À mes concitoyens vaccinés

Je suis impressionné à quel point beaucoup de personnes vaccinées – pas toutes, heureusement – ne se sentent pas concernées par les restrictions que le gouvernement a déjà imposées, va imposer ou menace d’imposer aux personnes non vaccinées. C’est comme si les personnes non vaccinées – sauf quand il s’agit de la crainte d’être infecté ou de ne pas pouvoir être admis à l’hôpital – vivaient dans un autre pays ou même sur autre planète. C’est comme si elles constituaient une micro-société distincte de la société prise dans son ensemble. C’est comme si les personnes vaccinées et non vaccinées appartenaient déjà à des espèces différentes, entre lesquelles les rapports seraient déjà rares et qu’il faudrait pourtant rendre encore plus rares, afin que les purs ne soient pas infectés par les impurs. Voilà ce qui tend à se produire quand on met à ce point l’accent sur une caractéristique très secondaire, en l’occurrence le fait d’être vacciné ou non, que celle-ci permettrait de classer les personnes en deux catégories bien distinctes, dont l’une constituerait le bon côté et l’autre, le mauvais.

Vous qui êtes vaccinés, sans doute sentez-vous que vous n’êtes pas seulement vaccinés. Vous êtes tant d’autres choses en plus d’être vaccinés. Ce n’est pas le fait d’être vaccinés qui vous définit. À bien y penser, quelle drôle d’idée ce serait de parler des vaccinés comme d’un groupe homogène, en considérant les autres caractéristiques des personnes qui le constituent comme inessentielles. Il y a toutes sortes de personnes parmi les vaccinés, et ce, qu’on envisage les choses du point de vue de la religion, du positionnement politique, de la situation socio-économique et du niveau de scolarité : des étudiants qui tirent le diable par la queue ; de jeunes professionnels carriéristes ; des immigrants incapables de faire reconnaître leurs diplômes ici et vivant de petits emplois instables et mal rémunérés ; des gérants de magasin qui jouissent de leurs petits pouvoirs ; des travailleurs autonomes qui ne veulent pas de patrons ; des gestionnaires de grandes entreprises qui exploitent leurs employés ; des journalistes qui versent dans le sensationnalisme pour attirer le lectorat ; des infirmières qui s’épuisent pour les malades ; des politiciens dont les décisions sont davantage guidées par des visées électoralistes que par l’intérêt public ; des personnes âgées en très mauvaise santé, qui dépendent entièrement du personnel des CHSLD ; des propriétaires de restaurants qui craignent d’être bientôt obligés de fermer définitivement leurs portes ou qui ne voient pas comment ils rembourseront les dettes contractées depuis deux ans ; des bourgeois retraités qui, dans leur grande maison, s’accommodent assez bien de la situation ; des parents qui essaient de faire du télétravail quand leurs jeunes enfants sont à la maison, les écoles étant fermées ; etc.

Alors qu’est-ce donc que les vaccinés, sinon un groupe disparate qui n’existe que dans les statistiques sommaires que les politiciens et les journalistes utilisent quand ils s’adressent à la population ? Par conséquent, il serait simpliste de porter un jugement moral d’ensemble sur les personnes qui constituent ce groupe majoritaire, en partant du seul fait qu’elles sont vaccinées. Pourquoi en irait-il autrement pour les non-vaccinés, qui sont minoritaires ? Ne peut-on pas retrouver dans ce groupe des personnes fort semblables aux personnes qu’on retrouve dans l’autre groupe, quoiqu’en moins grand nombre et dans des proportions différentes ? Pourquoi le statut vaccinal devrait changer les choses du tout au tout, et se substituer aux qualités propres de ces personnes pour rendre possibles des jugements moraux sommaires et généraux, et quand nous voulons établir leurs droits et leurs libertés en fonction de ces jugements faits en bloc, à l’aveugle, selon un seul critère auquel on accorde une importance démesurée ?

