qu’on lui a attribué ? Comme la génération qui a accepté qu’on fasse du souci exagéré de sa santé la priorité absolue qui détermine nos politiques en matière de santé, d’éducation, de culture, d’économie et de libertés individuelles, c’est-à-dire la vie que l’on peut et pourra mener ?

Ou comme la génération qui a su mettre les pendules à l’heure et empêcher de se poursuivre une erreur monumentale capable de détruire l’avenir des générations plus jeunes et de notre société ? Comme la génération qui a trouvé insultant d’être traitée comme des enfants par tous ceux qui osaient parler en son nom comme si elle n’était plus capable de le faire, et qui affectaient une attitude protectrice à son égard ? Comme la génération qui s’est liguée contre le prolongement de l’état d’urgence sanitaire, et qui a refusé publiquement qu’on érige en idéal de société la protection de sa santé ?

Sachez que vous disposez d’une puissance et d’une crédibilité morales que vos concitoyens pourraient difficilement avoir. Nul ne pourra vous accuser de manquer de compassion envers les personnes vulnérables ou d’être des égoïstes.

Qu’attendez-vous donc pour user de cette puissance et de cette force !

Mais si cela ne suffit pas à vous convaincre, sachez que les bonnes dispositions de vos cadets pourraient être remplacées, d’ici quelques années, par de l’animosité, quand ils auront à vivre avec les effets des grands sacrifices faits pour vous. Quand le Gouvernement passera aux mesures d’austérité, quand il mettra la hache dans les prestations des retraités et le système de santé sous prétexte de redresser les finances publiques et de payer les dépenses encourues durant la crise sanitaire, il pourra compter sur leur soutien. Certes, cela leur nuira aussi, car ils auront aussi besoin du système de santé et, plus tard, du régime de retraite. Mais ils n’en agiront pas moins contre leurs propres intérêts, comme vous êtes vous aussi en train d’agir contre vos propres intérêts, et comme vous continuerez peut-être de le faire. Ils manqueront de prévoyance, comme vous en aurez vous aussi manqué.

C’est ainsi, entre autres, qu’on pourrait vous faire payer la note pour les sacrifices réclamés de vos cadets en votre nom, et auxquels vous avez consenti par votre silence. Du moins en sera-t-il ainsi si vous continuez à vous taire.