À quoi joue le gouvernement fédéral canadien ?

Je ne suis probablement pas le seul à être surpris de la révocation des mesures d’urgence qui ont été ratifiées par la Chambre des communes le 21 février 2022, c’est-à-dire il y a moins de deux jours. Je m’attendais à ce qu’on nous fasse le même coup qu’avec l’état d’urgence sanitaire, qui devait durer le temps d’aplatir la courbe, et qui au Québec est prolongé tous les dix jours depuis presque deux ans. Je suis bien entendu content de cette annonce. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’interroge pas sur les motivations de cette volte-face. Car si le premier ministre nous a dit qu’il mettrait fin aux mesures d’urgence dès que ce serait possible, le parti gouvernemental, lors des débats sur leur ratification, répétait à l’unisson que ces mesures continuaient d’être nécessaires même si les barrages avaient été démantelés et même si le centre-ville d’Ottawa avait été « libéré », afin d’éviter que les manifestants érigent de nouveaux barrages et « assiègent » à nouveau la capitale canadienne. Pourtant la situation a peu changé depuis deux jours. On me permettra donc de douter des paroles de Justin Trudeau et de faire des conjectures sur les raisons de la révocation des mesures d’urgence, lesquelles peuvent se combiner.

  1. Même s’il avait déjà réussi à faire l’essentiel de ce qu’il désirait à l’aide des mesures d’urgence quand elles ont été soumises à la Chambre des communes pour ratification, le gouvernement tenait quand même à obtenir cette ratification des parlementaires, laquelle a une importante valeur symbolique en tant qu’elle atténue le caractère arbitraire et autoritaire de ces mesures. Ce n’est pas seulement le gouvernement qui les a voulues, mais aussi la majorité des représentants élus démocratiquement. Le précédent ainsi créé a plus de poids et pourrait être invoqué plus facilement dans une situation analogue.

  2. Après sa ratification par la Chambre des communes, la déclaration de l’état d’urgence doit être ratifiée par le Sénat canadien, qui dispose d’un droit de veto, et dont les membres votent plus librement que les députés qui doivent suivre la ligne de parti. Des sénateurs ont exprimé ouvertement leurs doutes quant à la légitimité de cette déclaration ou sur la pertinence de prolonger l’état d’urgence après la « libération » d’Ottawa. Même si le rejet de ces mesures par le gouvernement est peu probable (le sénat utilise presque jamais son droit de veto), les sénateurs auraient pu demander des amendements suffisamment importants pour que ça ennuie le gouvernement. Mais j’ai des doutes quant à cette possibilité. Les sénateurs se sont bien accommodés de la situation depuis deux ans. Pourquoi changeraient-ils d’attitude maintenant, d’autant plus qu’ils ne sont pas élus et qu’une fois nommés par le gouverneur général sur l’avis du premier ministre, ils continuent d’occuper leur siège jusqu’à 75 ans ?

  3. Le gouvernement voulait peut-être montrer à la population canadienne que c’est lui qui dirige et que c’est seulement lui qui décide quand doivent prendre fin les mesures d’urgence qu’il a décrété, et non les partis d’opposition. Ainsi le fait de mettre fin aux mesures d’urgence juste après les avoir fait ratifier par la Chambre de communes serait une manière d’affirmer son pouvoir.

  4. Le gouvernement a eu le temps de mettre la main sur les organisateurs du Convoi pour la liberté et sur les manifestants les plus actifs et les plus influents. Et il pourra continuer à enquêter pour entreprendre des procédures judiciaires contre d’autres personnes impliquées de loin ou de près dans les manifestations et dans les barrages. Malgré la fin de l’état d’urgence, ces personnes pourront être jugées et punies sévèrement en fonction des mesures d’urgence qui ont été en vigueur pendant environ dix jours. Le gouvernement s’est aussi donné les moyens de continuer à geler des comptes bancaires grâce à des ordonnances de la Cour, si bien qu’il n’a plus besoin de l’état d’urgence sanitaire pour asphyxier ce mouvement d’opposition et les personnes qui y participent.

  5. Le gouvernement a peut-être voulu éviter de mettre contre lui des personnes qui approuvent les restrictions, qui désapprouvent le Convoi pour la liberté, mais qui trouvent arbitraires, excessifs et dangereux les pouvoirs d’exception qu’il s’est accordés à lui-même. Les premiers ministres de sept provinces canadiennes se sont prononcés contre l’application des mesures d’urgence sur le territoire qu’ils gouvernent (peut-être surtout pour défendre les prérogatives provinciales contre les empiétements du gouvernement fédéral). Des journalistes qui attaquaient le Convoi pour la liberté ont pris position contre ces mesures d’exception. Des organismes de défense des droits et libertés, ainsi que le premier ministre de l’Alberta, ont entrepris de poursuivre le gouvernement fédéral en justice à cause de la déclaration de l’état d’urgence. Sans parler qu’il s’est ainsi attiré l’animosité ou la méfiance d’une partie de la population qui était jusque-là plutôt neutre.

  6. Afin de ne pas avoir à faire face à l’opposition qui commençait à s’organiser, et de discréditer les opposants et les critiques qui exprimaient des doutes à ce sujet et qui disaient que c’était là ouvrir la porte à une sorte de dictature, le gouvernement a peut-être décidé de tenir sa promesse quant à la fin prochaine de l’état d’urgence (laquelle il n’avait peut-être pas l’intention de tenir au départ). Plusieurs de ceux qui ne savaient pas quoi penser de toute cette affaire en concluront que ces opposants et ces critiques se sont simplement trompés, et que le gouvernement a tenu ses promesses et a usé de ses pouvoirs extraordinaires avec modération. Fort de cette confiance chez une partie de la population, le gouvernement pourrait profiter du précédent qu’il vient d’établir pour déclarer l’état d’urgence les prochaines fois qu’il fera face à des mouvements d’opposition d’une certaine ampleur, juste le temps de se donner les moyens extraordinaires qu’il faut pour châtier les opposants. Ce qui n’exclut pas la possibilité que, profitant de l’habitude à ces mesures exceptionnelles temporaires, il en vienne tôt ou tard à faire durer certaines de ces mesures d’urgence, ou à prolonger l’état d’urgence lui-même.

  7. Dans le cadre de la guerre psychologique que le gouvernement mène contre la population canadienne, le fait de dire une chose un jour et de dire le contraire un peu plus tard, et de faire ratifier l’état d’urgence pour le révoquer un peu plus tard, sans donner de raisons valables et convaincantes, est un bon stratagème pour nous rendre confus, pour anéantir le désir d’essayer de comprendre et de prévoir ce que le gouvernement fait, et pour réduire en conséquence nos capacités intellectuelles et notre autonomie. Compte tenu de l’état de passivité croissante dans lequel nous nous trouvons alors, il est plus facile d’obtenir notre consentement et notre obéissance, et même de nous dresser.

N’oublions pas qu’il s’agit ici de conjectures. Il faudra rester sur nos gardes, éprouver ces hypothèses, les abandonner, les modifier ou en faire de nouvelles en fonction de ce qui se passera.