Ampleur de notre dépendance (1)

Nous sommes tellement dépendants, individuellement et collectivement, qu’on dirait que nos sociétés soi-disant démocratiques se sont développées sous le signe de la dépendance.

En tant que travailleurs, nous sommes dans la dépendance des employeurs qui nous donnent un salaire en échange de notre travail, sans lequel nous ne pourrions pas « gagner notre vie », et qui en profitent pour exiger de nous toutes sortes d’attitudes et de comportements qui n’ont rien à voir avec ce que nous avons à faire et qui, assez souvent, nuisent à ce que nous avons à faire.

En tant que clients, nous sommes dans la dépendance des grandes entreprises qui réussissent à écarter leurs concurrents et à imposer leurs produits et leurs services grâce au lobbyisme, à la soi-disant propriété intellectuelle, aux accords de soi-disant libre-échange, aux campagnes de publicité, à la réduction de leurs coûts par la relocalisation de leurs usines et de leurs services dans des pays où les salaires sont plus bas qu’ici et où les conditions de travail sont plus mauvaises qu’ici.

En tant que citoyens ou plutôt électeurs, nous ne disposons d’aucun pouvoir politique direct, et nous dépendons de députés qui eux-mêmes sont dans la dépendance des partis politiques auxquels ils appartiennent ou des chefs qui dirigent ces partis, lesquels vivent dans un autre monde que nous, ne peuvent pas et ne veulent pas comprendre quels sont nos problèmes, et dépendent pour leur part des élites économiques qui contrôlent les médias de masse et qui peuvent les empêcher de prendre le pouvoir ou le leur faire perdre grâce à des campagnes de publicité ou de propagande contre eux, en concertation avec leurs adversaires politiques plus dociles.

En tant que contribuables et usagers des services publics, nous dépendons d’organismes bureaucratiques qui sont moins soucieux de nous rendre accessibles les services que nous jugeons utiles, que de nous faire utiliser ou de nous imposer des services dont dépendent leur importance dans l’appareil étatique et leur financement public et parfois privé, et qui servent les intérêts des partenaires privés avec lesquels ils collaborent et qui peuvent procurer aux décideurs de la fonction publique toutes sortes d’avantages, pécuniaires, professionnels ou autres.

Et il y a les banques dont nous dépendons pour déposer notre argent, pour faire des transactions (que nous soyons acheteurs ou vendeurs) et pour obtenir des prêts afin d’étudier ou d’acheter une maison, et qui en profitent pour spéculer avec notre argent, pour se prendre une marge de profit sur toutes nos transactions, pour surveiller et documenter ces dernières, et pour nous saigner en nous demandant des intérêts pendant des années ou des décennies pour rentabiliser un capital qu’elles n’ont pas vraiment et qu’elles ont créé quand elles nous l’ont prêté, contrairement aux usuriers à l’ancienne mode, qui au moins prêtaient l’argent qu’ils avaient.

Et il y a aussi les grandes chaînes d’alimentation et les grandes compagnies du secteur alimentaire dont nous dépendons grandement pour nous nourrir, qui augmentent les prix pour conserver d’importantes marges de profit et garder leurs actionnaires contents, qui réduisent progressivement et subrepticement le volume ou le poids de produits vendus pour nous arnaquer et qui empoisonnent ce que nous mangeons avec des insecticides et des agents de conservation pour augmenter la productivité, réduire les pertes et surtout accroître leurs profits.

Et il y a aussi les médias de masse dont beaucoup d’entre nous dépendent, et dont nous devrions tous dépendre, pour être au courant des événements importants, pour connaître les faits, pour nous protéger contre la désinformation, la propagande et les théories du complot, pour apprendre quels experts connaissent et disent la vérité, pour savoir qu’il faut « croire en la Science », et pour nous dire ce qu’il faut penser de presque toutes les choses qui importent, alors qu’on y propage des « informations » qui passent pour vraies simplement parce qu’on les régurgite en chœur, alors qu’on y étouffe les manifestations sérieuses et libres d’esprit critique en mentant et en pratiquant la censure et le dénigrement.