En fait, vous qui êtes vaccinés, vous avez probablement plus en commun avec certaines personnes non vaccinées qu’avec certaines personnes vaccinées. Par exemple, il se peut que vous vous entendiez très bien avec des personnes de votre entourage dont vous ignorez le statut vaccinal, ou que vous croyez vaccinées, alors qu’en fait elles ne le sont pas. L’idée que vous vous faites souvent des non-vaccinés, sous l’influence du gouvernement et des journalistes, est tellement éloignée de la réalité que vous ne pouvez même pas imaginer que ces personnes ne sont pas vaccinées. C’est ce qui arrive à mes collègues, qui ne peuvent même pas concevoir que je n’ai pas déjà reçu les deux premières doses de vaccin et que je n’ai pas pris un rendez-vous pour la troisième, tant ils sont persuadés que les non-vaccinés qui n’ont pas d’exemptions médicales sont des illuminés qui croient à toutes sortes de sornettes, ou de méchants égoïstes qui ne se soucient pas le moins du monde de la santé et du bonheur de leurs concitoyens. Même si le portrait très faux que l’on peint des non-vaccinés nuit généralement à leurs intérêts, il a au moins l’avantage de leur procurer un excellent déguisement. Vous comprendrez que les non-vaccinés n’ont pas intérêt à vous détromper. Soit vous vous pensez protégés depuis que vous avez été vaccinés, et vous ne vous souciez pas du statut vaccinal des autres, ce qui est une très bonne attitude, d’après moi. Soit vous craignez quand même pour votre santé et pour le système de santé que les non-vaccinés engorgeraient, le portrait du non-vacciné pourrait éclipser les qualités de la personne non vaccinée qui retirerait son masque, et vous pourriez la traiter comme une sorte d’être impur et dangereux qu’il faut garder à distance.

Il s’avère donc que souvent vous n’êtes pas capables de distinguer une personne non vaccinée d’une personne vaccinée. Même si cela vous fait peut-être peur, ce n’est pas ce sentiment que je veux renforcer chez vous, bien au contraire Je veux plutôt en venir au fait que si vous n’êtes pas capables de faire la différence, c’est que les non-vaccinés ne sont pas les mauvais citoyens ou même les monstres qu’on voudrait faire croire. Ce qui montre que le portrait-type à partir duquel vous croyez pouvoir identifier les non-vaccinés est simplement faux. Il vous faudrait être conséquents et avoir de forts doutes quand on vous suggère d’évaluer le danger que les non-vaccinés représenteraient et de porter des jugements moraux sur eaux à partir de ce portrait falsifié.

Par conséquent, si vous soutenez la réglementation de plus en plus discriminatoire qui vise les non-vaccinés, vous allez nuire à des personnes contre lesquelles vous n’avez rien, et que vous appréciez, estimez ou aimez même. Puisqu’il s’agit de 10 % de la population adulte, non seulement c’est probable, mais c’est presque inévitable. Dans certains cas, vous dépendez de ces personnes, par exemple en tant que travailleurs ou clients. Plus vous acceptez ou tolérez qu’on leur empoisonne la vie, qu’on les tienne à l’écart et qu’on leur empoisonne la vie, plus ce qu’elles vous procurent devient précaire. Autrement dit, vous vous nuisez à vous-mêmes. Par exemple, si on empêche de travailler l’un de vos collègues non vacciné avec lequel vous travaillez étroitement sur un mandat important, croyez-vous que vos supérieurs, qui ont des comptes à rendre à leurs propres supérieures à propos de ce mandat, vous ménageront. Non, ils presseront le citron pour que le travail soit fait dans les délais prévus, quitte à vous épuiser ou à vous rendre malades. Ou si on revient à la charge avec l’obligation vaccinale pour le personnel de santé, vous pourriez avoir à vous chercher un nouveau médecin de famille, et vous retrouver sur une liste d’attente où vous resterez pendant cinq ans. Dans ces deux cas et dans bien d’autres encore, croyez-vous vraiment gagner quelque chose à l’exclusion des personnes non vaccinées ? L’inconvénient de devoir travailler pour deux, avec les conséquences que cela peut avoir sur votre santé physique et psychologique, n’est-il pas beaucoup plus considérable que les chances supposément plus grandes d’être infectées par un collègue non vacciné – risque dont l’existence ne fait pas d’ailleurs l’unanimité chez les scientifiques –, alors que vous êtes vous-mêmes adéquatement vaccinés et protégés. L’inconvénient d’avoir plus difficilement accès à des soins de santé ne vous paraît-il pas plus grand que l’hypothétique risque d’être infecté lors d’une consultation chez votre médecin ?

Envisageons maintenant les choses à l’échelle sociale. Ce n’est pas rien que de menacer d’exclusion et même de mort sociale 10 % de la population adulte, soit environ 600 000 personnes, pour un virus qui aurait causé environ 12 000 décès au Québec en presque deux ans, et dont la plupart étaient des personnes en fin de vie et qui avaient des comorbidités. C’est ce qu’on peut appeler sans exagération une mesure disproportionnée.

Celles des 600 000 personnes qui finiront par se faire vacciner, en raison des restrictions qu’on leur impose, auront beaucoup de rancœur envers le gouvernement et leurs concitoyens qui ont appuyé et même réclamé ces restrictions et, éventuellement, l’obligation vaccinale. Puisqu’il s’agit de quelques centaines de milliers de personnes, ce n’est certainement pas bon pour la stabilité de notre société. Je dirais même que c’est potentiellement explosif.

Quant aux personnes non vaccinées restantes, celles qui refuseraient d’obtempérer, leur aversion pour le gouvernement et leurs concitoyens qui n’ont que faire de leurs libertés et leurs droits, seraient très fortes et alimenter par les restrictions qui s’accumuleraient. Ce serait s’illusionner de croire qu’elles vont toujours se laisser faire. Certaines défieront ouvertement le gouvernement en ne respectant pas ses décrets. D’autres agiront moins ouvertement. Plusieurs pourraient même s’organiser pour résister, ouvertement ou subtilement, aux décrets du gouvernement. Ce qui implique que ce dernier devra renforcer les mesures de surveillance et de contrôle. Dans l’hypothèse où on en viendrait à en imposer un couvre-feu seulement aux personnes non vaccinées, à leur interdire l’entrée à presque tous les commerces – y compris les supermarchés, sous prétexte qu’elles n’auraient qu’à se faire livrer leur nourriture – et même à les confiner à domicile, il faudra déployer des policiers, des agents de sécurité, et pourquoi pas même des soldats, dans tous les espaces publics pour intercepter les non-vaccinés qui ne respecteraient pas ces restrictions. Ce qui veut dire que les vaccinés, même s’ils ne sont pas assujettis à ces mesures sanitaires, seraient néanmoins l’objet d’une surveillance continuelle et de contrôles récurrents dans la rue et dans l’entrée de tous les commerces, puisqu’ils seraient toujours soupçonnés d’être peut-être des non-vaccinés. C’est en soi-même déjà déplaisant et même étouffant d’être soumis à cette surveillance et ces contrôles, et d’avoir à présenter plusieurs fois par jour votre passeport sanitaire et vos papiers d’identité. Mais il y a pire. Même si vous êtes vaccinés et êtes autorisés à circuler dans les rues le jour et le soir et à entrer dans tous les commerces, des incidents déplaisants se produiront inévitablement. Vous pourriez même avoir des ennuis. En raison du zèle des personnes chargées de veiller à l’application des mesures dites sanitaires visant spécialement les non-vaccinés, ou de simples abus de pouvoir, ou du profilage dont vous pourriez être la cible, ou encore d’erreurs ou de cafouillages bureaucratiques, on pourrait s’imaginer que vous n’êtes pas en règle, ou vous accuser de détenir un faux passeport sanitaire, comme cela arrive toujours quand l’esprit policier s’étend dans une société.

Donc, même si vous êtes adéquatement vaccinés, vous voyez que l’application des mesures draconiennes que le gouvernement pourrait prendre contre les non-vaccinés pourraient avoir aussi des répercussions pour vous. Posons la question franchement : vous semble-t-il proportionné de faire plusieurs pas en direction d’un État policier pour contraindre les 10 % de non-vaccinés à se faire vacciner, sous prétexte de résoudre des problèmes de saturation des hôpitaux qui existaient bien avant le début de la campagne de vaccination, et qui continueraient d’exister après la vaccination de l’entièreté de la population québécoise ? N’oubliez pas que les mesures sécuritaires, quand elles apparaissent, ont tendance à rester pour de bon et même à s’étendre. La question n’est donc pas tant de savoir si nous sommes vaccinés ou non vaccinés, mais si nous voulons vivre dans une société de surveillance et de contrôle généralisés.

Ajoutons qu’en tant que personnes adéquatement vaccinées, vous êtes considérées adéquatement vaccinées seulement aussi longtemps que le gouvernement le dit. Le voilà qui annonce déjà qu’éventuellement, l’injection de la troisième dose de vaccin sera nécessaire pour conserver votre passeport sanitaire. La même chose pourrait se produire avec l’injection d’une quatrième dose, spécialement conçue contre Omicron et dont la mise en marché est prévue pour le printemps 2022. Et qui sait s’il n’y aura pas une cinquième dose l’été ou l’automne prochain, pour protéger contre quelque autre nouveau variant, et qui serait elle aussi requise pour conserver le fameux passeport. Les personnes adéquatement vaccinées que vous êtes, si elles en venaient à se dire que ça suffit, se retrouveraient à passer dans les rangs des non-vaccinés dont elles se dissocient souvent présentement, et qu’on tiendrait encore une fois responsables de l’échec des politiques de santé et des problèmes rencontrés dans les hôpitaux. Ce qui serait très commode pour le gouvernement, qui pourrait rediriger encore une fois la colère de la population contre les non-vaccinés, qui sont des boucs émissaires renouvelables en raison de la redéfinition de ce qu’on entend par adéquatement vacciné. Et les mesures restrictives visant strictement les non-vaccinés – avec tout l’appareil de surveillance et de contrôle des non-vaccinés et des vaccinés – se pérenniseraient afin de faire sentir à la population que les coupables, c’est eux. Bref, les chaînes qu’on est en train de forger pour les non-vaccinés peuvent très bien servir à enchaîner les vaccinés, qui sont d’ailleurs des non-vaccinés en puissance qui s’ignorent, le statut vaccinal n’étant pas permanent, car on n’est pas vacciné une fois pour toutes.