Et il y a aussi les grandes compagnies d’informatique dont nous dépendons pour faire fonctionner nos ordinateurs et nos téléphones mobiles et pour obtenir les logiciels gratuits ou payants requis pour nos études ou notre travail, qui en profitent pour collecter toutes sortes de données sur nous et nous surveiller et qui, grâce à des politiques d’obsolescence programmée, nous obligent à acheter régulièrement de nouveaux appareils.

Et il y a aussi les forces policières et les forces armées dont nous dépendons pour être protégés, qui ont de plus en plus le monopole de la possession des armes et de l’usage légitime de la force, et qui peuvent en user contre nous pour appliquer les lois, les règlements et les décrets grâce auxquels nos gouvernements abusent de leur pouvoir, pour défendre les intérêts des élites économiques ou pour réprimer les mouvements d’opposition.

Et il y a enfin les autorités sanitaires sous la tutelle desquelles nous avons vécu depuis deux ans, qui nous traitent comme des enfants, et qui décident à notre place ce que nous avons le droit de faire et ce que nous n’avons pas le droit de faire, qui nous avons le droit de rencontrer et qui nous n’avons pas le droit de rencontrer, où nous avons le droit d’aller et où nous n’avons pas le droit d’aller en fonction de l’idée qu’elles se font de « l’évolution de la situation épidémiologique » et du niveau de risque supposément lié à notre statut vaccinal.

Le plus grave, c’est que nous ne subissons pas seulement toutes ces formes de dépendance, mais que beaucoup d’entre nous s’en accommodent fort bien et les désirent même. Selon plusieurs d’entre eux, on n’en ferait pas assez. Les choses ne peuvent donc que s’aggraver, nos maîtres ayant tout intérêt à mettre à profit le consentement explicite ou implicite de beaucoup de ceux qui vivent dans leur dépendance pour étendre cette indépendance.


Mais pour bien évaluer notre degré de dépendance, il ne faut pas seulement nous intéresser aux relations de dépendances qui nous affectent directement. Il existe d’autres relations de dépendance dont nous nous apercevons moins souvent parce qu’elles nous affectent moins directement et sont difficilement perceptibles tant que les choses ne se mettent pas à aller mal. Ces relations de dépendance indirectes peuvent aggraver les effets nuisibles des relations de dépendance directes, et même contribuer à créer de nouvelles relations de dépendance, qui auront à leur tour des effets nuisibles susceptibles de se combiner avec les effets des relations de dépendance déjà existantes.

Allons à la racine du problème, c’est-à-dire la dépendance énergétique, la dépendance alimentaire et la dépendance manufacturière, dont les effets commencent déjà se faire sentir durement dans plusieurs pays occidentaux, et se feront sentir encore plus durement dans quelques mois, surtout si les gouvernements occidentaux décident de faire durer encore longtemps les sanctions économiques prises contre la Russie et décident d’en prendre de semblables contre la Chine.