Remarquons maintenant qu’avec l’élargissement et la pérennisation des restrictions s’appliquant spécialement aux non-vaccinés, et les efforts de surveillance et de contrôle des déplacements que leur application exige, il se pourrait qu’on ait recours à des dispositifs technologiques pour automatiser cette surveillance et ces contrôles, pour que ça ne devienne pas trop lourd et que ça soit applicable. Et ces nouveaux dispositifs pourraient procurer à notre gouvernement les moyens d’élargir et de radicaliser la surveillance et le contrôle de la population, pour la faire porter sur autre chose que le statut vaccinal. Il ne faut pas prendre à la légère les déclarations récentes de plusieurs membres des gouvernements occidentaux, dans lesquelles on peut observer un dangereux glissement : il ne s’agit plus seulement de tenir les non-vaccinés responsables de maux d’ordre sanitaire, mais aussi de les considérer comme des mauvais citoyens, voire comme des non-citoyens, qu’il faudrait punir et tenir à l’écart du corps social.

À ceux qui pourraient penser que mon imagination s’emballe et que je dis des choses farfelues, je rappelle qu’à l’été 2020, l’idée d’un passeport vaccinal était inconnu de la plupart d’entre nous. Puis quand elle a commencé à être diffusée, c’était une invention sortie du cerveau malade des complotistes, disait-on. Ensuite nos gouvernements ont commencé à dire qu’ils étudiaient l’idée d’implanter une tel passeport, mais sans dire exactement à quoi il servirait, et en nous assurant que s’il était utilisé, ce serait seulement pour de grands rassemblements et des services non essentiels, de manière temporaire, afin d’accélérer le déconfinement. En septembre 2021, voilà que le passeport vaccinal entre en vigueur, essentiellement pour avoir accès aux bars, aux restaurants, aux cafés, aux salles de spectacles et aux gyms ; et en janvier 2022, voilà qu’il s’applique maintenant à la SAQ et à la SQDC, et bientôt aux magasins de 1 500 m² et plus, y compris les quincailleries, qui pourtant étaient considérées comme des commerces essentiels depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire en mars 2020. Et notre gouvernement nous laisse entendre que ce n’est qu’un début, et que le passeport vaccinal pourrait même être exigé dans presque tous les commerces et lieux publics, y compris les supermarchés qui offrent la livraison. Le mouvement que je crains existe donc bien et il s’accélère. Il serait étonnant qu’il s’arrête de lui-même. Et comme des dispositifs de surveillance et de contrôle que nous jugions impossibles et inadmissibles il n’y a pas si longtemps sont maintenant en train de se déployer, il ne faudrait pas commettre la même erreur une deuxième fois, et encore moins nous accommoder de la nouvelle normalité qu’on nous impose.

Ne nous laissons donc pas diviser en fonction de notre statut vaccinal, comme aimerait le faire notre gouvernement pour ne pas assumer les conséquences de ses actes et continuer à jouir indéfiniment des pouvoirs exceptionnels qu’il s’est accordés à lui-même et grâce auxquels il détruit notre société et nos vies. Si nous ne sommes pas assez futés pour ne pas tomber dans le panneau et pour passer par-dessus nos différences de statut vaccinal – qui ne sont qu’un détail comparativement aux dangers sociaux et politiques qui nous menacent –, si nous jouons plutôt le jeu du gouvernement en nous entre-déchirant, je ne donne pas cher de notre liberté, ou de ce qu’il en reste.

Je termine avec un passage de l’autobiographie d’Arkadian Porphyritch Marmeladov, agent de la Police d’État de la République socialiste soviétique d’Ircanie dans les années 1970, qui sait certainement de quoi il parle :

« Assurément, la répression doit elle aussi laisser des moments de répit, fermer les yeux de temps en temps, faire alterner l’indulgence et l’arbitraire, garder un certain degré d’imprévisibilité dans ses décisions, car s’il n’existe plus rien à réprimer, le système entier s’émousse et se rouille. Disons-le franchement : tout régime, fût-ce le plus autoritaire, ne survit que s’il est dans un état d’équilibre instable, qui l’oblige à justifier continuellement l’existence de son appareil répressif, par conséquent il a besoin de quelque chose à réprimer. »