En raison des ressources naturelles disponibles dans nos pays respectifs et aussi des politiques énergétiques qui y sont en vigueur depuis plusieurs années et qui sont généralement motivées par une idéologie très dogmatique et peu pragmatique, nous sommes de plus en plus en plus dépendants d’importations étrangères pour faire rouler nos véhicules, pour chauffer nos maisons et pour la consommation générale en hydroélectricité des domiciles privés et des entreprises. Pour les pays qui ne comptent pas parmi leurs ressources naturelles du pétrole et du gaz naturel, et qui ne disposent pas de rivières et de fleuves dont le débit est suffisant pour avoir de grands barrages hydroélectriques, et d’un territoire assez grand pour se permettre d’en inonder une partie, c’est la dépendance sur toute la ligne. S’ils sont la cible d’un embargo économique les visant directement, ou s’ils sont affectés par des sanctions économiques visant des pays exportateurs de pétrole et de gaz naturel, leur approvisionnement en énergie est menacé. Il s’ensuit une importante hausse des prix de l’essence, du chauffage et de l’électricité (pire que celle qui affecte les pays qui dépendent beaucoup moins des importations) et il se peut qu’on impose un rationnement de l’énergie et qu’il y ait des pénuries, par exemple pendant l’hiver. Cette hausse des coûts énergétiques et ces difficultés d’approvisionnement peuvent certainement avoir des effets très nuisibles sur d’autres secteurs de l’économie. Le coût de production et de transport des marchandises, dont les denrées alimentaires, se trouvent lui aussi à augmenter. Ce sont les consommateurs qui devront payer la facture, s’ils en sont capables, ce qui les appauvrira considérablement. Certaines entreprises cesseront d’être rentables en raison de la forte augmentation des coûts énergétiques, alors que d’autres, qui œuvrent dans des secteurs industriels où la consommation énergétique est importante, pourraient ne plus disposer de l’énergie nécessaire pour poursuivre leurs activités, devoir fermer leurs portes et mettre à pied de nombreux travailleurs.

À cause des politiques agroalimentaires de nos gouvernements et des traités de soi-disant libre-échange, nos pays sont dans une situation de dépendance alimentaire directe ou indirecte en ce qu’ils doivent importer une partie plus ou moins importante des aliments que nous mangeons (laquelle peut augmenter de manière significative pendant l’hiver, comme c’est le cas au Canada), ou en ce qu’ils doivent importer des produits nécessaires à la production des aliments sur leur territoire, par exemple des engrais. Il est indéniable qu’une autonomie alimentaire totale, si on entend par là l’absence d’importations, est impossible ou très difficile à atteindre. Par exemple, je vois mal comment nous pourrions produire en grande quantité des agrumes au Canada étant donné notre climat, même en utilisant des serres. Mais là n’est pas la question. Ce qui importe, c’est que les pays où nous habitons soient en mesure, autant que faire se peut, de produire sur leur territoire assez de denrées alimentaires pour nourrir leur population en temps de crise et de rester en bonne santé, en tenant compte du climat et de ce qu’il est possible de faire pousser dans des serres pendant la saison morte. Les pays qui dépendent des importations alimentaires s’exposent à des difficultés d’approvisionnement, une hausse importante et rapide des prix, ainsi qu’à d’éventuels rationnements et pénuries, quand ils sont la cible d’un embargo économique ou quand des sanctions économiques sont prises contre des pays exportateurs de denrées alimentaires ou d’engrais nécessaires à la production. Ces problèmes sont aggravés quand la production de nourriture dans les pays exportateurs et son transport d’un pays à l’autre sont affectés par l’augmentation du prix du carburant et sa rareté, ou encore quand les populations locales, parfois déjà pauvres, voient leurs conditions de vie se dégrader dramatiquement et quand il en résulte des troubles sociaux et politiques susceptibles d’affecter les récoltes.

Dans un contexte de mondialisation de l’économie, les pays où nous habitons ont été grandement désindustrialisés depuis quelques décennies. De nombreuses usines qui se trouvaient en Amérique du Nord ou en Europe ont été fermées, et les entreprises multinationales ont déplacé leur production dans des pays où les coûts sont moindres et où il est plus facile d’exploiter la main-d’œuvre. Nous dépendons grandement d’importations pour plusieurs produits achevés (vêtements, chaussures, meubles, ordinateurs, téléphones, appareils photographiques, caméras vidéo, écrans, ampoules électriques, etc.) et pour des pièces et des composants électroniques qui sont nécessaires à la fabrication de produits achevés dans des usines toujours situées chez nous (électroménagers, voitures, camions, autobus, trains, machinerie agricole, machinerie lourde, machinerie forestière, etc.). Nous pouvons aussi nous demander si nous ne dépendons pas grandement de produits achevés, de pièces et de composants électroniques importés d’Asie pour l’entretien et la réparation des stations de production d’électricité, des barrages hydroélectriques (je pense par exemple aux turbines), des réseaux de distribution d’électricité (lignes électriques, transformateurs, postes électriques, disjoncteurs) et des systèmes de protection de ces réseaux. Les mêmes questions devraient être posées à propos de l’entretien, de la réparation et de la mise à niveau des infrastructures informatiques nécessaires pour garder en état de marche le réseau Internet et les systèmes et les serveurs utilisés par les organismes publics, les entreprises privées et les institutions financières, sans lesquels les services offerts par ces organismes et ces entreprises ne seraient plus accessibles et sans lesquels il ne serait plus possible d’acheter quoi que ce soit, pas même de la nourriture, sauf en utilisant de l’argent comptant, à supposer qu’on trouve comment en retirer en cas de panne d’électricité généralisée ou de plantage des systèmes informatiques des institutions financières. Cette dépendance industrielle nous expose donc à de sérieux problèmes d’approvisionnement et même à des pénuries si nos gouvernements, peu éclairés et sous les pressions du gouvernement américain, décidaient d’imposer des sanctions visant les exportations chinoises sous prétexte d’un conflit à propos de Taïwan (qui remplacerait l’Ukraine) qu’alimentent les États-Unis, et visant peut-être aussi l’Inde, à cause d’un refus probable de se positionner contre la Chine (comme elle a déjà refusé de se positionner contre la Russie).

Revenons maintenant à la dépendance politique, dont j’ai parlé dans la première partie de ce billet, afin de la mettre en relation avec la dépendance énergétique, alimentaire et industrielle. J’ai déjà dit comment nous vivons dans la dépendance de gouvernements qui n’ont pas à nous rendre des comptes et qui dépendent de puissantes élites économiques dont ils défendent les intérêts. Il faut ajouter que nos gouvernements dépendent des États-Unis, dont ils sont des vassaux, directement comme au Canada, ou par l’intermédiaire de l’Union européenne, elle-même vassale des États-Unis. Ainsi nos gouvernements n’ont pas une politique étrangère autonome, et doivent régler celle-ci sur celle des États-Unis. C’est en raison de cette double ou triple dépendance politique, à la fois incompatible avec la démocratie et la souveraineté nationale, que nous nous trouvons depuis longtemps en situation de dépendance énergétique, alimentaire et industrielle, et que nous devons maintenant subir les conséquences désastreuses des décisions prises par nos gouvernements vassalisés à l’encontre de la Russie et, peut-être plus tard, à l’encontre de la Chine, et peut-être aussi de l’Inde.


Nous sommes vraiment dans de beaux draps, car comment croire à une véritable sortie de crise en restant à l’intérieur de l’ordre politique actuel, puisque ce sont les relations de dépendance qui le caractérisent qui ont en grande partie causé ou rendu possible la crise actuelle ?

Même si le gouvernement américain et nos gouvernements vassaux finissaient enfin par retrouver la raison, par reconnaître ouvertement que les sanctions économiques n’affaiblissent pas la Russie, n’ont aucun effet sur le déroulement de la guerre, ne font que détruire l’économie des pays occidentaux et notre niveau de vie, et réussissaient à limiter les dégâts et à réparer les pots cassés (ce qui ne serait assurément pas facile à faire), ces relations de dépendance continueraient d’exister et pourraient bientôt être à l’origine d’autres problèmes aussi graves ou encore plus graves. Sans compter que nos gouvernements, qui ne veulent certainement pas reconnaître publiquement qu’ils se sont trompés sur toute la ligne ou qu’ils nous ont menés en bateau, pourraient réussir à trouver une porte de sortie servant à nous dissimuler leurs échecs ou à détourner notre attention d’eux. Et quoi de mieux, pour atteindre cette fin, que de générer de nouveaux problèmes pour nous, au moins aussi graves que ceux qu’on veut cacher ou faire oublier, et contre lesquels il nous serait difficile de faire quelque chose, étant donné notre situation de dépendance généralisée que cette porte de sortie pourrait très bien renforcer ?

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